(Variations sur l’UTOPIE)
Platon et moi nous sommes longtemps abreuvés à cette fontaine de joie. Nulle parole n’aurait pu rendre compte de ceci qui venait à nous sur des ailes de Phénix, nous renaissions à notre être, nous le comblions des mille et une faveurs que, d’ordinaire, le quotidien abrasait de sa force de destruction, taraudait du bout de son doigt pourvu des griffes acérées du non-sens. Soudain un nuage sombre plane sur le beau site de l’Atlantide. Sans doute est-il prémonitoire de faits qui pourraient nous déranger, nous ôter au spectacle de pure fascination étendu devant nous. Tel l’aruspice, je devine en ses formes convulsives, en ses encres noires, en sa brutale énergie, la pire prophétie qui se puisse imaginer. Je vois un voile de tristesse gagner les yeux de l’Athénien. Je suppose que son âme s’embrume de quelque funeste présage. Qu’il va peut-être rejoindre son corps, son âme connaissant son tombeau. De sa poitrine, que je sens oppressée, contrariée par la lame du chagrin, j’entends monter la voix du Philosophe. Il récite les dernières phrases du ‘Critias’. Après les points de suspension que l’on croirait ceux du doute, du renoncement à poursuivre une entreprise bien au-dessus des forces humaines, plus rien ne se donne qu’une aire de vaste désolation, comme si l’utopie brusquement interrompue chutait dans le piège étroit du réel, comme si l’Intelligible, pris dans de subits vents ouraniens, se métamorphosait en un Sensible têtu qui, désormais ne connaîtrait plus jamais la vérité de son être, seulement une ornière parmi les ornières du monde. J’écoute avec la plus grande attention les propos de Platon. Ils traduisent la blessure de son âme. Ils disent l’absurdité que décrypte la lucidité dans le chemin exigu qu’empruntent les hommes.
« Telle était la formidable puissance qui s’était élevée dans ce pays, et que la Divinité dirigea contre nous pour la cause que je vais vous dire. Pendant plusieurs générations, tant que les habitants de l’Atlantide conservèrent quelque chose de leur extraction divine, ils obéirent aux lois, et respectèrent le principe divin qui leur était commun à tous ; leurs âmes, attachées à la vérité, ne s’ouvraient qu’à de nobles sentiments ; leur prudence et leur modération éclataient dans toutes les circonstances et dans tous leurs rapports entre eux. Ne connaissant d’autres biens que la vertu, ils estimaient peu leurs richesses, et n’avaient pas de peine à considérer comme un fardeau l’or et la multitude des avantages du même genre. Au lieu de se laisser enivrer par les délices de l’opulence et de perdre le gouvernement d’eux-mêmes, ils ne s’écartaient point de la tempérance ; ils comprenaient à merveille que la concorde avec la vertu accroît les autres biens, et qu’en les recherchant avec trop d’ardeur, on les perd, et la vertu avec eux. Tant qu’ils suivirent ces principes et que la nature divine prévalut en eux, tout leur réussit, comme je l’ai raconté ; mais quand l’essence divine commença à s’altérer en eux pour s’être tant de fois alliée à la nature humaine, et que l’humanité prit le dessus, incapables de supporter leur prospérité, ils dégénérèrent ; et dès lors ceux qui savent voir purent reconnaître leur misère et qu’ils avaient perdu le meilleur de leurs biens ; tandis que ceux qui ne peuvent apprécier ce qui fait le vrai bonheur, les crurent parvenus au comble de la gloire et de la félicité, lorsqu’ils se laissaient dominer par l’injuste passion d’étendre leur puissance et leurs richesses. Alors Jupiter, le dieu des dieux, qui gouverne tout selon la justice, et à qui rien n’est caché, voyant la dépravation de cette race, autrefois si vertueuse, voulut les punir pour les rendre plus sages et plus modérés. Il rassembla tous les dieux dans le sanctuaire du ciel, placé au centre du monde, d’où il domine tout ce qui participe de la génération ; et lorsqu’ils furent tous réunis, il dit : . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . »