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5 décembre 2020 6 05 /12 /décembre /2020 10:13
Lire : une lumière parmi les ombres

***

 

“Chaque lecture est un acte de résistance.

Une lecture bien menée sauve de tout,

y compris de soi-même.”

 

Edmond Jabès - Le livre des questions

 

*

 

   Oui, combien Edmond Jabès a raison. Lire est un acte de résistance. Contre le monde d’abord, ce monde pris de vertige dont le seul viatique est la vitesse, le tout à portée de la main, la frénésie consumériste, l’inféodation au régime matérialiste qui présuppose, menée à son terme,  la disparition de la culture, la réification de la poésie en tant que simple objet, la mise au ban de la littérature, le renoncement à toute vie de l’esprit. Le ludique l’emporte sur tout travail en profondeur, l’iconique et la déferlante des images se substituent progressivement à toute méditation, le vite acquis tient lieu de contemplation. Nomadisme existentiel dont, sans doute, nous sommes les victimes consentantes. Je crois que la sédentarité, l’application supposée pour toute tâche de lecture vraie ne sont plus au goût du jour. Question de mode aussi. Le livre devient le parent pauvre de la toute puissante fièvre médiatique. Le livre lui-même, en tant qu’objet de passion, est supplanté par la liseuse numérique, le support papier s’en trouvant dévalorisé, seul témoin de la galaxie imprimée se diluant dans les lointaines coursives du temps.

   Lire est un acte de résistance contre les Autres. La force irrésistible des mass-médias nivelle les comportements. Il semble qu’il y ait une logique des usages qu’impose le mouvement en avant de la civilisation. Ce qui, hier, faisait le contentement de tous, feuilleter un livre et en lire les pages, est aujourd’hui considéré comme un acte étonnant, sinon héroïque. La fascination pour les écrans est de telle nature que tout ce qui se situe hors de leur périmètre est périmé, obsolète, ne témoignant plus que d’un attachement sentimental à une figure ancienne, dévalorisée. Lire donc, est œuvre de solitaire perdu au milieu d’une foule qui, consciemment ou non, se livre à un genre d’autodafé.

   Lire est un acte de résistance contre soi-même. Oui, car s’il ‘sauve de tout’, c’est bien parce que l’on aura lutté contre ses propres tendances primaires, à savoir une naturelle facilité qui nous eût portés en direction de quelque spectacle immédiatement investi de plaisir. Oui, lire est une exigence. Oui, lire implique le recours à une volonté. Oui, lire n’a parfois rien d’une évidence et ce caractère lui confère toute sa valeur.

 

   Quelques étapes sur un chemin de lecture

 

   Matin très tôt, fin d’automne. Adolescence. Le jour se montrera, bien plus tard. Dehors un fin brouillard poudre les réverbères du village. Personne n’est encore levé dans la maison. Nul bruit, comme si un silencieux tapis de neige recouvrait le paysage. Je suis descendu dans la cuisine, ai croqué une pomme pour faire la transition entre sommeil et veille. Un peu d’eau fraîche sur le visage. Sur la table, les trois tomes des ‘Confessions’ de Rousseau. Classiques Plon. Couverture grise, austère. En page de garde la reproduction d’une peinture de Latour représentant l’Auteur. A cette époque les pages réunies en cahiers ne sont pas massicotées, si bien qu’il faut se munir d’un coupe-papier avant de pouvoir lire. Plaisir renforcé que de se savoir le lecteur d’un ouvrage vierge. Mes livres d’alors je les commande d’occasion à la ‘Librairie Lardanchet’ à Paris. Toujours une belle émotion lorsque le facteur apporte un colis dont, par avance, je savoure le contenu.

   Cet amour des livres remonte à l’école primaire. Mon livre de lecture du Cours Moyen 2° année, ‘La lecture littéraire et le français’ est, objectivement, ce qui a assuré ce mouvement en direction des textes. Le niveau de langage était élevé qui nous proposait des extraits en version intégrale de Victor Hugo, Flaubert, Chateaubriand. Morceaux d’anthologie, en réalité, qui tracent, dans une jeune psychologie, les lignes ineffaçables des affinités, creusent le sillon des intérêts. Tout ceci est encore présent, quelque soixante ans après, avec une étonnante vivacité, eau de fontaine claire à laquelle se régénérer, retrouver ce ‘musée imaginaire’ fécond, plein de ressources infinies.

   Mail il me faut citer les premières lignes des ‘Confessions’, de ce qui devait constituer la matrice future du genre autobiographique dont l’héritage aujourd’hui est un bien pâle reflet, prétexte, le plus souvent, à des considérations solipsistes sans grand intérêt :

   « Je forme une entreprise qui n'eut jamais d'exemple, et dont l'exécution n'aura point d'imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme, ce sera moi. Moi seul. Je sens mon cœur, et je connais les hommes. Je ne suis fait comme aucun de ceux que j'ai vus ; j'ose croire n'être fait comme aucun de ceux qui existent. Si je ne vaux pas mieux, au moins je suis autre. Si la nature a bien ou mal fait de briser le moule dans lequel elle m'a jeté, c'est ce dont on ne peut juger qu'après m'avoir lu. »

   D’emblée j’avais aimé le ton de sincérité de Jean-Jacques, je m’étais senti son proche, en une certaine manière, son confident. Pénétrer ainsi la sensibilité d’un Ecrivain, connaître les événements singuliers qui l’ont façonné, y deviner les empreintes formatrices de l’œuvre, tout ceci me convenait au plus haut point, si bien que poser le livre pour entreprendre une autre tâche équivalait à quitter un Ami cher, consentir à ne pas le revoir durant de longues et interminables journées. La lecture de Rousseau, son ton si singulier, ses idées sur l’éducation, la société, la nature ont imprimé en moi des flux qui, jamais, n’ont connu quelque étiage. Bien au contraire, ils m’habitent avec encore plus de force qu’ils ne le faisaient lors de mes découvertes adolescentes.

   Tout début de l’âge adulte. Je suis confortablement installé dans le bureau de mon Grand- Cousin, fin lettré, spécialiste d’histoire et littérature anciennes, pratiquant assidu des langues mortes, grec, latin et langues sémitiques, féru d’histoire des religions. Une large fenêtre donne sur la vallée. Une lumière douce glisse le long des reliures et des maroquins disposés sur les rayonnages de la bibliothèque. Milliers de livres courant du sol au plafond, étonnante Babel qui me fascine comme rien d’autre ne pourrait le faire. Avant de s’absenter pour la journée - mon Cousin donne des cours à l’Université -, il me conseille la lecture d’un livre qu’il vient tout juste de recevoir, dont il apprécie tout particulièrement la densité, l’anthologie de textes relatifs à la modernité, les commentaires riches qui relient les textes entre eux dans un souci rationnel d’unité. Parlant de cet ouvrage I.... est intarissable. Il le considère comme un livre majeur pour comprendre l’histoire des idées de notre temps. Stimulé par ce vibrant éloge, je ne tarde guère à feuilleter les quelques 800 pages d’écriture serrée de ‘Panorama des idées contemporaines’, textes rassemblés et commentés par Gaëtan Picon. Je me livre à un ‘jeu’ qui consiste à picorer, ici où là, quelques phrases, quelques mots, à butiner quelque étonnant concept, à engranger une subtile métaphore, activité qui ne m’abandonnera plus désormais, plaisir avant-coureur de la lecture proprement dite. Bien évidemment cette broderie autour du texte n’est pas sans faire penser au prélude amoureux, lequel en son temps, portait le nom de ‘flirt’, terme qui sans doute aujourd’hui prêterait à sourire en raison même de sa touchante naïveté.

Pioché au hasard dans ‘Panorama’, cet extrait de ‘L’Evolution créatrice’ de Bergson dont, sans doute, j’avais dû faire le rapide inventaire :

   « L’existence dont nous sommes le plus assurés et que nous connaissons le mieux est incontestablement la nôtre, car de tous les autres objets nous avons des notions qu’on pourra juger extérieures et superficielles, tandis que nous nous percevons nous-mêmes intérieurement, profondément. Que constatons-nous alors ? Quel est, dans ce cas privilégié, le sens précis du mot « exister » ? Rappelons ici, en deux mots, les conclusions d’un travail antérieur. Je constate d’abord que je passe d’état en état. J’ai chaud ou j’ai froid, je suis gai ou je suis triste, je travaille ou je ne fais rien, je regarde ce qui m’entoure ou je pense à autre chose. Sensations, sentiments, volitions, représentations, voilà les modifications entre lesquelles mon existence se partage et qui la colorent tour à tour. Je change donc sans cesse. Mais ce n’est pas assez dire. Le changement est bien plus radical qu’on ne le croirait d’abord. »

   Maintenant, avec le recul de l’âge, j’essaie de remonter le temps, de trouver ces motivations qui me poussaient à lire ceci plutôt que cela, tâchant de repérer en chaque idée la source d’un développement futur. Sans doute puis-je faire les hypothèses suivantes : ce qui devait me plaire au premier chef, cette belle notion d’un subjectivisme teinté d’une profonde intériorité. Oui, j’éprouvais en mon jeune âge tout le degré abyssal qui était contenu dans une simple perception, une sensation, une idée. En effet, comment ne pas être bouleversé par des mots lumineux lorsqu’ils énoncent clairement ce qui, pour vous, se donne en tant que vérité ? Je dirais plus, il y a jouissance à ceci. Jouissance langagière, esthétique, conceptuelle. Votre vie s’éclaire d’un nouveau jour. Votre propre et intime intériorité rejoignant celle, charismatique, d’un grand penseur. Bien évidemment ceci ne veut nullement dire qu’il y avait homologie entre ma balbutiante pensée et celle du Philosophe. Ceci serait pure vanité.

   Non, confluence des affinités, convergence des ressentis. C’est cela même qui est précieux dans l’acte de lecture, partir de son propre ego et faire la rencontre d’une altérité, certes abstraite, éloignée, mais qui vous donne des clés de compréhension personnelles. Premiers jalons sur un chemin de la connaissance intime de qui on est, de la connaissance universelle de qui est le monde. Puis c’était la dimension existentielle qui prenait corps d’une manière à s’insérer dans le flux de la vie quotidienne. Bergson parlait du changement, il en faisait le centre de sa réflexion. A preuve cette phrase donnée plus loin dans le texte : ‘A ce moment précis, on trouve qu’on a changé d’état. La vérité est qu’on change sans cesse et que l’état lui-même est déjà du changement.’ J’étais alors un adolescent confronté à l’épreuve même du changement, période de toutes les métamorphoses, de toutes les expérimentations, de toutes les découvertes. Je présume qu’en moi se menait le bal des multiples oscillations. Je m’inscrivais, sans le savoir, de façon purement intuitive, dans ce beau flux héraclitéen qui était celui-là même de la vie. L’avantage de côtoyer de telles œuvres, fût-ce de de façon fragmentaire, permettait de sculpter en soi une manière d’esthétique de la pensée, l’un des biens les plus précieux qui soient.

   Âge adulte. Je suis dans la salle de lecture du rayon ‘Philosophie’ à la BNF François Mitterrand. Il est tôt et le public des lecteurs est clairsemé. Quelques étudiants studieux parcourent des livres, prennent des notes manuscrites, entrent du texte dans leur ordinateur. Ici, l’ambiance est chaleureuse, feutrée. Présence rassurante du bois blond, du tapis rouge éteint, de la douce lumière diffusée par les lampes. Comme à mon habitude, je parcours les rayons avec quelques titres de livres en tête et ne peux me retenir d’ajouter à ma liste, d’autres titres glanés ici ou là. Gourmandise de lecteur si l’on veut, que Valéry Larbaud avait si bien définie dans le titre de l’un de ses livres ‘La lecture, ce vice impuni’. Si bien que je regagne ma place avec une pile très honorable dont je vais parcourir les pages, espérant trouver une idée à retenir, une bibliographie à noter, un extrait à relever en vue d’une future méditation.

   C’est un grand bonheur que d’être ici présent, centré sur ce qui irradie et illumine la tâche de vivre. C’est un aliment, un nutriment que l’on confie à son métabolisme intellectuel, qui se modifiera - pensons à la leçon bergsonienne -, trouvera son fleurissement ou bien se fanera sur les contours oublieux de la mémoire. Ce qui est très motivant, dans cette recherche constante, c’est l’espoir de trouver une pépite qui, au sein de soi, deviendra un motif de plaisir toujours renouvelé. Ce matin-là, je parcours quelques ouvrages, m’arrêtant sur l’un d’entre eux qui me questionne depuis longtemps, dont je retarde la lecture de crainte que sa nouveauté, sa hauteur de vue, ne me tiennent à distance. Il s’agit de la ‘Phénoménologie de l’Esprit’ de Hegel. Le texte est ardu, presque impénétrable pour celui qui n’a pas étudié la philosophie de façon universitaire. Cependant rien n’est perdu. J’aborderai ce monumental ouvrage de la pensée contemporaine par l’intermédiaire du livre de Kojève ‘Introduction à la lecture de Hegel’ dont le propos est majoritairement centré sur la ‘Phénoménologie’. Mais ici, je donnerai simplement le ‘Texte de présentation aux libraires’, rédigé par Hegel lui-même en 1807 :

   « Ce volume présente le savoir devenant. La Phénoménologie de l’Esprit doit venir en place des explications psychologiques, ou encore des discussions abstraites sur la fondation du savoir. Elle considère la préparation à la Science à partir d’un point de vue par quoi elle est une nouvelle, intéressante et la première Science de la Philosophie. Elle saisit dans soi les diverses figures de l’Esprit comme des stations du chemin par lequel elle devient savoir pur ou Esprit absolu. Elle se décompose en conséquence dans les divisions capitales de cette Science, la Conscience, l’Autoconscience, la Raison observante et opérante, l’Esprit lui-même, comme Esprit éthique, cultivé et moral, et finalement comme [Esprit] religieux dans ses formes diverses. La richesse des phénomènes de l’Esprit, qui au premier coup d’œil se propose comme chaos, est amenée à un ordre scientifique qui les présente selon leur nécessité, dans laquelle les imparfaits se dissolvent et passent dans de plus hauts, qui sont leur plus proche vérité. La vérité dernière, ils la trouvent d’abord dans la Religion, et ensuite dans la Science, comme le résultat du tout. »   (Les accentuations sont de Hegel).

A cette Préface, j’ajouterai le point de vue synthétique tiré des ‘Philosophes.fr’ :

   « Cet ouvrage présente les figures successives que prend l'esprit dans son auto-déploiement vers le savoir absolu : certitude sensible, perception, entendement... et le processus dialectique qui mène d'une figure à l'autre. Il s'agit du premier ouvrage majeur de Hegel, qui a eu un retentissement très important dans l'histoire de la philosophie. » 

   Sans doute cet ouvrage trouvait-il sa place nécessaire après ‘Les Confessions’ de Rousseau, après ‘L’Evolution créatrice’ de Bergson. Si, jusqu’ici, c’est essentiellement du Sujet dont il était question du sein même de sa propre constitution, il devenait nécessaire de dépasser cette notion, donc de se doter du particulier pour aller vers l’universel. C’est ce que faisait Hegel  avec une sublime hauteur de vues dans sa ‘Phénoménologie’, livre pratiquement illisible selon l’opinion des Philosophes les plus éclairés, mais livre reconnu comme l’une des œuvres majeures de la philosophie des temps modernes.

   Ce que je saluais ici, c’était surtout la mise en ordre d’un chaos de l’Esprit qui se métamorphosait en cosmos à la seule puissance d’une pensée fondatrice des concepts les plus élevés. C’était aussi ce chemin semé de stations au cours duquel la Conscience, depuis son expression la plus naïve, gagnait degré par degré, les stades de la Raison pour aboutir au couronnement de l’Esprit absolu, Soleil qui illuminait le parcours humain jusqu’en ses plus hautes altitudes. J’étais fasciné par cette ascension incessante qui, petit à petit, abandonnait sa vêture matérielle pour se doter d’une autre vêture, diaphane, impalpable, limpide énergie spirituelle offerte au sans-limite, débouchant sur un possible Infini. Ce trajet était éblouissant qui faisait de la contingence, de l’immanence, de simples banlieues d’un lieu transcendant qui les accomplissait au gré d’un geste dialectique qui les reconduisait à une ombre native. Ce qui me plaisait aussi, cette idée de Science Philosophique qui, couronnant le tout, occultait une Religion dont je trouvais que, la plupart du temps, elle constituait une explication facile en ce qui concerne l’origine du Monde aussi bien qu’une interprétation trop dogmatique de ses vices et de ses vertus. La foi cédait la place à la Raison et tout était bien ainsi. Il y avait de quoi fonder de nouvelles perspectives. De quoi augmenter son coefficient de liberté.

   Âge adulte, suite. Grande salle de lecture de la BPI du Centre Pompidou. Ici, ce qui est à remarquer, c’est l’esprit différent de ce lieu par rapport à celui de la BNF. Plutôt que l’intime et le confort ‘douillet’, la BPI a privilégié un aspect de ruche livrée au plein jour par l’intermédiaire de ses larges baies vitrées. Le vaste espace n’est nullement cloisonné, tous les genres sont regroupés au même niveau. Impression d’agora, mais d’agora silencieuse, studieuse. Ce que j’aime bien, en réalité, cette alternance du ‘boudoir’ BNF et de ‘l’atrium’ PBI. Ce sont les contrastes qui, toujours, font apparaître les différences de nature, suscitent l’envie, un jour, de retrouver une ambiance feutrée que remplace, un autre jour, une atmosphère plus ouverte, davantage orientée sur la ville, ses mouvements. Comme à mon habitude, nombreux ouvrages que je compulse les uns après les autres, procédant par éliminations successives. Aujourd’hui, le titre que j’ai retenu : ‘Perpetuum mobile - Métamorphose des corps et des œuvres de Vinci à Montaigne’, œuvre de Michel Jeanneret, universitaire genevois. Livre d’assez grand format, abondamment illustré des figures métamorphiques que l’Auteur tente d’expliquer, d’interpréter. Ainsi y trouve-t-on des ‘Têtes grotesques’ de Léonard de Vinci, une ‘Carte de l’Amérique dans le Ptolemaeus’, ‘La Nymphe endormie’ et la liste serait longue encore de cette précieuse iconographie.

   Dès le début du livre, je suis attiré par ce récit mythologique que propose Du Bartas (1544 -1590), faisant de la création divine un poème de 6494 vers, donnant libre cours à sa fantaisie et à ce que l’on nommerait aujourd’hui ‘activité fantastique’. En effet, combien il est tentant de se substituer à Dieu, de se transformer en démiurge parfois facétieux, faisant le monde à sa main ! Ainsi son humeur joueuse invente-t-elle de nouvelles formes dont la Nature n’a pas eu l’idée, par exemple faire de corps inanimés des créatures animales. Mais écoutons Jeanneret :    

   « L’eau produit la salamandre, du feu sort un insecte, le pyrauste, et la liste des transformations, dans une nature où la matière est une matrice, s’étend aux enfantements les plus insolites » :

 

« Ainsi le vieil fragment d’une barque se change

En des Canars volans : ô changement estrange !

Mesme corps fut jadis arbre verd : puis vaisseau

N’aguère champignon, et maintenant oiseau. »

 

   On remarquera avec intérêt, non seulement que les mutations peuvent exister entre différentes espèces, les végétales devenir animales, les animales devenir humaines mais que ces changements affectent également la morphologie lexicale : ‘estrange’ devenant ‘étrange’ au fil du temps. Que le langage, essence de l’homme, soit sujette à de telles variations ne peut que nous interroger. Les mots attestent en leur forme même les constantes variations qui nous affectent, en même temps qu’elles modèlent les successifs visages du monde. Ainsi, à bien y regarder, si un fil rouge peut lier les différents ouvrages qui ont constitué la trame de cet article, l’on s’apercevra aisément qu’il s’agit du thème unique de la métamorphose :

 

Rousseau : métamorphose interne du Sujet

Bergson : métamorphose de la sensation

Hegel : métamorphose de l’Esprit

Du Bartas : métamorphose de la Nature

 

   Quant à supposer qu’il y ait une ‘logique personnelle’ réalisant l’agrégat de ces éléments divers, ceci me paraît évident et doit, selon moi, s’analyser selon les points de convergence de mes propres affinités. Immanquablement nous portons en nous une manière de boussole qui nous guide vers notre orient personnel. La plupart du temps nous n’en sommes nullement conscients, tout comme le nuage glisse dans l’éther sans connaître la cause de son déplacement. Parvenu à ce point du texte, il me semble opportun de reporter cette manifestation du changement, du passage d’un état à un autre, de la conversion, de la mutabilité d’un être en un autre qui le modifie et l’accomplit à la belle intuition hegelienne de ‘l’aufhebung’ (terme intraduisible en français), , laquelle, reposant sur le conflit dialectique inhérent au système du vivant, s’accroit d’un gain au bénéfice d’une perte, ce qui constitue en définitive le moteur essentiel de l’histoire personnelle au regard de l’Histoire universelle.

   Comme si chaque chose en soi portait, tout à la fois, le germe de son expansion et de son retrait, de son ombre et de sa lumière, de son passé et de son futur dont le présent serait la manifestation la plus apparente. Ainsi le Sujet Rousseau progresse-t-il par sauts et rebonds qui sont les certitudes d’aujourd’hui opposées à celles d’hier ; ainsi la conscience bergsonienne mettant en perspective monde intérieur de la subjectivité et monde extérieur de l’objectivité ; ainsi Hegel plaçant l’Esprit aliéné, sourd et aveugle face à l’Esprit absolu qui se sait lui-même ; ainsi Du Bartas qui libère les formes de leur carcan premier, les faisant passer d’une simple léthargie objectale à une préconscience animale ou à une conscience humaine.

   Prise dans cet ensemble compréhensif, la lecture ne serait que ce constant réaménagement d’elle-même en direction de son être toujours en mouvement. Ceci nous pouvons le comprendre aisément au simple motif que la lecture que nous faisions hier d’un Auteur comme Rousseau par exemple, sera aujourd’hui, dans notre âge adulte, bien différente de ce qu’elle était dans notre enthousiasme adolescent. En témoignent parfois quelques notes prises dans les marges du livre qui, à l’instant d’une relecture, ne coïncident guère avec notre perception actuelle des choses. Le temps qui passe est un extraordinaire convertisseur des sentiments, des opinions, des points de vue. Et c’est heureux ainsi. C’est le seul moyen dont nous disposons pour élargir la palette de nos sensations et éviter de chuter dans le moule d’une pensée monolithique. Si le réel n’était qu’un ‘éternel retour du même’, une reproduction à l’identique de ce qui a été, comment pourrions-nous  prendre plaisir à rencontrer à nouveau l’Ami, à relire le livre élu, à parcourir un lieu dont nous aimons le paysage ?

   Ce cheminement à travers quelques livres, quelques textes, je ne saurais le terminer sans citer une nouvelle fois l’Auteur de ‘Julie ou la Nouvelle Héloïse’, en le rejoignant dans l’une des plus célèbres ‘Rêveries du Promeneur solitaire’, celle où, parlant du temps en sa forme mouvante, il célèbre à la fois le prodige de la Nature, la richesse des sensations, la beauté de l’écriture lorsque, mêlant forme et fond accomplis, elle nous pénètre du sentiment d’une étrange beauté :

   « Tout est dans un flux continuel sur la terre : rien n’y garde une forme constante & arrêtée, & nos affections qui s’attachent aux choses extérieures passent & changent nécessairement comme elles. Toujours en avant ou en arrière de nous, elles rappellent le passé qui n’est plus ou préviennent l’avenir qui souvent ne doit point être : il n’y a rien là de solide à quoi le cœur se puisse attacher. Aussi n’a-t-on guère ici-bas que du plaisir qui passe ; pour le bonheur qui dure je doute qu’il y soit connu. À peine est-il dans nos plus vives jouissances un instant où le cœur puisse véritablement nous dire : je voudrais que cet instant durât toujours. Et comment peut-on appeler bonheur un état fugitif qui nous laisse encore le cœur inquiet & vide, qui nous fait regretter quelque chose avant, ou désirer encore quelque chose après ? »

 

  La lecture est un monde merveilleux dont, jamais, nous ne pourrons épuiser le sens. Pour cette raison, nous lisons et lisons encore !

 

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