De la Lituanie, je ne connaissais presque rien, sinon qu’elle jouxtait la Mer Baltique sur sa face occidentale, que les hivers y étaient rigoureux, les printemps de courte durée, les étés assez chauds. Une sorte de plat pays en grande partie couvert de forêts où brillaient, telles des pépites, des milliers de lacs. M’eût-on interrogé sur ses villes que j’aurais seulement nommé Vilnius, ignorant aussi bien Mažeikiai que Kretinga. Vous aurez compris que mes lacunes l’emportaient de beaucoup sur mon savoir. En réalité l’écriture qui m’appelait dans ce pays d’Europe du Nord m’importait bien plus que la géographie qui, vue de Paris, semblait bien monotone. C’est Jalbert, le documentaliste du Journal pour lequel je travaillais qui m’avait informé de cette Résidence d’Ecrivains à quelques encablures de Klaipeda, ville du reste sans grand intérêt, quelques immeubles modernes, passage obligé de la mondialisation, un port illustré de quelques chalutiers attendant l’heure de la pêche.
La Résidence consistait en un vaste chalet de bois teinté en rouge brique. Il était près du rivage de la Baltique. Cinq chambres pour les Résidents. Une salle commune avec une large cheminée. Une grande table où prendre ses repas en compagnie des autres hôtes. La restauration nous était livrée par un traiteur, chaque matin. Je dois dire que je ne raffolais nullement de cette gastronomie rustique. Les harengs aux betteraves, la soupe à l’oseille où flottaient des œufs durs, tout ceci ne m’inspirait guère. Je faisais cependant une exception pour les varškėčia, délicieuses crêpes accompagnées de quelques fraises et d’une coupe de fromage blanc. La plupart de mes collations, je les prenais dans ma chambre. Mes compagnons d’écriture, deux Russes taciturnes, un Biélorusse bavard dont je ne pouvais comprendre la langue, un Polonais mélomane qui chantonnait sans arrêt, tout ceci composait une faune certes des plus sympathiques, mais j’étais venu en Lituanie pour écrire, non pour me distraire au contact d’une foule cosmopolite.
Si bien que je menais une vie de solitaire que ne venaient égayer que quelques rares sorties sur la côte. La plupart du temps j’escaladais le cordon de dunes, trouvais refuge dans un pli de terrain qui me permettait de m’abriter de l’air déjà frais en cet automne débutant. Là, tout à loisir, je pouvais rêver longuement, laisser venir les images de mon futur roman. Ce qu’il me fallait, ceci : la vaste courbure du ciel qui s’inclinait à l’horizon ; le passage, parfois, du moutonnement de nuages gris ; l’irisation blanche de l’eau, une végétation hirsute qui tapissait les flancs des monticules de sable. Ce que j’avais à faire, ici, au milieu du silence à peine troublé par quelque mouvement de la nature, tâcher de trouver l’âme de ce pays, celle de ses habitants aussi. Sans doute le Lecteur s’étonnera-t-il du simple fait qu’il m’eût été plus facile de comprendre l’esprit d’un peuple en le côtoyant. Certes, mais ce serait sacrifier l’imaginaire aux exigences du réel. Or chacun sait qu’un Ecrivain est bien plus déterminé par ses propres songes qu’animé du désir de rendre compte de l’évident, du tangible qui ne sont que les images concrètes de l’ici et maintenant. L’Ecrivain offre du rêve, n’est-ce pas ?
Parfois, m’évadant du site immédiat dans lequel je me trouvais, je pensais au beau roman de Maxence Van der Meersch, ‘La Maison dans la dune’, j’y voyais une manière d’analogie de ma propre situation. En quelque sorte j’étais un Sylvain égaré parmi les brumes du Nord, peut-être une esquisse errante cherchant son double, une écriture, une compagne telle cette Pascaline du roman, simple et innocente, dont la spontanéité en faisait une personne rare, une jeune femme dont on ne pouvait que tomber amoureux. Et je crois bien que j’étais, en effet, ‘tombé amoureux’. Chaque fois que je venais au milieu des dunes, invariablement à la même heure crépusculaire, j’apercevais, se détachant sur les eaux grises de la Baltique, la silhouette d’une ‘Passante’ (c’est ainsi, de cette façon purement abstraite que je l’avais nommée), vêtue d’une longue cape beige, cheveux courts que dissimulait en partie un béret, marchant d’un rythme mesuré, comme si, par son allure, elle avait souhaité coïncider avec ce rivage, avec ses flux gris et blancs de si belle destinée.
Comme à l’accoutumée, ce personnage surgi de nulle part, allant vers un ailleurs invisible, je DEVAIS le faire mien, l’inclure dans mon roman en tant que foyer de sens autour duquel tout tournerait, aussi bien les paysages teintés de brume, le vol blanc des oiseaux de mer, l’appel d’une voile tendue au large vers son immédiate aventure. Savez-vous combien il est irrésistible, pour un Auteur, de faire s’immiscer, dans le cours de son récit, telle image aperçue dans une rue de la ville, telle impression venue d’un sourire croisé au hasard d’une marche, tel flottement d’un regard que cernent des paupières fardées de khôl ? En quelque sorte une irréalité doublant une réalité, un songe se levant de la lumière, une palme se balançant tout contre le dôme souple d’une altérité. Il me fallait cette tonalité un brin mélancolique, une distance de qui-Elle-était, une inconnaissance des choses. Nulle tristesse excessive cependant. Juste une inclination à la poésie. Cette dernière, pour moi tout au moins, est élégiaque ou bien n’est pas. Comment faire se lever la brise du poème si ce n’est à l’aune d’amours chagrines, de soudaines disparitions, peut-être même de la douloureuse mort ? Et ici je pense à la belle citation d’André Chénier dans ses ‘Elégies’ :
« M'ont séduit : l'élégie à la voix gémissante,
Au ris mêlé de pleurs, aux longs cheveux épars ;
Belle, levant au ciel ses humides regards. »
Mais ses ‘humides regards’, je ne pouvais les observer chez cette Inconnue que je n’avais aperçue que de loin. Je ne pouvais différer la rencontre. Connaître celle qui, au fil des jours lituaniens, deviendrait mon Héroïne, nécessité à laquelle je ne pouvais déroger plus longtemps. Un soir de brume diaphane, dissimulant ma propre silhouette derrière la sienne, presque illisible, presque hiéroglyphique tellement sa venue à moi était évanescente, sortant du dédale des rues, nous nous engageons sur le sentier qui conduit au village. Un chapelet de maisons basses s’égrène derrière le cordon dunaire. Le jour n’est plus qu’une vague hésitation à l’exacte pliure de l’âme, là où elle pourrait connaître sa fin dans les limites d’un corps. C’est fragile, une âme, c’est pareil à une papillote de papier de soie. Ça tremble infiniment. Ça n’est rien moins qu’un soi vacillant qui ne connaît ses limites. Ça a la consistance de l’air lorsqu’il s’auréole de perles de pluie. Ça fait son vol stationnaire de colibri, si bien que tout pourrait disparaître d’un simple coup d’aile !
‘Passante’ est entrée dans la seule auberge du village. Parfois j’y fais de rapides visites pour prendre une tasse de thé ou de café. La porte tourne en grinçant. Quelques feuilles poussées par une soudaine bourrasque franchissent le seuil. ‘Passante’ s’est assise à une table. Elle boit délicatement un thé à la bergamote dont l’odeur se diffuse tout autour d’elle, la nimbant d’une plaisante fragrance. Je choisis une table guère éloignée de la sienne. Visiblement elle ne prête nulle attention à ma présence. Sur la table, elle a posé un livre dont je peux apercevoir le titre ‘Élégies de Duino’ de Rainer Maria Rilke. Une phrase me revient en mémoire. Serait-elle prémonitoire d’événements à venir dont ni ‘Passante’, ni moi, ne pourrions halluciner la forme ? Les choses sont si fuyantes, ici, sous cet horizon si bas, sous cette lumière d’opale ! :
« Il nous reste la rue d'hier
et la fidélité d'une habitude
qui s'étant plu chez nous,
n'en est plus repartie. »
Mais de quelle ‘habitude’ sommes-nous investis ? Mon ‘habitude’ est bien réelle, ancrée à la lisière des dunes, avec pour finalité cette image d’Elle qui grésille sur l’écran flou de mes songes. Mais Elle, quelle ‘habitude’ sinon de marcher le long de la côte, de respirer les embruns venus du large, peut-être de méditer sur les malheurs du monde ? Pour elle j’ai autant de présence qu’un phalène succombant à sa propre curiosité sur la vitre d’une lampe. La ‘fidélité’ ne peut jamais se montrer qu’entre deux êtres qui décident d’unir leur sort, de faire route commune. Des destins qui convergent. Les nôtres, par la force des choses, ne peuvent que diverger.
Je souhaiterais tellement que ‘Passante’, par l’effet de quelque curieuse transmission de pensée, puisse capter le rayonnement de mon désir. Non de la désirer, Elle, en son corps de chair, non. La désirer en tant que personnage de fiction, cette manière d’éternité dont se parent tous les rôles dont le roman est le support. Vous le dirais-je enfin, au risque de vous paraître bien éloigné du monde, de ses préoccupations, mes personnages de papier ont bien plus d’importance que ceux des Anonymes dont je croise le chemin, jamais je ne connaîtrai leur vie, leurs secrets, le suc le plus précieux qui les détermine. C’est ainsi, nous frôlons continûment des êtres sans nous y attacher, sans même percevoir ce qui en fait le rare, l’inestimable parmi tous les tourments de l’univers.
Si, Lecteurs, vous suivez bien ma logique, vous aurez déjà compris que je ne chercherai nullement à créer les conditions d’une rencontre plus précise. Je ne m’imposerai nullement auprès de celle qui deviendra ma Muse, sûrement pas ma maîtresse. D’ailleurs en aurait-elle éprouvé la simple envie ? ‘Passante’ a terminé sa tasse de thé, a réglé ce qu’elle doit, s’est levée, laissant les ‘Elégies’ sur place. J’esquisse un mouvement pour lui signaler son oubli. L’aubergiste m’indique qu’Aušra est coutumière du fait, qu’elle destine ainsi son ouvrage à un possible lecteur. Alors, que me reste-t-il d’autre à faire que de me saisir des ‘Elégies’, de les emporter dans la chambre de ma résidence, d’en lire quelques poésies au hasard. Ainsi, par le plus étonnant des aléas du destin, me voici en possession de son prénom, ‘Aušra’, dont je saurai bientôt qu’en lituanien il signifie ‘aube’. Un signe sans doute d’une logique du temps. Toujours la lumière succède à l’ombre.
Etonnement que le mien de découvrir l’ouvrage en langue française. Aušra est donc francophone. Aussitôt je lui suppose mille occupations sans doute aussi fantaisistes les unes que les autres. Journaliste, correspondante d’une revue publiée en France. Ma sœur jumelle, en quelque sorte. Traductrice de romans lituaniens en français et d’auteurs français en lituanien. Peut-être romancière elle-même dont j’aurais souhaité que nos fictions respectives puissent se confondre en un unique creuset. Voici que le sujet de mon roman commence à s’étoffer. Voici qu’Aušra en devient le foyer rayonnant, le centre qui infusera à l’ensemble du texte cette mélancolie lituanienne teintée de gris, armoriée du jaune fané qui convient aux livres anciens oubliés dans le clair-obscur d’un grenier. Chaque jour qui passe reproduit le cycle toujours recommencé de la vision à distance, du parcours vers le village, du thé consommé à deux tables voisines qui demeurent séparées comme le sont deux collines par un vallon qui les isole chacune en son être. J’aurais pu prétexter la pratique d’une langue commune pour tenter une approche. Mais je sentais qu’une telle initiative serait contraire à l’intérêt du roman en cours. Il fallait que mon Héroïne demeure le personnage qu’elle était, autonome, libre de ses mouvements. Aurais-je décidé de l’annexer à la réalité que ma fiction, atteinte en son essence, ne serait devenue que journal prosaïque consignant le flux d’événements nécessairement contingents.
Un autre jour, dans la salle à peine éclairée de l’auberge. Aušra lit méticuleusement un livre dont je saurai bientôt qu’il s’agit des ‘Sonnets à Orphée’ du même Rilke. Elle ne se distrait guère de sa lecture, comme si elle était fascinée par le poème, livrée corps et âme à la magie des mots. Elle paraît transparente à force de beauté. Il y a, tout autour de son front, une manière d’auréole qui la pare. Comme si une extase flottait à fleur de peau. Comme si la brume de son âme se dissipait, l’enveloppant dans un bain de douce clarté. Je la crois vraiment femme de lettres, oublieuse du monde, vibrant au seul rythme des vers, devinant par avance l’enchantement qui se prodigue à simplement les écouter. A peine rentré à la Résidence, je feuillette ‘Les Sonnets’. Je lis la page sur laquelle Aušra s’est arrêtée, laissant le livre ouvert sur le blanc de la table, cette virginité dont semblaient naître les signes noirs des mots.
« Où est sa mort ? Vas-tu composer ce récit,
avant que ta chanson ne se perde, engloutie ?
Où sombre-t-elle, hors de moi … Presque une enfant… »
Les mots du Poète, je les adresse à l’Ecrivain que je suis. Le Poète me questionne sur celle qui est, avec le temps, devenue mon Double. Je suis interrogée sur « sa mort », c'est-à-dire sur la mort du roman que j’écris. Aurais-je au moins la force, tant qu’elle est vivante, certes à la manière d’une brume, la force d’aller plus avant dans le récit, de tracer son destin, d’ouvrir la clairière de son histoire ? Ou bien, lassé de ne pas la connaître, l’abandonnerais-je en chemin, acceptant qu’elle « sombre hors de moi », la perdant à tout jamais, tel Orphée privé de son Eurydice ? Redeviendrait-elle alors, Aušra, retrouverait-elle son enfance primitive, sa valeur originelle ‘d’aube’ ? Ce sont ces questions qui m’assaillent comme autant de sombres événements dont, bientôt peut-être, je ne pourrais plus me relever, enseveli dans les bandelettes de mes propres mots ?
Que me reste-t-il alors que de faire avancer une écriture hâtive, fiévreuse, de produire une cantilène lituanienne se perdant dans un songe baltique ? J’écris sans arrêt, prenant mes repas dans la plus grande frugalité qui soit, ne vivant qu’au gré des visions des dunes que redoublent celles de l’auberge. Mon séjour arrivera bientôt à son terme. De la Lituanie, je n’aurai guère vu qu’une côte sauvage battue de flots d’écume, aperçu des oiseaux marins se perdant dans l’illisible contrée de l’air, deviné surtout ‘Elle’ qui traverse ma vie, tisse l’étoffe de mon roman. Mes commensaux, je ne les aurai guère fréquentés. Question de langue, d’affinité, question de littérature. Une voix venait de loin qui m’intimait l’ordre d’écrire. Seulement cette rubescente graphomanie maintenait ma tête une coudée au-dessus des flots.
Dernier jour à la Résidence. Dernier jour en Lituanie. Dernière rencontre d’Aušra, je la sais fidèle à son rituel quotidien. J’ai posé le point final au bas de mon manuscrit. ‘Aušra de Lituanie’ est maintenant une réalité, un texte tangible, des centaines de feuillets assemblés dans une chemise de carton beige, la couleur de la robe d’Aušra, celle qu’elle semble affectionner parmi toutes les autres. J’ai rangé le dossier dans un maroquin de cuir fauve. Depuis toujours il est le confident de mes écrits. Je le pose sur la couverture de mon lit avec d’autres affaires qui, demain, rejoindront Paris, le ‘Quai aux fleurs’. Nulle nostalgie. Le bonheur anticipateur du retour malgré cette présence féminine qui frémit tout autour de moi. Je marche parmi les buttes des dunes. Le vent fouette les touffes d’oyats, on dirait des cheveux fous, vrillés, sur le point de s’envoler. Mon pli de terrain favori. Mon ‘refuge’ en quelque sorte. Peu à peu la lumière décline. La silhouette d’Aušra à contre-jour. Un fin liseré de clarté détoure la minceur de son corps. Elle est en parfaite harmonie avec le mystère crépusculaire qui habite le paysage. Elle en est la subtile efflorescence. J’espère mon écriture suffisamment inspirée pour traduire cette atmosphère irréelle qui la cerne et la soustrait aux yeux des distraits et des curieux.
Je suis Aušra de loin, comme d’habitude. S’est-elle un jour aperçue de mon manège ? Y est-elle indifférente ? Ou bien m’ignore-t-elle totalement, simple risée de vent parmi les feuilles d’air ? Mais peu importe le réel. Maintenant elle est une figure symbolique, elle vit de sa propre vie, elle s’est assurée d’une possible éternité. Les hommes meurent, le langage leur survit. J’entre dans l’auberge. Habitudes : places identiques, actes identiques. Elle lit, je la regarde lire. Elle boit son thé à petites lapées, je bois le mien en écho. Elle pose son livre et disparaît dans l’ombre qui grandit. Je prends le livre. ‘Lettres à un jeune poète’ - Rainer Maria Rilke. Je pense Aušra rilkéenne accomplie. Sans doute une Poétesse. Une Muse en même temps, vibrant aux voies voilées de l’élégie. Une infime trace de crayon entoure un extrait. Cet extrait, est-il le domaine d’une affinité particulière, le prétexte d’une hypothétique réflexion ? Je lis :
« Il se pourrait qu’après cette descente en vous même, dans le « solitaire » de vous-même, vous dussiez renoncer à devenir poète. (Il suffit, selon moi, de sentir que l’on pourrait vivre sans écrire pour qu’il soit interdit d’écrire.) Alors même, cette plongée que je vous demande n’aura pas été vaine. Votre vie lui devra en tout cas des chemins à elle. Que ces chemins vous soient bons, heureux et larges, je vous le souhaite plus que je ne saurais le dire. »
Non, l’adresse du Poète se fait en ma direction. Je suis l’apprenti Poète prenant acte des conseils de son illustre Aîné. « Renoncer à devenir poète », ceci serait sage attitude s’il s’avérait que mon roman, ‘Aušra de Lituanie’ ne tienne nullement ses promesses. Or j’y ai jeté toutes mes forces. Bien sûr c’est Aušra qui a insufflé, dans le texte, sa divine présence. Ou, plutôt sa confondante absence, son orphique parution sur la scène à peine éclairée du monde. En réalité un roman ‘entre chien et loup’, des mots en demi-teinte, une esthétique de l’effleurement, si ce n’est de l’effacement. Aušra je l’ai voulue présente jusqu’en son absence même. Une manière de flottement aux confins du monde, un chant de luciole se perdant dans le mystère de la nuit.
Je regagne la Résidence. Les Russes jouent aux cartes. Le Biélorusse écrit. Le Polonais chante. Joyeuse mélopée sur cette terre si sauvage, si déserte. Un peu de joie au milieu de l’austérité. Je regagne ma chambre, commence à plier mes vêtements, à les ranger dans un bagage. Mes livres, je les attache à l’aide d’une sangle de cuir.
Mon manuscrit, je le poserai sur la banquette arrière de la voiture. Mon manuscrit ? Mais où est donc passé le maroquin ? Je suis sûr de l’avoir posé sur mon lit avant de partir dans les dunes. J’ai beau fouiller les moindres recoins, il faut m’en remettre à l’évidence, mon manuscrit a disparu. Je descends dans la salle commune, interroge chacun, dans un anglais approximatif, la langue qui nous sert de lien. Je n’obtiens que de ternes réponses, de vagues exclamations mais nul indice sur la disparition de mes feuillets. Quelqu’un s’est-il introduit à l’improviste dans la Résidence ? Je ne ferme jamais à clé, confiant en mon environnement.
Je dîne de très peu, abattu par l’événement qui, pour moi, sonne à la manière d’une tragédie. Constat d’une triple perte. Du roman, d’Aušra qui avait connu son épilogue ; du temps consacré qui se donne maintenant en pure illusion ; peut-être d’Aušra elle-même qui, par l’effet d’un simple hasard, aurait pu partager ma vie. Je regagnerai Paris les mains vides, pareil à un nomade de retour à son camp, dépouillé de son troupeau, autant dire de son âme. Matin. La route est monotone qui me conduit de Klaipeda à Paris en passant par Varsovie et Berlin. Je fais une halte à Poznań où je passe la nuit dans un hôtel donnant sur une rue peu fréquentée. Quelques jeunes déambulent dans une sorte de mortel ennui que le gris des pavés semble refléter. Face à ma chambre, un immeuble au crépi rose, aux encadrements de fenêtres blancs. Un large porche d’entrée s’y découpe qui ne semble conduire nulle part. Ma nuit est agitée, traversée de rêves qui me propulsent brusquement hors du sommeil. Rien de plus éprouvant, alors, que de voir surgir cette réalité dont j’aurais espéré qu’elle n’était qu’une dentelle de l’imaginaire.
Traversée de Cologne sous une douce pluie. Traversée de la Belgique. Le jour a un air de coron et le ciel est de suie. Je suis impatient de retrouver le ‘Quai aux fleurs’, mon appartement. Un refuge ? Pareil à celui des dunes de Lituanie ? Ou bien une morne demeure désertée des motifs de l’écriture ? Je suis sur mon balcon. Je fume une cigarette. Je regarde les eaux plombées de la Seine, l’étrave de l’Île Saint-Louis, le minuscule Square Barye que n’égaie nulle rencontre amoureuse. Je me demande si Paris a encore une âme, s’il existe un endroit, une place secrète où se ressourcer, un jardin porteur de paix, dispensateur de plénitude.
C’est toujours une grande douleur de perdre une création qui, en quelque manière, fait partie de vous. C’est votre chair qui est entaillée, qui se consume au feu de la tristesse. Je passe plusieurs jours à errer dans Paris, sans autre but que ma propre perdition parmi l’anonymat de la ville. Je traverse le désert du Village Saint-Paul, je vais m’asseoir sur les bancs de la Place des Vosges où j’essaie de me distraire en regardant l’architecture de brique des hôtels particuliers, Je longe le Canal Saint-Martin jusqu’aux premiers faubourgs de la Villette. Du sommet de Montmartre je m’immerge dans la brume qui monte lentement au-dessus du parvis de La Défense. Un itinéraire de nomade sans ses bêtes, sans but autre que d’espérer pouvoir se retrouver soi-même, se rassembler autour d’une flamme qui vacille.
Lors de ces vagues déambulations, je ne fais que penser à l’écriture, au soutien quotidien qu’elle constitue, aux joies qu’elle me procure lorsque, l’inspiration aidant, les mots arrivent à la façon d’un lumineux grésil qui tomberait du ciel, couvrirait ma page blanche d’une autre blancheur, celle qui aperçoit l’infini au loin avec sa belle lumière, son subtil rayonnement. Reprendre l’écriture lituanienne, réécrire patiemment ce qui, déjà a été écrit ? Non, je crois que ce travail serait au-dessus de mes forces, qu’il ne se donnerait jamais qu’à la manière insuffisante d’un temps réchauffé, réaménagé, éternel retour du même qui inciserait ma peau bien plutôt que d’y appliquer un baume. La nuit, mes volets restent ouverts. Une clarté blafarde monte du ‘Quai aux fleurs’. Parfois le bruit froissé d’une péniche qui descend vers l’aval du fleuve. Mon voyage nocturne, comme toujours lors des périodes difficiles, est un récurrent clignotement, une forêt dense et obscure que traversent les éclairs du rêve. Longues séquences de songe éveillé, celles-là même qui, habituellement, constituent le creuset de mes futures écritures. Mais rien ne se montre vraiment que des pensées vides qui ne trouvent nullement le lieu de leur ouverture.
Novembre est arrivé avec son cortège de feuilles. Ma fenêtre ne découvre qu’un paysage de désolation. L’Île Saint-Louis est à la peine. Ses toits de zinc gris se confondent avec le plomb du ciel. On dirait une chape de chagrin qui se serait abattue sur le monde. J’essaie de deviner, lors des rares éclaircies, un signal du destin qui ne soit nullement funeste. Je connais si bien les penchants de mon âme romantique, moi qui me nourris de l’écriture de Chateaubriand, de Rousseau, de Senancour, de Gérard de Nerval, de Charles Nodier, ces écrivains sont les images tutélaires, les sémaphores qui me guident sur les voies de la littérature. Je crois qu’ils ne peuvent me trahir, qu’ils existent toujours en moi avec leurs propres ressources, le privilège de leurs visions, la meute inouïe de leurs sensations. C’est en relisant une page de ‘La Nouvelle Héloïse’ que s’installe en moi l’idée qu’il me faut forcer le destin, me montrer à la hauteur d’une tâche qui me hèle au loin, complétude d’un manque infini :
« …nos rendez-vous, nos plaisirs, ces foules de petits objets qui m'offraient l'image de mon bonheur passé, tout revenait, pour augmenter ma misère présente, prendre place en mon souvenir. S'en est fait, disais-je en moi-même, ces temps, ces temps heureux ne sont plus ; ils ont disparu pour jamais. »
Cependant je comprenais combien ces mots que j’empruntais au héros de Jean-Jacques étaient distanciés dans le temps, combien ils étaient en porte-à-faux avec le climat d’aujourd’hui. Et pourtant ces pensées je les faisais miennes comme si « nos rendez-vous, nos plaisirs », avaient été ceux d’Aušra, les miens, comme si, en quelque sorte, nous avions été amants, que ce temps ne reviendrait plus, comme si une noire taie de deuil avait recouvert nos itinéraires divergents. J’étais ici à Paris, en plein cœur de mon désarroi, elle était dans sa Lituanie natale, perdue sur les rivages de brume de la Baltique. Tout ceci était-il sans retour ? Tout ceci, mes rêves bourgeonnant à sa seule vue, ma hâte à l’écrire, Elle Aušra, sur le désert livide de mes feuilles, à l’archiver dans ma mémoire, tout ceci donc n’avait-il été qu’une illusion se dissipant à la façon d’une fumée dans le ciel d’hiver ?
Parvenu là où je suis, je crois bien que j’ai été abusé par les pouvoirs de l’écriture que je croyais magiques, tout comme un jeune enfant imagine le Père-Noël à la hotte inépuisable, à la générosité sans limite. Sans doute était-il grand temps que je réagisse, que je sorte enfin des marges distantes d’une enfance heureuse, que je surgisse dans la force de l’âge et renonce à vivre dans la chimère d’une chambre close qui m’abriterait des événements du monde. Certes des lacunes, des stades non encore atteints, mais je connais, pour l’avoir souvent éprouvé, ma capacité de résilience. Je crois que je la dois à ma fréquentation assidue de la littérature. Certes je ne suis nullement le valeureux Ulysse triomphant de toutes les embûches mais mon imagination pourvoit à ce que la réalité m’ôte et je m’identifie à toutes sortes de personnages qui insufflent en moi des énergies dont je croyais ma propre nature dépourvue.
Matin de novembre. Un soleil blanc s’est levé sur Paris. Je quitte le ‘Quai aux fleurs’ dans un poudroiement de brume. C’est tout juste si je distingue l’extrémité de l’Île Saint-Louis. Avec moi, j’ai seulement emporté quelques livres, des feuilles de papier, un stylo, un bagage de cuir fauve qui remplacera celui qui contient mon manuscrit, dont je me demande toujours en raison de quels motifs il a pu disparaître. Je marche sur les traces de mon chemin de retour. La Belgique, ce pays de petites dimensions, je le traverse sans presque m’en apercevoir. Une vague lumière d’étain règne sur Cologne.
Je m’arrête à Poznań, demande la même chambre. Il me faut exorciser certaines images, déconstruire certains rêves qui étaient plutôt des cauchemars. En face, toujours l’identique façade de crépi rose. Le jour qui décline y imprime la chaleur d’une soie. L’image d’Aušra vient s’y poser comme le papillon sur la corolle de la fleur. Dans la rue, des groupes de jeunes déambulent, escortés d’une musique joyeuse. On dirait les préparatifs d’une fête ou bien d’un carnaval. La nuit est douce, baignée du chant des étoiles. Par la croisée j’aperçois le sourire de la Lune, il me tient éveillé jusqu’au petit jour. Et toujours cette image, vision persistante d’Aušra, faveur d’une étrange beauté qui se dit en brume, en songe, dans les mots de la belle poésie rilkéenne. Je viens tout juste de sortir des faubourgs de Varsovie. Maintenant le jour est haut dans le ciel, pareil à une éclatante bannière se déployant aux confins de l’horizon.
Klaipeda, juste avant l’heure crépusculaire. Je gare ma voiture à l’extrémité de la route qui se termine contre le talus des dunes. L’air est doux, un genre de brise qui enveloppe et dispose aux confidences. Je suis tout en haut des collines de sable, dans ce pli du relief qui est mien tellement il me ressemble, lui le discret qui ne vit que du souffle de la Baltique. Une silhouette sur le rivage. Son effigie se grave dans l’étoile de mes yeux, y fait ses mille phosphorescences. Bonheur que d’être là, sur le bord d’une existence qui va connaître son dépliement. Une lumière partage les nuages, vient se poser sur les oyats avec l’infinie délicatesse des choses rares. La toile beige de la cape avance lentement vers le lieu de son destin. Un éclair de cheveux blonds. Peut-être l’ébauche d’un sourire sur des lèvres romantiques ? Oui, certainement. Je descends la dune dans le pur sillage tracé par Aušra. C’est pareil à la course d’une comète dans l’illisible et vaste ciel. Elle, Aušra, la vraie, la vivante, la réservée vient d’entrer dans l’auberge. J’y serai bientôt. Qu’y trouverais-je ? Un poème de Rilke ? Une nouvelle écriture dont je ne connaîtrais le nom ? Amour de l’écriture, écriture de l’Amour ?