Béatrice (1895)
Marie Spartali Stillman
Source : Wikipédia
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J’avais quitté le ‘Quai aux fleurs’ à Paris dans une sorte d’été indien, les gelées n’avaient pas encore fait leur apparition et l’hiver était loin qui grésillait à la façon d’un insecte perdu parmi les hautes tiges des chaumes. Je n’avais emporté que quelques notes, quelques livres au titre desquels figuraient en bonne place, aussi bien ‘René’ de Chateaubriand, que ‘Les Nuits’ d’Alfred de Musset et ‘Méditations’ de Lamartine, car vous l’aurez compris, c’est le romantisme (ou du moins ce qu’il en restait en notre époque prosaïque) qui occupait le plus clair de mes journées. J’écrivais un genre de synthèse de ces ouvrages avec, pour fil rouge, le thème de l’émotion qui les traversait à la façon d’un leitmotiv. Parallèlement, je mettais une dernière main à un roman que, bientôt, je confierais à mon éditeur. Je n’avais encore choisi son titre définitif. J’hésitais entre ‘La Fille nocturne’ et ‘Filature de nuit’. J’espérais que mon séjour en Sicile m’inspirerait, que le calme que j’y trouverais en cette basse saison d’automne serait propice à faire émerger, aussi bien en moi qu’en mes personnages, cette nostalgie d’un temps passé dont le foyer était l’exaltation des sentiments, la noblesse d’une âme tout orientée vers l’amour de la Nature, tout encline à la rêverie et aux méditations.
J’avais choisi, comme lieu de mon séjour, la petite ville de Milazzo bâtie sur un promontoire entre deux baies. Je logeais dans un hôtel situé au centre de la bourgade, sur la ‘Piazza Caio Duilio’. J’aimais bien son air baroque, ses alignements de façades roses qui contrastaient avec le blanc ivoire de ses immeubles classiques, sa fontaine de marbre clair où jouaient, avec la lumière, ses personnages et animaux Renaissants. Je me levais tôt chaque jour, bien résolu à m’installer à ma tâche dès les premières heures, réservant le reste de la journée aux flâneries diverses et autres variations imaginaires. Il me fallait ce genre de tension entre travail assidu et temps librement investi pour donner cours, lors de mes périodes de repos, à des genres de recueillements où se profilaient les esquisses de mes ouvrages futurs.
Invariablement, l’après-midi, après avoir déambulé dans le lacis des vielles ruelles, avoir photographié quelque porte rustique, une façade colorée de teintes saturées, quelque détail architectural, j’empruntais un chemin de dalles de schiste, portant le nom de ‘Spiaggia Baia Del Tono’. Il descendait en pente douve vers la mer. Il sinuait entre deux murailles de pierres sèches sur lesquelles s’épanouissait la belle végétation méditerranéenne : bouquets de houx, têtes hirsutes des palmiers, agaves aux larges raquettes semées de piquants. Je débouchais sur une étroite plage de graviers qu’entouraient de hauts rochers tapissés de plantes. Deux ou trois maisons contemporaines de béton gis, désertes à cette saison. La plupart du temps j’y étais seul, en compagnie de quelques goélands qui jouaient avec l’eau. Cette longue et heureuse monotonie était le lieu favorable à ma méditation. Les heures s’écoulaient avec le bruit de gouttes chutant d’une clepsydre. J’aurais pu être le Dernier Homme sur Terre que rien ne se serait présenté différemment. Ma présence en cet endroit déserté était ponctuée de longues réflexions, parfois de brèves lectures des ouvrages de Chateaubriand, de notes prises à la hâte et, surtout, de regards qui planaient sur la plaine de la mer que, parfois, hérissait un vent venu du large.
A certains instants, me retournant pour cueillir une pierre que je jetais dans l’eau pour y faire des ricochets (c’était l’un de mes jeux d’enfance préférés), il me semblait apercevoir, au milieu des orchidées et des touffes de genêts, l’éclair d’un visage sombre qui, aussitôt qu’aperçu, disparaissait. De nature imaginative, je n’attribuais ces rapides impressions qu’à une manière de persistance rétinienne dont ma mémoire devait être affectée. Mais, bien que persuadé du surgissement d’une illusion, ces ‘apparitions’ ne laissaient de m’inquiéter. Il fallait que je m’assure que personne ne se dissimulait en cet endroit sauvage, loin de toute vie. C’était moins la peur qui m’habitait que le sentiment étrange que quelqu’un aurait pu m’observer à mon insu.
Cependant, il suffisait du passage d’une barque de pêche au large, du bruit d’un clapotis, d’une rumeur venue de Milazzo pour que le réel me reprenne dans son évidence et Celui ou Celle qui, un instant, avaient accaparé mon attention se dispersaient comme la brume sous le rayonnement solaire. Alors, après un substantiel repos, je gravissais en sens inverse le chemin de dalles pour regagner le village. Le soleil, hissé à la verticale, dessinait tout autour de moi un cercle d’ombres qui me faisait penser à une étrange présence, comme si les hallucinations qui m’avaient récemment visitées (cet homme supposé, cette femme imaginée) pouvaient à loisir trouver refuge dans la manière de clair-obscur qui ne se détachait nullement de mon corps, qui en était une sorte de halo.
Avant de regagner ma chambre d’hôtel, j’avais établi un rituel, itinéraire parmi les ‘curiosités’ de la ville. Je passais à côté du château médiéval, observais avec un vif intérêt l’immense bâtisse de pierres grises, ses tours circulaires, puis je gagnais le site de la Villa Vaccarino, en admirais la manière Art Nouveau, la façade à colonnes et larges balustres de pierre blanche, l’imposante clôture de fer forgé style Liberty, les frondaisons du grand parc. Je terminais invariablement par une rapide visite à la Cathédrale : son haut campanile à la couleur de talc m’impressionnait par la pureté de sa ligne. Il ne s’agissait nullement d’un parcours ‘touristique’ mais bien plutôt d’un prélude à l’écriture. Et je dois avouer que, si mon attention se portait sur l’architecture de ces monuments, elle ne cessait d’être troublée. Je me sentais suivi par une ombre, sans doute épié et il n’était pas rare que je me retourne pour apercevoir l’intrus. Sans doute me prenait-il de vitesse car je ne pouvais guère surprendre que le lisse des pavés luisant de soleil, l’immense plaine du parvis, les barbacanes et les machicoulis de la forteresse. J’aurais pu m’inquiéter au sujet de ma santé mais j’étais bien trop absorbé par l’écriture de mon dernier roman pour prendre le temps de consulter un médecin. De toute manière les symptômes étaient davantage de nature imaginaire qu’ils n’auraient pu être liés à une quelconque maladie.
Cela fait une semaine que je suis arrivé à Milazzo et mon roman est sur le point de trouver son point final. Je dispose donc de quelques loisirs dont mes flâneries sont l’expression. J’aime beaucoup me perdre au hasard des ruelles, y faire la rencontre de visiteurs, y découvrir une curiosité architecturale que nul Guide Touristique ne m’aurait indiquée. Ce soir j’ai dîné sur la terrasse de l’Hôtel, face à la mer, en compagnie d’un délicieux vin blanc. Ici la vigne est une seconde nature. Je parcours la ville et me grise de ces si beaux noms italiens : ‘Via Tre Monti’, ‘Via Giuseppe Piaggia, ‘Via Ipazia’. Les façades sont vives, gaies, colorées, aux larges balcons de fer. Une joie immédiate se donne à déambuler ici sans autre contrainte que de voir, de sentir, de s’éprouver vivant parmi les vivants. Les réverbères se sont allumés, ils diffusent une lumière d’aigue marine, ils grésillent doucement dans la nuit qui monte. Des gerbes d’étoiles courent dans le ciel, jouant avec la traîne blanche de la Voie Lactée. Je marche longtemps puis décide de gagner le quartier du Port. Les rues sont étroites, elles me font penser à un dédale dont, peut-être, je ne pourrais jamais sortir. Il suffirait d’un mauvais sort, d’une décision trouble du destin, de la perte de la mémoire et je tournerais longuement autour de moi sans en pouvoir retrouver le chemin.
Quelques magasins d’alimentation sont encore ouverts. Les enseignes lumineuses des bars clignotent, barres de néon rouges et vertes. Je croise quelques passants, sans doute des habitués du quartier. Il me semble qu’ils s’étonnent de ma présence. Il faut dire les touristes sont partis et il ne demeure guère que des autochtones qui regagnent leur logis. Ça y est, cette impression d’être suivi se manifeste à nouveau, si bien que je me retourne vivement pour tenter d’apercevoir quelque individu en maraude, sans doute intéressé par l’argent que je suis supposé emporter avec moi. On me suit. On me surveille. On écoute le bruit de mes pas sur le trottoir. On devine le prochain de mes gestes. On anticipe mon futur trajet. Et toujours cette OMBRE qui fuit, se dissimule sous la première porte cochère, la moindre encoignure des murs.
Oui, je le sais, l’ombre est là qui ne me lâchera plus. Au bout de la rue, une flaque de lumière mauve. Un bar. Quelques attardés sirotent un alcool. J’entre. Des têtes se tournent vers moi, m’interrogent silencieusement. Que vient faire cet Inconnu en ce lieu, à cette heure ? Je m’assois à une table, commande un ‘Campari’. L’ombre s’assoit face à moi, à la même table. L’Ombre est la nuit. Suis-je le jour ? L’Ombre est muette mais je ne parle guère non plus. Et puis, me viendrait-il à l’idée de parler à une Ombre ? Que feriez-vous à ma place, sinon consommer le plus vite possible, payer, partir dans la rue à la manière d’un prisonnier qui fuit sa geôle ?
Mais je sens bien, dans le plomb de mes jambes, que ma fuite n’est qu’un rêve, mon refuge ailleurs l’utopie d’un enfant gâté. Ce à quoi m’accote mon destin : demeurer dans ma nasse de chair, faire face à l’Ombre, ne nullement chercher à m’esquiver. De toute façon on est toujours rattrapé par sa propre existence, cloué au pilori de ses propres jours, emmuré dans cette peau qui n’est qu’une guenille existentielle dont on ne se défera que mort. Alors autant se disposer à ce qui va advenir avec la certitude que tout ceci est inévitable, que tout ceci est gravé en vous tout comme les ex-voto sont gravés sur les pierres levées qui regardent la mer, là où ont péri tant d’infortunés marins. Les hommes du bar ont-ils aperçu l’Ombre ? Non. Sont-ils inquiets à propos de quoi que ce soit ? Non. Regardent-ils en la direction de l’Etranger ? Non. Ils boivent, simplement, leurs yeux rivés sur leurs verres, leurs cercles sont les limites de leurs propres vies d’égarés.
L’Ombre : « Je te suis depuis si longtemps. Depuis l’aurore de ta naissance, si tu veux savoir. Et tu ne sembles m’apercevoir que maintenant, ici, dans ce bar paumé de ce quartier interlope du Port. Serais-tu distrait par hasard ? Ou bien tes sens seraient-ils à ce point usés que tu n’apercevrais des choses que leur silhouette, non leur contenu ? »
Moi : « Mais qui es-tu pour t’adresser à moi de cette manière si cavalière ? Et quels sont les motifs de ta poursuite incessante ? Te crois-tu le Veneur d’une chasse à courre ? Je serais le cerf à abattre sous la meute de l’hallali, les sons des cors viennent jusqu’à moi qui percent mes tympans. Mais au nom de quelle loi t’arroges-tu le droit d’empiéter ainsi sur mon présent, d’en détricoter les mailles ? Faut-il que tu soies d’une engeance bien peu ordinaire ! »
L’Ombre : « Mais pérore donc à ta guise, de toute façon tu ne pourras incliner en rien ton sort peu enviable. Dès l’instant où tu es, je suis et de façon immarcescible ! Tu vois, je manie le registre élevé aussi bien que toi et j’ai en réserve encore une infinité d’autres formules frappées au coin du rare et de l’infiniment reproductible. Alors je te conseille de ne pas jouer au malin ; ‘A malin, malin et demi !’ »
Moi : « Donc je ne saurai rien de toi et puisque tu prétends que nos existences sont siamoises, je ne saurai rien de moi. Sais-tu, au moins, qu’il s’agit là de la douleur la plus vive auprès de laquelle le ‘supplice de la goutte d’eau qui chute sur le front du condamné’ est pur plaisir ? Le sais-tu, au moins ? «
L’Ombre : « Rassure-toi, je ne vais nullement te laisser désespérer plus longtemps, mais ta souffrance ne sera qu’amplifiée lorsque tu sauras la solution de l’énigme. Il est des vérités bien pires que des doutes. Leur acide te ronge consciencieusement, c’est le prix à payer de la lucidité. Celle-ci, habituellement, passe pour une vertu. Elle sera ton vice le plus ardent, elle constituera chaque station de ton Chemin de Croix ! Eh bien puisque ta supplique muette parle mieux que tu ne saurais le faire, écoute bien : JE SUIS TON OMBRE ! Es-tu vraiment satisfait d’entendre ceci ? Ou bien vas-tu te jeter la tête la première dans les eaux noires du Port ? Elles n’attendent que toi. Elles sont le reflet de ta propre nuit ! »
Moi : « Chacun traîne derrière soi son ombre, chacun porte en soi sa part d’ombre. Qu’y a-t-il de condamnable à ceci ? L’ombre serait-elle écho de l’Enfer ? »
Mon Ombre : « Oh, rien de bien répréhensible, sinon le fait que l’ignorance de ta part nocturne est coupable. Tu fais le fier, tu places ton visage dans le rayonnement de la lumière, mais tu trompes tous tes commensaux, d’ailleurs à commencer par toi. Tu es un Janus bifrons, tu es un Existant à deux faces, l’une de clarté, l’autre de ténèbres. S’assumer en totalité, c’est reconnaître cette réalité-là, sinon tu n’es que ce bouffon de la commedia dell’arte, un Brighella, lui qui affirme sans ambages, « Je suis un homme fameux pour les fourberies et les plus belles, c’est moi qui les ai inventées. » Mais serais-tu donc fier de développer de telles assertions ? Les livrant au Monde, tu crois en ton génie alors que tu n’es qu’un imposteur qui mériterait le cachot le plus sombre qui soit ! »
Moi : « Mais cesse donc de moraliser, de te prendre pour la Vertu même. De qui tiens-tu cette morgue, quel démiurge t’a insufflé tant d’orgueil ? Te penses-tu souverain, bien au-dessus de la condition des hommes ? »
Mon Ombre : « Ne ruse pas. Ne te défile pas. Tes esquives sont mortelles. Reconnais-toi en qui tu es vraiment et nous pourrons naviguer de conserve, sinon dans la plus évidente gloire, du moins dans une proximité permissive, tolérante. Accepte donc la part de noirceur que le Destin t’a allouée et tu verras les choses avec bien plus de sagacité. Et puis, crois-moi, moi Ton Ombre, je ne possède pas que des inconvénients, je peux même t’aider à progresser, à franchir des étapes. Sans les épines, la fabuleuse rose ne serait qui elle est, cette exception de la généreuse Nature. Mais, à partir d’ici, je vais te proposer un jeu. Toi qui te prétends Ecrivain, et non des moindres, pourrais-tu au moins me citer quelques noms célèbres, j’y ajouterai mon ‘grain de sel’ et tu comprendras que tout Poète dissimule en son Ombre les motifs les plus précieux qui soient, Celles qui veillent dans l’obscur, ces Muses sans lesquelles ils ne seraient, tes frères Ecrivains ainsi que toi-même, qu’un épouvantail dont les passereaux se moqueraient, les prenant pour des balourds. »
Moi : « Dante. »
Mon Ombre : « Béatrice. »
Moi : « Pétrarque. »
Mon Ombre : « Laure. »
Moi : « Ronsard. »
Mon Ombre : « Hélène. »
Moi : « Racine. »
Mon Ombre : « Mademoiselle Du Parc. »
Moi : « Molière. »
Mon Ombre : « Armande Béjart. »
Moi : « Rousseau. »
Mon Ombre : « Thérèse Levasseur. »
Moi : « Chateaubriand. »
Mon Ombre : « Madame Récamier. »
Moi : « Hugo. »
Mon Ombre : « Juliette Drouet. »
Moi : « Baudelaire. »
Mon Ombre : « Jeanne Duval. »
Moi : « Apollinaire. »
Mon Ombre : « Marie Laurencin. »
Moi : « Aragon. »
Mon Ombre : « Elsa Triolet. »
Je dois dire qu’après l’évocation de tous ces Ecrivains illustres dans le secret obscur desquels s’abritaient leurs Muses, je commençais à mieux comprendre la valeur de l’Ombre en général, de la mienne en particulier, lui trouvant même les mérites les plus hauts que l’on peut accorder aux événements. En quelque manière l’Ombre se donnait à moi comme Lumière et j’aurais presque ri de ce curieux oxymore mais je préférais cacher mon contentement pour des raisons de fierté. Je n’osais avouer à mon Ombre que, jusqu’ici, je n’en avais perçu que les esquisses négatives. En réalité, il y avait tant à connaître de tout ce qui se dissimulait et ne rêvait que d’être porté à la révélation du plein jour.
Cependant qu’avec Mon Ombre nous devisions, les habitués du bar avaient bu nombre de canons, si bien que, grisés, dans le petit jour qui se levait, Mon Ombre et Moi ne devions être pour eux, que des genres de falots brumeux se mêlant aux vapeurs de l’aube. Je percevais l’impatience de mon vis-à-vis à me révéler d’autres mystères.
Moi : « Parle donc, je te sens prêt à me révéler quantité d’informations intéressantes. Quitte à avoir une Ombre, au moins que j’en tire quelque profit ! »
Encouragé par mon attitude d’ouverture, Mon Ombre assura son assise, se campant confortablement sur son siège de bois :
« Ecoute-moi bien Celui-par-qui-je-suis. En réalité je suis la part que tu as oubliée sans même que tu t’aperçoives de cette perte. Je suis aussi bien ton inconscient que tes rêves, je suis ta mémoire profonde, celle que tu as abandonnée aux caprices du temps comme l’on se débarrasse d’une babiole encombrante. Je suis le réservoir de tes souvenirs, le vase où reposent les images de tes jours les plus fastes. Tu en es amnésique et c’est bien ceci qui ourdit ta peine, tresse les mailles de ton affliction. Rester vivant, c’est assumer sa part d’ombre mais à condition d’y introduire un lumignon qui, sans dissiper les ténèbres, les métamorphose en clair-obscur. Sais-tu la valeur immense du clair-obscur ? C’est la zone de passage du mensonge à la vérité, c’est le lieu de la vie qui s’oppose à la mort, c’est le site de la connaissance qui fait reculer la sinistre inconnaissance. »
Je ne voulais interrompre le flot de paroles de mon Cicérone. Il paraissait parti pour pérorer durant des heures. Dans le bar qui se teintait des eaux bleues de l’aube, les Buveurs s’étaient arrêté de boire, fascinés par les propos que tenait mon interlocuteur. Sans doute espéraient-ils dévoiler quelque chose d’importance dans ceci même qui se disait avec tant de belle ardeur, tant d’enthousiasme. On n’est nullement porté si haut hors de soi pour rien !
Moi : « Mais qu’as-tu donc à me communiquer qui pourrait changer le cours de ma vie ? Je t’écoute, mais, de grâce, sois bref ! »
Mon Ombre : « Depuis la nuit relative dans laquelle je me trouve et te surveille, je vois bien mieux que tu ne pourrais voir toi-même. C’est à partir des ténèbres que le jour peut délivrer ses secrets. Tu es toujours dans la lumière, comment pourrais-tu discerner lumière sur lumière ? Non, il faut des contrastes, des oppositions de valeurs, des noirs et des blancs afin que de leur différence surgisse quelque évidence. Mais je vais rendre mon discours plus clair, plus concret. Sais-tu, au moins, pour quelle raison tu as tant d’affinités avec le Romantisme, d’où te vient cet intérêt ? Non, ne cherche nullement à me tromper. Sur toi je connais bien plus de choses que tu ne pourrais en découvrir. Je m’explique. Les Romantiques, dont tu parais être une lointaine survivance, sont positivement fascinés par tout ce qui touche au thème de la nuit dont l’ombre est la composante la plus réelle. Pense par exemple au peintre romantique Caspar David Friedrich dont je sais que tu admires les œuvres. Il a peint nombre de ‘nocturnes’ remarquables par la faible clarté lunaire qui nimbe les paysages d’une touche aussi poétique que mélancolique. Un peu à sa manière, Carl Gustav Carus nous livre de sublimes ruines gothiques empreintes de mysticisme. Et toi qui te targues d’être un fin connaisseur de la littérature, tu ne saurais ignorer le culte rendu à l’ombre (à moi-même si tu veux bien excuser ma vanité) par les grands poètes et écrivains du XIX° et du XX° siècle. Mais je vais te rafraîchir la mémoire en te citant quelque pièce d’anthologie :
De Hugo, ‘La légende des siècles’ :
« L'ombre était nuptiale, auguste et solennelle
Les anges y volaient sans doute obscurément,
Car on voyait passer dans la nuit, par moment,
Quelque chose de bleu qui paraissait une aile.
Du ‘Journal’ d’Amiel :
« Sortir de son cadre est une convoitise ; sauter hors de notre ombre nous tente les uns et les autres comme la plus délicieuse des espiègleries à faire à notre destinée. (...) on rêve l'impossible. »
Des ‘Contemplations’, Hugo de nouveau :
« Les formes de la nuit vont et viennent dans l'ombre ;
Et nous, pâles, nous contemplons.
Nous contemplons l'obscur, l'inconnu, l'invisible. »
Ici, tu saisiras bien en quoi moi, Ton Ombre, suis ton indéfectible double, en quoi je te complète, en quoi mon absence serait bien pire que ma présence dont je suppute à l’instant, que tu commences à être lassé. Pour te débarrasser de mon encombrante existence, tu pourrais prétexter une grave maladie m’affectant. « Qui veut noyer son chien l’accuse de la rage ». Mais vois-tu, d’un seul coup tu perdrais le ‘nuptial’, ‘l’auguste’ et le ‘solennel’ et je crains fort que tu ne survivrais à un tel événement. Et puis, je te conseille surtout de méditer la belle réflexion d’Amiel. Tu pourrais toujours tenter de sauter hors de qui je suis, pensant ainsi te libérer de tes fers. Mais cherchant l’impossible ton destin aurait tôt fait de te rattraper, te mettant face à ta propre nuit. Il n’y a nul jour qui puisse faire l’économie de sa nuit. Il n’y a nul Existant qui puisse renier son Ombre. »
Ceci sonnait comme une ‘Fin de partie’ à la manière de Beckett. Le rideau descendait sur la scène qui s’emplissait d’ombres. Les Buveurs sortirent à la queue leu-leu sans mot dire. Mon Ombre sortit et je la suivis. C’était la première fois que je voyais ceci. J’avais soudain trouvé le titre de mon roman : ‘Je SUIS mon Ombre’. Ce qui voulait dire, d’une façon polysémique, que je la SUIVAIS, elle qui maintenant me précédait, en même temps que j’ETAIS elle, Mon Ombre !
J’ai regagné mon hôtel le cœur en joie, marchant avec la grâce d’une ballerine sur le lisse du parquet. Un air doux embaume, venu de la mer. Les oiseaux s’éveillent et s’essaient à leurs premiers trilles. Je viens de passer une nuit blanche (ce qui ne m’était arrivé depuis fort longtemps) et je n’éprouve le besoin de nul sommeil. Je prends mon manuscrit qui jonche, telles des feuilles mortes, la surface de ma table. Tracées en belles lettres calligraphiées, sur la page de garde, le titre a le charme d’une évidence :
Je suis mon Ombre
Le téléphone sonne. Je décroche. C’est mon éditeur qui s’inquiète de l’avancement de mon dernier roman. Je le rassure : « Vous savez quoi Bermont ? Je viens de trouver le titre ! » Un long blanc au téléphone. J’y devine la perplexité de mon interlocuteur. « Oui, et c’est quoi votre fameux titre ? », reprend Bermont avec une certaine ironie dans la voix. « Interrogez donc votre Ombre, Bermont, elle en sait bien plus long que vous ! » On raccroche au bout du fil. Je vous dis, certaines évidences demeurent des mystères pour qui n’en a éprouvé l’étrange profondeur ! Oui, des mystères !