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13 février 2021 6 13 /02 /février /2021 11:31
Folie : Enfer ou Paradis ? (1° Partie)

Friedrich Hölderlin

Source : Biografie

 

***

 

« Les folies sont les seules choses

qu’on ne regrette jamais »

 

Oscar Wilde

 

*

 

 [Note liminaire - On n’entrera adéquatement dans le long texte ci-dessous proposé qu’à se référer à la thèse suivante : Tout génie, en son essence, se donne  nécessairement sous la figure de la schizophrénie. Le génie est à lui-même son propre monde, sa justification, nulle autre détermination extérieure ne pourrait accomplir sa propre réalité. C’est d’absolu dont il est atteint, toute autre forme en altérerait la superbe autonomie. Mais, au sein de cette apparente unité, comme tout symptôme schizophrénique, la faille est latente qui n’attend que de s’actualiser. Parfois l’unité primitive se fissure à l’aune d’une altérité qui, surgissant brusquement dans l’univers autistique, le déséquilibre et entraîne sa chute dans la folie. La cloison est mince qui sépare le génie de son double, cette folie qui toujours menace, telle une destinale épée de Damoclès faucheuse de têtes. L’histoire des génies nous montre que leur citadelle, le plus souvent, s’est écroulée au motif d’une histoire amoureuse contrariée, laquelle présente à leurs yeux le motif d’une réelle tragédie.

   Ici, bien évidemment, le statut de la femme en soi n’est nullement à considérer sous un angle moral qui les désignerait comme des Muses dangereuses. C’est l’Amour qu’elles symbolisent qui met en péril l’intégrité du génie. Habitué à tutoyer l’absolu et les œuvres qui en sont les visages essentiels, ce dernier, le génie, est soudain confronté aux aléas de tout amour terrestre en sa figure toute relative. Or c’est bien cette chute de l’absolu dans le relatif qui moissonne la vie du génie. Il n’a plus de rapport à la transcendance, aux brillantes lumières de la création, son horizon s’obscurcissant des nuages des contingences sentimentales. Le passage du génie à la folie n’est rien d’autre que cette perte d’un radical égotisme qui se métamorphose en la factualité la plus désespérante qui soit. Au départ, pour user d’une métaphore aussi facile que prosaïque : ‘le ver est dans le fruit’. Le fruit est le génie solaire, le ver la folie lunaire. C’est pour cette raison d’une verticale dialectique qui porte en elle le sens de la vie et son antonyme, celui de la mort, que l’épiphanie du génie nous fascine, nous questionne si fort !]

 

*

 

    Mille fois par jour nous sommes tentés de commettre quelque acte qui pourrait s’apparenter à la folie. Oh, certes une folie bien ordinaire, une folie de ‘pacotille’ si l’on veut. Tel jour nous trempons notre doigt gourmand dans le pot de confiture. Tel autre nous donnons chair à nos fantasmes en regardant par le trou d’une serrure. Nous faisons aujourd’hui tel voyage lointain dont hier nous n’avions même pas imaginé qu’il pût exister un jour. Nous nous offrons ce bel incunable au prix élevé dont nous rêvions depuis une éternité. Nous adressons un salut discret à cette Belle croisée sur le quai d’une gare. Nous surgissons à l’improviste chez des amis au beau milieu de la nuit pour la leur souhaiter excellente. Nous plaçons sur cette chaise du restaurant un peu de fluide glacial, attendant avec une pure jouissance le sursaut de tel convive. Au moyen d’un cordon, nous nouons deux sacs à main, impatients de connaître la surprise de leurs destinataires. Nous dansons la gigue un jour de tristesse infinie et de longue mélancolie. Bien entendu la liste n’est nullement exhaustive que l’imagination de chacun portera au site qu’il lui plaira. Rien que de fantaisiste, mais rien de fâcheux qui pourrait poinçonner ces événements à l’aune d’un chagrin ou d’un irréversible destin. Folie-d’en-bas, folie qui vêt le quotidien des habits chamarrés de la commedia dell’arte. Folie bigarrée que nul excès ne pourrait, à tout moment, faire basculer dans quelque situation irréversible, parfois tragique.

    Folie du quotidien qui s’abreuve au péché gentil, à la mince subversion, à l’irrespect temporaire de la loi. Tout ceci est si ‘naturel’ que personne n’y prend garde au simple motif que tout un chacun la pratique cette folie, à la manière d’un loisir, d’un délassement. Cependant, par nature, l’homme n’est pas sage qui veut toujours outrepasser ses droits, contraindre le réel par le travail de sa propre volonté. Donc l’Existant tire sur les coutures, espérant que la déchirure subséquente le tirera de l’embarras qui parfois l’assaille, transforme ses journées en de mornes successions d’instants dont il ne sait plus très bien quoi faire, sinon tourner dans le nœud d’un ennui qui le désole et lui fait prendre conscience de l’absurdité de sa condition. Alors, délaissant partiellement le Principe de Réalité, s’adonnant au Principe de Plaisir, il n’a de cesse de se diriger vers cette folie infiniment moyenne qu’il appelle de ses vœux. Là encore il ne se situe nullement hors de ses propres frontières, il tricote une maille à l’endroit, une maille à l’envers sur le bord de soi, une manière de ‘border line’, ce qui veut dire qu’il fait de sa passagère déraison l’objet d’un pur dilettantisme. Il s’agit donc d’un plaisir essentiellement esthétique, d’une façon d’être au monde.

   Que fait-il alors ? Eh bien il ne fait qu’amplifier la folie du quotidien, lui conservant sa note prosaïque, fleurtant ici et là avec les péchés dit ‘capitaux’. Car, pour lui, afin que sa folie ne demeure indigente, sans toutefois frôler les limites au-delà desquelles elle devient incontrôlable, il joue avec les étincelles à défaut de saisir le feu à pleines mains. Les péchés, il les pratique comme un gourmet déguste un mets délicieux, trempant sa langue sur le bord d’une crème flambée, à défaut d’y plonger jusqu’au cou, là où la folie signerait sa perte, bifferait son retour en direction du normal et du rassurant.

    Dans ses prestances successives il apparaît tel le bestiaire médiéval, métamorphosé en paon confit d’orgueil, en sirène ourlée de luxure, en oryx avaricieux, en épervier colérique, en serpent envieux, en singe paresseux, en gourmand chat sauvage. Car, à ses yeux, la folie n’est rien de moins qu’une exacerbation des péchés, leur flamboiement jusqu’à l’incendie définitif qui le clôture dans une manière de somptueux feu d’artifice, de feu de Bengale, de feu de Saint Elme, enfin tout ce qu’on voudra, tous les farfadets  de toutes sortes, les braises de la passion (car la passion a à voir avec la folie, elle en est le moteur, le centre infini d’irradiation), les enthousiasmes pleins, les ardeurs délirantes, les fièvres éruptives, les embrasements soudains, les incandescences solaires, les consomptions sublimes telles celle du mystique qui brûle pour son Dieu.

   Donc, il est au bord de l’abîme, mais s’y retenant sur la margelle étroite qui le borde, ébloui, fasciné mais hésitant encore, tel Empédocle dont nul témoin ne peut nous dire s’il temporisa avant de se précipiter dans la lave de l’Etna, ne laissant en guise de signature de sa folie que ses sandales de bronze sur le cercle du cratère. Certes, les Empédocles sont rares et c’est bien entendu ce qui fait leur prix ! De la race de ces héros mythologiques sont les grands créateurs, les musiciens, les philosophes, les écrivains, les artistes dont le génie n’égale que leur sombre et taciturne folie. Se faire le démiurge transformant le plomb du réel en l’or de la pierre philosophale, ceci ne saurait résulter que d’une alchimie secrète dont seuls les Mages et les Illuminés possèdent le Sésame. Lourd destin que d’en éprouver le vertige, d’en démêler les subtils et dangereux arcanes.

   Maintenant il nous faut considérer les degrés de la folie, ses visages infiniment diaprés, ses postures si étonnantes. La folie d’en-bas, la folie moyenne, est accessible à tous les quidams qui parcourent les sillons de la terre à la recherche d’un bonheur, d’une évasion, plus rarement d’une réelle transcendance. Oui, c’est bien de ceci dont il s’agit, la folie ordinaire est immanente à sa forme, brodée de contingences. Seulement quelques éclairs parfois. Seulement quelques envolées qui, telles celles de l’infortuné Icare, se traduisent par l’inévitable chute dans le drame humain. La folie-d’en-haut, celle tressée des lauriers de la transcendance est si rare, on ne l’aperçoit guère ou bien il faut se mettre à sa recherche, explorer les œuvres qui en témoignent. Si la folie-d’en-bas s’originait à des sources simplement matérielles (le gâteau dérobé dans la pâtisserie et boulotté sans délai), la folie-d’en-haut, en prend l’exact contrepied, elle qui n’aime que les hauteurs de l’Esprit, les altitudes de l’Âme. Oui, ici c’est bien de ‘spirituel’ dont il s’agit en son essence, d’une substantialité qui devient évanescente à force de vols hauturiers.

    Cette folie est admirable au simple motif que ne peuvent en être atteints que des êtres presque invisibles qui tracent leur chemin tels des météores dans la nuit cosmique. Ces Grandes Destinées sont des entités nocturnes, des manières de roussettes ou de rhinolophes douées d’un sixième sens, peut-être même d’un septième, traversant la densité de l’espace avec des cris aigus, seulement perceptibles d’eux, avec des battements d’ailes illisibles pour le commun des Mortels. Ils sont d’une race à part. Tels les fiers aigles royaux, ils volent aussi bien au-dessus de la terre et leur œil panoptique engrange le tout du monde dont ils font leur ordinaire. Ils girent bien au-dessus du connu, à l’altitude boréale dont les festons verts sont agités des vents de l’inconnu, du mystérieux, de l’incompréhensible pour les Nombreux d’entre nous, non pour eux qui ont appris à déchiffrer les hiéroglyphes de l’univers. Ils sont les archéologues du savoir, de la science existentielle, des lettres qui chantent les originelles épopées, de la poésie en sa plus haute teneur, des idées seulement accessibles aux génies qu’ils sont, leur génie n’étant que l’envers de leur prodigieuse folie.

   Oui, Lecteur, Lectrice, vous aurez perçu combien mon propos est devenu de plus en plus sérieux à mesure que, partant de la terre d’une folie triviale, il s’élevait en direction de celle fabuleuse, souvent baroque des folies fastueuses dont seulement quelques Elus peuvent être les heureux et, à la fois, tragiques récipiendaires. Je veux ici convoquer avec la plus grande admiration qui soit ces très inspirés faiseurs de prodiges tels Antonin Artaud, Friedrich Nietzsche, Gérard de Nerval, Lautréamont, Friedrich Hölderlin, tous affiliés au régime de la plus haute poésie, ceci ne vous aura pas échappé.

 

    Du génie à la folie et inversement

 

   L’on ne comprendra jamais mieux les rapports qu’entretient le génie avec la folie-d’en-haut qu’à considérer ces deux entités comme n’en formant qu’une seule. Imaginez la singulière Sphère parménidienne pareille à une boule de mercure ou de platine sur laquelle ricoche la belle lumière, se diffuse une clarté infinie. L’intérieur de la Sphère est le lieu unitaire du génie et de la folie. Nulle césure qui viendrait en entamer la subtile harmonie, nulle faille par où pourrait s’écouler leur confiance réciproque. Là où le génie parle, la folie lui répond. Là où la folie se lève, s’exhausse la dimension incomparable du génie. Il n’y a nulle différence, nul écart, seulement une exemplaire continuité des formes imbriquées l’une en l’autre, déployées à l’aune d’une complémentarité, à la lumière de troublantes affinités. Afin de produire son feu, le génie a besoin du tison de la folie, de sa braise pareille à celle qui brille aux Enfers, qui attise la création de Dante, appelle la présence unique de Virgile. Si le génie est la figure du Paradis, son brillant cosmos, l’Enfer en est sa subtile correspondance, son complément osmotique, certes chaotique mais médiatisé, harmonisé par la puissance sans rupture du génie. Tant que dure cette fusion, rien de dangereux ne viendra compromettre l’équilibre originel, ne pourra altérer son chant de source. Perpétuel ressourcement du fleuve à sa fontaine, immersion du tronc dans la racine qui lui a donné naissance.

   Ce qui est à saisir ici, partant de ce constat d’une évidente unité, c’est que des forces sont à l’œuvre, que des tensions internes existent, que des tellurismes ondoient ici et là, que des laves font leurs ruisseaux dans l’attente d’un surgissement. Ce sont tous ces mouvements qui alimentent le génie, lui procurent cette inépuisable énergie. Songez à un Balzac écrivant son univers infini de ‘La condition humaine’. Songez à Victor Hugo traçant à la force de sa plume les milliers de pages de ‘La légende ses siècles’, des ‘Rayons et des Ombres’, des ‘Chants du crépuscule’. Ceci tient du pur prodige. Ceci est fascinant. L’Artiste, puisqu’en en effet il ne s’agit jamais que de ceci, fait naître de l’illisible continent du réel qui l’entoure, des éléments dont il est environné, eau, air, terre, feu, cette merveilleuse quintessence ou cinquième essence, « ce qu'il y a de meilleur, proprement partie la plus subtile d'une substance » selon les termes de Rabelais dans ‘Pantagruel’, autrement dit le chef-d’œuvre dont seul le génie où perce la folie peut faire apparaître la quasi exception.

    C’est bien dans cette aptitude magistrale à dévoiler l’immense beauté du réel que se devine le don inouï de ces Visionnaires, de ces Mages, de ces Alchimistes aux doigts desquels se donne la capacité d’enchanter le monde, de nous livrer sortilèges et prestiges que nous ne pourrions décrypter nous-mêmes faute de posséder les outils adéquats pour y parvenir. Ce qui, dans nos mains, n’est que terre improductive, glaise compacte et lourde, le génie le métamorphose en ces pures aurores boréales, en ces draperies infinies de l’esprit que sont toute cosmo-poétique, toute cosmo-esthétique, toute cosmo-sémantique, illuminations qui s’élèvent du champ nocturne de l’insignifié, du mutique, du perdu en soi des matières ne connaissant que la geôle des réifications.

   Sous la signification ultime de la coalescence génie/folie, se trouve le processus quasiment miraculeux de la fusion des contraires, de leur union en une seule et même ligne sans rupture. L’éclair rejoint la nuit. La foudre se confond avec l’inertie. Le tonnerre se dilue dans le silence. Eclair, foudre, tonnerre sont les attributs du divin, du sacré, de Zeus lui-même.

   Nuit, inertie, silence sont les attributs du satanique, du profane, du charnel en sa corruption la plus immédiate. Alors on conçoit aisément combien cet équilibre est fragile, combien l’être du génie est constamment menacé de se lézarder, de chuter lourdement dans les ornières d’un quotidien qui n’est nullement fait pour lui. Le génie, c’est la vastitude de l’espace, l’infini du temps, l’absolu en son image la plus efficiente, cette floculation qui flotte au loin avec le poinçon de ses certitudes, le sceau de son immarcescible vérité. Le génie est à la confluence de tout ce qui signifie, il est lui-même sens accompli de ce qui est dans sa vision de ‘Voyant’ (Voyez Rimbaud et sa ‘Lettre du Voyant’). Il voit ce qui ne fait que nous aveugler. Il entend ce qui se dérobe à notre ouïe. Il touche cet ineffable qui toujours fuit entre nos doigts infertiles. Il hume les fragrances souples de l’air, du nuage, du vent qui passe et ne laisse nulle autre trace que son propre effacement. Nous, les hommes ordinaires, vivons dans l’éparpillement des choses, dans leur confusion sans qu’il ne nous soit possible d’en réaliser une synthèse, d’en saisir les invisibles relations. Le génie, lui, se meut dans les majestueuses allées des ‘Correspondances’, dans les sillons semés des fruits éclatants des ‘Analogies Universelles’. Pensez au poème ‘Correspondances’ dans ‘Les Fleurs du mal’ :

 

"Comme de longs échos qui de loin se confondent

Dans une ténébreuse et profonde unité,

Vastes comme la nuit et comme la clarté,

Les parfums, les couleurs et les sons se répondent."

 

   Tout, pour lui, fait sens sous l’ordre de la métaphore, du symbole, de l’allégorie. Autrement dit le génie fonctionne sous le régime de l’imagination fondatrice d’un monde intérieur si riche, un genre de miel, de nectar jouissant voluptueusement de sa propre présence. Or créer, sa mission la plus haute, ne peut s’abreuver qu’à cette fontaine riche d’une eau lustrale. ‘Lustrale’ veut dire que le génie procède à son propre baptême, manière de rite d’initiation au gré duquel il se découvre comme le centre et la périphérie du cercle, complétude de facto atteinte au seul énoncé de sa propre forme, totalité assemblant les parties en une unitive conscience des choses et des êtres, à commencer par le sien. 

   Bien évidemment, le Lecteur, la Lectrice auront deviné, sous la physionomie prodige du génie, son envers, cette face d’ombre, cette folie qui, à chaque instant, risque d’envahir son âme, la précipitant hors son univers autarcique. Bien des esprits avisés s’accordent à penser que la structure de la personnalité du génie repose entièrement sur une topique schizoïde. Le génie, à l’image de la monade leibnizienne, vit de sa propre substance, constante rêverie onirique-autistique qui tisse la matière même de ses singulières œuvres. Singularité parfois si verticale que des poèmes tels ceux de Hölderlin, nous paraissent comme des miroirs ineffables à l’usage des dieux, non des hommes :

 

« Vous cheminez là-haut dans la lumière

Sur un sol de douceur, ô génies bienheureux !

Et les brises miroitantes des dieux

Vous caressent, légères

Comme les doigts de la musicienne

La lyre sacrée »

 

(‘Hypérion

Chant du destin’)

 

   Mais quel homme sur terre, pourrait prétendre avancer dans la « lumière », mériter le titre de « bienheureux », se sentir caressé « des dieux », écouter chanter « la lyre sacrée » ? Ces vers sont suffisamment admirables pour nous dissuader, nous les Mortels, d’essayer de tutoyer de telles cimes. A défaut de tracer notre sillage dans le ciel illimité, nous nous contentons de l’approfondir dans cette terre ingrate qui soude nos pieds à la glaise et contraint notre esprit à n’apercevoir qu’un horizon plus modeste. Mettant ici en opposition le règne absolu de l’imaginaire et celui, tout relatif du réel, ceci nous invite à regarder du côté de cette belle assertion nervalienne, elle contient en germe tout le tragique auquel le génie est confronté à chacune de ses respirations. Dans ‘Aurélia’, il nous révèle ce que, jusqu’alors nous avions pressenti tout au long de la lecture de ses œuvres qui, maintenant, éclate au grand jour, à la manière d’une clé nous donnant accès aux plus mystérieux hiéroglyphes de son écriture :

    « Je n'ai pu percer sans frémir ces portes d'ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible. Ici a commencé pour moi ce que j'appellerai l'épanchement du songe dans la vie réelle. A dater de ce moment tout prenait parfois un aspect double, et cela, sans que le raisonnement manquât  jamais de logique. »

   « L’épanchement du songe dans la vie réelle », qu’est-ce à dire ? Sinon que le songe, ce prédicat princeps du génie, soudain se précipite dans la « vie réelle », ce synonyme, pour le génie, de la folie la plus immanente qui soit, celle qui n’a plus rien à voir avec celle d’en-haut, mais la pure démence de l’homme ordinaire qui le fait cheminer d’asile en asile dans la pure impossibilité d’assembler les pièces d’un puzzle d’une personnalité diasporique, disséminée au hasard des chemins complexes du destin humain.  Et il ne faut mésinterpréter la première partie de la phrase « Je n'ai pu percer sans frémir ces portes d'ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible », la considérer comme une condamnation de ce « monde invisible », en faire un lieu de pure perte. C’est bien du contraire dont il est question. Le frémissement nervalien n’est pas de crainte ou de peur mais semblable à ce ‘mysterium tremendum’, à ce sentiment ressenti à l’approche du divin, du sacré. Et, ajoutons, à la confrontation du génie avec son propre génie, cet exhaussement de l’être qui est tout autant abîme que sommet, tout autant illumination qu’obscurcissement, tout autant extase que désespoir. Ce pur mystère de la rencontre avec le Tout Autre se définit de la manière suivante dans les pages de ‘Alchimie interne, la voie des substances’ :

   « Le numineux est, selon Rudolf Otto et Carl Gustav Jung, ce qui saisit l’individu, ce qui venant « d’ailleurs », lui donne le sentiment d’être dépendant à l’égard d’un « tout Autre ». C’est « un sentiment de présence absolue, une présence divine. Il est à la fois mystère et terreur, c’est ce qu’Otto appelle le mysterium tremendum. »

   Mais ici, dans cette définition, il est fait référence à l’expérience d’un homme ordinaire parmi les Mortels, qui prend conscience d’une Réalité Supérieure qui le dépasserait et le justifierait quant à sa présence au monde. Ce qu’il est important d’apercevoir c’est que le « Tout Autre » auquel il est fait allusion est de nature bien différente, aussi bien pour le génie de Nerval que pour tout autre de ses pairs. Car le ‘Tout Autre du génie’ n’est ni le Dieu de la religion monothéiste, ni les dieux pluriels des religions polythéistes, pas plus qu’une divinité issue de quelque religion que ce soit. Le ‘Tout Autre ‘du génie est la folie ordinaire dans laquelle il peut s’engloutir corps et âme dès l’instant où sa Sphère lisse et unie se lézardant, il rejoint la contingence et l’absurdité de toute condition humaine. Alors son génie, qui était d’essence solaire, se métamorphose en cette folie lunaire qui l’assaille et le confine aux ombres denses, aux ténèbres qui sont l’antinomie exacte de la création, la chute d’un cosmos dans un illisible chaos.

    Il est assez remarquable de constater que la chute des génies, la plupart du temps, est consécutive à quelque chagrin amoureux qui les a fait tomber de leur piédestal, les précipitant dans une manière de fosse commune dont ils ne pourront guère mieux se soustraire que l’homme prosaïque perdu dans le labyrinthe de ses multiples problèmes et apories irrésolues. Mais reprenons la formule nervalienne « L’épanchement du songe dans la vie réelle » et appliquons-lui, dans un souci de réciprocité, cette manière d’antiphrase : « L’épanchement de la vie réelle dans le songe ». Le « songe » est le génie, la « vie réelle » la femme en tant qu’elle symbolise toutes les tentations (voyez La Genèse), les péchés, les fautes à commettre. Tant que la femme demeurait image, symbole, allégorie, toutes déclinaisons par lesquelles l’Artiste donne vie à son œuvre, le génie ne connaissait nul danger et le fantasme lui-même n’était qu’une image, donc une abstraction capable de s’actualiser sous la forme du poème, de la prose sublime, de la toile esthétique, de la symphonie.

   Et c’est bien par la femme que le génie se distrait, ne fût-ce qu’à titre symbolique, de l’essence qui le détermine et le fait se tenir quelques coudées au-dessus de la mêlée. L’irruption de la femme au sein de son monde l’actualise, le réifie, le ramène au statut de la factualité ordinaire en sa limitation même. Ce qui était musique est devenu simple parole sourde. Ce qui était alexandrin en son rythme exact se retrouve prose indigente. Ce qui était symphonie n’apparaît que comme une bluette pour cœurs meurtris.

 

   Le cas d’Antonin Artaud

 

   Le cheminement chaotique d’Artaud est exemplaire à plus d’un titre. « Ce qui l’a fait passer de l’autre côté », pour employer la formule d’André Breton, ce qui donc l’a fait basculer dans la folie, pour reprendre notre thèse de la figure féminine en tant que médiatrice d’un enfer sur terre, nous en trouvons l’explication en la personne de Cécile Schramme. Elle va être l’épouse du Poète jusqu’à l’inévitable séparation. Voici comment se définit la tragédie de l’auteur du ‘Théatre et son double’, telle que présentée dans les colonnes du Journal ‘L’Humanité’ :   

   « Après la rupture avec Cécile - l'échec de son baptême par l'amour - il considère que ce qu'il doit explorer et assumer, c'est ce vide même, ce lieu où il n'y a pas de " je " pour penser. »

    Problème d’identité. De Cécile il attendait qu’elle lui donnât un nom, qu’elle l’inscrivît dans une possible réalité. Mais, bien évidemment ce souhait n’est que pure gageure. Cécile femme-mère ne peut porter son enfant-poète sur les fonts baptismaux de l’exister. Ce que l’imaginaire du génie possibilise, le réel l’ampute au gré de son obstination à ne rien reconnaître qui se situe hors de lui. Artaud se disait dépourvu de corps, donc privé d’identité. Mais la thèse à poser ici, est la suivante : tant que le poète était privé de corps, son génie était libre d’aller là où il voulait quand il le voulait. La revendication d’un corps, bien plutôt que de constituer un geste salvateur, apparaît comme le don le plus délétère qui soit. Dien chute de son absolu et devient Jésus-Christ (l’une des identifications d’Artaud et non des moindres !), donc un Mortel doté d’un corps, donc un candidat à la souffrance, donc un être voué entièrement à la corruption.

    Si, symboliquement Dieu pouvait être l’homologue du génie, son euphémisation sous la forme du Christ n’appelle rien de moins que la folie, cette plaie, cette gangrène interne qui attaque et dissout la conscience. Qu’Artaud ait eu un corps ou non, peu importe. Dès l’instant où il demande à Cécile Schramme de le doter d’une anatomie identificatoire, il sort des limites de son génie pour chuter dans la plus vive des apories. Ce qui est à rendre visible ici, c’est que le génie ne saurait se compromettre, accepter les demi-mesures, avoir recours aux arrangements. Le génie est un absolu qui ne peut s’exiler de son centre qu’à connaître le vertige, l’abîme de la périphérie. Mais le propre de cet abîme n’est pas d’être humain, mais divin, donc entièrement tissé de transcendance. Le génie est pur égotisme, pure intériorité. Il est une lumière qui ne supporte ni ombre ni clair-obscur. Il est rayonnement de soi dans la radicalité de son être. « Ce vide même, ce lieu où il n'y a pas de " je " pour penser », ne serait-ce là la définition même, précisément, du lieu qu’occupe le génie où la chair se dissout pour laisser place à la multiple profération de l’esprit, à son flamboiement, à son déploiement qui ne connaît guère de limites, à savoir une immense liberté qui est, à elle-même, sa propre condition de possibilité.

    Le rôle féminin que nous prétendons éminent quant à la confrontation du génie avec la réalité, à savoir la perspective d’un abîme fondamentalement humain, le voici clairement affirmé dans ‘Les Cahiers de Rodez’, au moment où le génie d’Artaud se fissure pour laisser la place à un délire obsessionnel :

 

« Creuser des abîmes, Ana,

éclater des abîmes, Cécile,

affirmer des abîmes, Catherine,

lever des abîmes, ah i par-dessus,

plaquer des abîmes, Anie,

planquer des abîmes, Yvonne »

 

   Genre de litanie sans objet autre qu’une dissolution de la femme ‘nommante’, de la femme dispensatrice de vie, de la femme matrice infertile, incapable de porter au jour un génie en puissance.

 

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