Le cas de Nerval
C’est peut-être chez Gérard de Nerval qu’apparaît avec le plus d’évidence (exception faite de Hölderlin dont nous reparlerons bientôt) la relation du Poète à sa Muse, la perte de cette dernière étant le facteur déclenchant le saut abyssal du génie (Nerval) en direction de la folie (Labrunie), la chute de l’imagination pure dans le réel pur. Pour qui est habitué au contact avec les chimères, au luxe des visions utopiques, aux dentelles infinies et diaprées du songe, le réel en sa dureté, en son irrémédiable présence, ne se donne qu’au prix de la folie. Car les chimères ne sont négatives, dangereuses qu’aux communs des mortels, alors que leur substance quasi-divine est le lieu habituel dans lequel le génie évolue, se sustentant à leurs sublimes ambroisies. Car ce qui est essentiel au cours de cet article, c’est de toujours établir une ligne de partage entre l’humain en sa contingence la plus effective et l’essence divine de laquelle le génie tire sa puissance et sa singularité.
Evoquer la démence de Labrunie implique le recours à deux de ses œuvres. ‘Aurélia’, d’abord en sa qualité de roman autobiographique, le poème ‘El Desdichado’ ensuite en son éminente valeur symbolique. L’histoire d’Aurélia est l’histoire d’amour de l’Ecrivain pour Jenny Colon, cette actrice qu’il adula, qu’il disputa à quelque rival, qu’il perdit à deux reprises, lors du mariage de cette dernière avec un acteur anglais et, définitivement, lors de sa mort. Puis le poème qui est le signe le plus profondément empreint d’un romantisme mélancolique, poinçonné à l’aune d’une longue et funeste plainte orphique. Nerval endosse la vêture d’Orphée, Jenny celle d’Eurydice. Incision de l’indépassable destin dans le corps d’une morte, dans l’âme d’un demi-vivant. Labrunie survivra de peu à cet événement mortifère. Il convient de donner ce poème en son entier, dans un double souci : d’abord celui de faire apparaître la pure beauté, ensuite d’en tirer quelques rapides interprétations.
EL DESDICHADO
« Je suis le Ténébreux, – le Veuf, – l’Inconsolé,
Le Prince d’Aquitaine à la Tour abolie :
Ma seule Etoile est morte, – et mon luth constellé
Porte le Soleil noir de la Mélancolie.
Dans la nuit du Tombeau, Toi qui m’as consolé,
Rends-moi le Pausilippe et la mer d’Italie,
La fleur qui plaisait tant à mon coeur désolé,
Et la treille où le Pampre à la Rose s’allie.
Suis-je Amour ou Phébus ?… Lusignan ou Biron ?
Mon front est rouge encor du baiser de la Reine ;
J’ai rêvé dans la Grotte où nage la sirène…
Et j’ai deux fois vainqueur traversé l’Achéron :
Modulant tour à tour sur la lyre d’Orphée
Les soupirs de la Sainte et les cris de la Fée. »
Le titre, qui signifie ‘le déshérité’, donc l’absence de possession de ce à quoi l’on destinait sa vie, prend les couleurs sombres du drame. « Ma seule Etoile est morte », le ciel du Poète était habité d’étoiles dont une seule les valait toutes, dont une seule était la Muse qui alimentait le génie de l’Artiste. La mort de l’étoile équivaut à la mort du génie, à sa précipitation dans la terre la plus lourde, muette, du réel. Ciel de la poésie se métamorphosant soudain en une prose incompréhensible. « Le Pausilippe » est le souvenir d’un voyage en Italie à Naples, à la suite d’un « amour contrarié », infinie mélancolie qui oppresse le cœur à la hauteur d’un impossible retour au passé. Il n’est pas indifférent de connaître la valeur de ce Pausilippe dont ‘Temporel’, Revue littéraire et Artistique, nous dit : « Le Pausilippe, cette longue colline qui surplombe à l’ouest de la ville le golfe de Naples, tient son nom du grec pausilypos, signifiant « qui apaise le chagrin ». Mais suffit-il d’essayer d’abolir la tristesse pour qu’elle disparaisse ? Ne l’amplifie-t-on au contraire à seulement vouloir l’étouffer ?
Dès lors un problème se pose. Nerval eût-il eu Jenny Colon pour épouse ou maîtresse, son génie aurait-il davantage résisté aux ravages de l’amour ? ‘Ravages’, oui, si l’on considère l’histoire de ces génies auxquels il est fait allusion dans la Note Liminaire. Il faut faire le douloureux constat suivant : sans l’amour que réclame son cœur, le génie sombre dans la folie. Avec l’amour qu’il poursuit et réclame, le génie, tout autant, est perdu à lui-même car il ne saurait supporter cette différence introduite entre soi et soi. L’égotisme du créateur absolu ne peut trouver de place à d’autre qu’à lui-même.
Le cas de Nietzsche
Parler de Nietzsche est nécessairement évoquer l’illumination que Lou Andreas-Salomé a provoquée en lui, en même temps que le séisme dont elle a été le soudain surgissement. Certes, la thèse qui pose comme vraie l’origine de tous les maux de ce génie qu’est Nietzsche (comme tous les autres du reste) au travers de ses relations féminines peut paraître osée et, certainement, l’est-elle. La démence du Philosophe trouve aussi sa source dans cette syphilis qu’il a contractée, qui l’épuise physiquement. Mais sur le plan psychologique, nul doute que ses successifs échecs avec les femmes n’aient constitué pour lui une des épreuves les plus terribles qui soit.
Eléments biographiques tirés de Wikipédia - « Lou a une santé fragile ; sa mère l'emmène faire un séjour au soleil, en Italie. Elle y fait la rencontre de Friedrich Nietzsche, elle a vingt-et-un ans, lui trente-huit. Avec elle, durant l’année 1882, le philosophe vit sa seule véritable histoire d’amour. Mais c'est une relation à trois, incluant Paul Rée, un riche philosophe allemand qui demande en vain Lou en mariage. La jeune femme propose de « constituer une sorte de « trinité » intellectuelle », et « pour sceller le pacte », ils se font photographier en mai 1882 dans une mise en scène qui fera scandale : « Nietzsche et Rée attelés à une charrette dont Lou tient les rênes », ce qui fera écrire à Nietzsche dans Zarathoustra : « Vous allez voir les femmes ? N'oubliez pas le fouet. »
Nietzsche, à propos de Lou : « Par la force de sa volonté et son intelligence absolument originale, elle était prédestinée à quelque chose de grand ; par sa moralité, la prison ou l’asile lui iraient mieux. »
Citation extraite d’un livre sur le Philosophe, « Frédéric Nietzsche, ma vénérée lettre d’amour » :
« De la quasi-épouse d’un jour Mathilde Trampedach à la relation platonique avec Louise Ott, du triangle amoureux avec Lou Salomé et Paul Rée à la passion pour Cosima Wagner : les amours que Nietzsche décrit dans ses lettres sont à la fois improbables et tragiques, décousues et légendaires. Le théoricien de la volonté de puissance s’abandonne à des élans de tendresse qui laissent entrevoir l’irréductible innocence de l’homme qui a fait exploser la pensée occidentale. »
Pour mieux cerner la dialectique du génie et de la folie chez Nietzsche, il faut partir de ces divers documents et tâcher de comprendre ce qui s’y dissimule en filigrane. On comprendra aisément que les relations du Philosophe avec les femmes ait dépassé la seule difficulté de la rencontre et de la possible union. En réalité, de manière bien plus profonde, c’est l’intégralité même de sa personne qui est atteinte en son essence. Si son génie trouvait à se déployer dans la sublimité de ses œuvres, voici que le surgissement des femmes dans sa vie prend un caractère essentiellement cataclysmique. Elles sont des ‘Muses inquiétantes’ pour reprendre le titre célèbre d’une toile métaphysique de Giorgio de Chirico. ‘Muses’, certes car elles peuvent fouetter son esprit, le pousser à la création. ‘Inquiétantes’, surtout, car elles apparaissent tel un étrange continent noir antithétique de celui, lumineux, solaire qui est le lieu même du génie. Métaphoriquement pensée cette césure profonde, cette faille, cet abîme situent Nietzsche sur le versant de l’adret qui exulte et flamboie, alors que ses ‘Muses’ se perdent dans un ubac ombreux, fuligineux, d’où rien ne peut sortir que de « l’improbable », du « tragique ». Ici se laisse bien percevoir en quoi l’image féminine vient troubler l’égotisme du génie qui, à chaque instant, menace de s’effondrer sur lui-même, identique à une Tour de Babel qui, par un étonnant sortilège, se serait vidée soudain des paroles qui la faisaient tenir debout.
Alors, s’étonnera-t-on encore que Friedrich menace du « fouet » ses amantes théoriques, qu’il condamne sans appel la « moralité » de Lou qu’il destine au cachot ou bien à l’asile ? Un génie ne peut consentir, fût-ce au prix de l’amour, à sacrifier l’univers qui le porte et le projette au plein du cosmos telle une brillante comète. Le génie est totalité ou bien n’est rien. Imaginerait-on, un seul instant, Léonard figeant son pinceau pour recevoir une ‘courtisane’ alors qu’il brosse à grands traits l’Art lui-même en son exception ? Imaginerait-on Victor Hugo suspendant sa plume au cours de l’écriture des ‘Contemplations’ pour se rendre à un rendez-vous galant ? Imaginerait-on davantage Chateaubriand perturbé par quelque aventure amoureuse pendant qu’il écrit fiévreusement les milliers de pages admirables de ses ‘Mémoires d’Outre-tombe’ ? Non, ceci est impensable au simple motif que le monde du génie n’est nullement le monde prosaïque où tout se justifie, où tout s’explique, où tout se lie invariablement à la chose connexe, à l’espace proche, au temps qui précède ou suit l’action de celui qui l’a entreprise. Temps et lieu du génie sont à ce point particuliers que, seul, il lui est possible d’accéder à ces hautes intuitions, à cet imaginaire qui vit de sa propre substance et jamais ne s’épuise.
Maintenant, il faut apercevoir Nietzsche depuis la vue qu’en propose Lou dans son ‘Journal pour Paule Rée’, daté du Vendredi 18 août 1882 :
« Il est étrange que nos conversations nous mènent involontairement vers les gouffres, vers ces endroits vertigineux que l’on a sans doute déjà escaladés seul pour plonger son regard dans l’abîme. Nous avons toujours choisi les sentiers de chamois et si quelqu’un nous avait entendus, il aurait cru surprendre la conversation de deux diables.
Sommes-nous très proches l’un de l’autre ? Non, malgré tout ce que je viens d’évoquer, les idées que N. se faisait sur mes sentiments et qui le rendaient si heureux il y a encore quelques semaines, jettent comme une ombre qui nous sépare, qui se glisse entre nous. Et dans quelqu’une des profondeurs cachées de notre être nous sommes immensément loin l’un de l’autre —. Il y a dans le caractère de N., comme dans un vieux château fort, maints cachots obscurs & maintes oubliettes secrètes qui échappent à l’observation superficielle et constituent pourtant sa véritable nature. C’est étrange, l’idée que nous pourrions même un jour nous opposer comme des ennemis m’est venue récemment à l’esprit avec une force soudaine… »
Cette lettre, plus qu’une simple missive, est une confession, le constat de l’abîme qui sépare deux êtres : un génie et celle qui en est éblouie, qui l’a sollicité, peut-être pour en comprendre l’ombrageuse nature, peut-être pour que, le côtoyant, il rejaillisse en elle et la porte à cette immense brûlure qui est la signature des âmes que semble toucher le divin. Lou, dans son étonnant parcours, a rencontré bon nombre de génies du siècle. Rencontres avec Rainer Maria Rilke, Sigmund Freud. Lisons la définition qu’en donne François Guery dans ‘Lou Salomé, génie de la vie’ : « elle est un génie de la sensualité, qui répand l’amour sans l’éprouver… »
« Génie de la sensualité », certes mais un génie qui se restreint aux choses sensibles, immanentes, de la vie ordinaire, alors que le génie, en son acception plénière, ne connaît que la transcendance et l’amour absolus qu’il témoigne vis-à-vis de ses créations. Nietzsche eût-il connu la passion avec Lou que cette dernière eût été entachée de relativisme, d’incomplétude dont son génie, nul n’en doute, eût souffert jusqu’au sentiment tragique d’une cruelle dépossession. Là est bien le drame du génie dès qu’il sort de son orbe, il est voué à la chute, au « gouffre », à « l’abîme ».
Nietzsche n’a-t-il déclaré dans ‘Ecce homo’ : « — Hélas ! mon Zarathoustra cherche encore cet auditoire [capable de le comprendre], il le cherchera longtemps ! »
Là est l’enfermement du génie dans un cercle si étroit que nul ne pourrait l’y rejoindre qu’au risque de sa propre perte. Car si le Génie ne peut accéder à l’homme, par simple valeur de réciprocité, l’homme ne peut accéder au génie.
Le cas d’Isidore Ducasse
La vie d’Isidore Ducasse est une énigme et le demeure encore malgré les investigations multiples des chercheurs. Nous en sommes donc réduits à des conjectures, à plaquer sur Ducasse les propos du Narrateur des ‘Chants de Maldoror’. Il semble, en effet, qu’il y ait homologie entre Ducasse et Maldoror, ce qui n’est nullement étonnant en soi puisqu’aussi bien le personnage créé dans la fiction n’est, le plus souvent, que la projection de son Auteur dans le cadre d’une fable. ‘Les Chants’ tournent singulièrement autour de l’idée du péché lié aux débordements d’une sexualité subversive (ses rapports homosexuels réels ou fantasmés avec son camarade Dazet par exemple).
La folie de Ducasse-Lautréamont-Maldoror semble s’originer à cette confusion identificatoire qui n’est pas seulement onomastique mais plus profondément psycho-sexuelle, intimement associée à un trouble général de la personnalité supposément d’ordre schizophrénique. Le lieu de cette faille interne est ainsi défini par Dominique Séjalon dans ‘Signe & Sens’ :
« Tout ce qui concerne la sexualité est pour Ducasse voué au mal, au péché. Il y a donc d'un côté l'ange-enfant et de l'autre le diable-adolescent. Isidore Ducasse semble avoir arrêté le temps. Les portraits que nous avons de lui montrent un jeune adolescent aux traits féminins qui semble ne pas vouloir choisir sa sexualité, ni s'être inscrit dans la réalité temporelle. » (…)
« Ainsi Isidore Ducasse s'est-il identifié à une sorte d'éternel enfant asexué proche d'un hermaphrodisme psychique. Il vit son adolescence comme un impossible passage à l'état adulte. Dès lors, il pose un déni et une forme de dégoût pour ce corps en mutation. »
On ne pourrait mieux décrire cette psychose latente qui est la contrepartie de son génie, le prix à payer pour créer une œuvre inouïe dont nul ne pourra dire si elle s’affilie au surréalisme, dépassant de beaucoup les plus grandes audaces du romantisme, clouant sur place les descriptions naturalistes. Cette œuvre foisonnante de métaphores hardies, regorgeant des symboles les plus étonnants est tout sauf conventionnelle, elle déborde le langage de toutes parts, elle tire sur les coutures du verbe et déchire, pareil à un éclair, le ciel de la littérature. Sans doute la folie n’a-t-elle jamais trouvé interprète plus téméraire, plus impertinent, plus iconoclaste. Avec Ducasse ce sont les catégories canoniques qui cèdent de toutes parts sous les coups de boutoirs infiniment répétés des inventions lexicales étonnantes, feux d’artifice rhétoriques permanents, surprise à chaque page, à chaque paragraphe, à chaque mot.
Si la biographie de Ducasse est trouée d’absences en maints endroits, il est cependant un événement important de sa toute jeune existence dont on ne peut faire l’économie si, du moins, nous cherchons des causes à son désarroi, des prétextes à une sexualité aussi troublée qu’imprécise, une manière de continent sombre que semblent ne visiter que les impertinences, les insolences de l’écriture qui en font aussi la surprenante magie, la fascination. Jacquette Célestine Davezac, sa mère, meurt dans des circonstances mystérieuses (on a évoqué le suicide) alors qu’Isidore a vingt mois. Ceci est bien évidemment une tragédie. Ceci, peut-être, ce décès prématuré explique-t-il cela, une difficile et impossible sexualité en raison du processus oedipien qui n’a pu être entamé et, par voie de conséquence, n’a pu être résolu, laissant plus tard le jeune adolescent en rase campagne, ne sachant que faire d’une sexualité qui l’encombre bien plutôt qu’elle ne participerait à son possible épanouissement. Elle est même un problème irrésolu qui hantera nombre de pages du texte maldororien. Au départ, c’est toute l’économie psychique du jeune Ducasse qui sera amputée de ses valeurs identificatoires formatrices du sentiment de soi en tant qu’être sexué. Dès lors ce ne peut être qu’un rapport ambivalent, une relation de type morbide qui réunit l’Ecrivain à l’image de la femme : « Quand une femme, à la voix de soprano, émet ses notes vibrantes et mélodieuses, à l’audition de cette harmonie humaine, mes yeux se remplissent d’une flamme latente et lancent des étincelles douloureuses, tandis que dans mes oreilles semble retentir le tocsin de la canonnade. »
Expression oxymorique dont le choix n’est qu’une mordante ironie, le surgissement du plus pur désarroi lorsque le thème de l’amour se profile qui ébranle les soubassements fragiles de l’être. Ce thème d’une sexualité inaccomplie ressortira avec une étonnante vigueur incestueuse au cours du bestiaire sauvage auquel a souvent recours Ducasse-Maldoror. L’insoutenable accouplement de Maldoror et de la femme de requin est ce cri lancé aux étoiles dont Ducasse voudrait qu’elles lui soient bénéfiques, au moins une fois dans sa misérable vie :
« Alors, d’un commun accord, entre deux eaux, ils glissèrent l’un vers l’autre, avec une admiration mutuelle, la femelle de requin écartant l’eau de ses nageoires, Maldoror battant l’onde avec ses bras ; et retinrent leur souffle, dans une vénération profonde, chacun désireux de contempler, pour la première fois, son portrait vivant (…) au milieu de la tempête qui continuait de sévir ; à la lueur des éclairs ; ayant pour lit d’hyménée la vague écumeuse, emportés par un courant sous-marin comme dans un berceau, et roulant, sur eux-mêmes, vers les profondeurs inconnues de l’abîme, ils se réunirent dans un accouplement long, chaste et hideux !… Enfin, je venais de trouver quelqu’un qui me ressemblât !… Désormais, je n’étais plus seul dans la vie !… Elle avait les mêmes idées que moi !… J’étais en face de mon premier amour ! »
Aucun commentaire ne pourrait dépasser cette violente mise en scène, cette pure dramaturgie qui, à des années de distance, vient réparer un accroc du destin, faisant l’offrande à Isidore de la mère qu’il n’a guère connue, possibilisant au gré de l’écriture la résolution définitive, orageuse, de l’acte inceste par lequel, symboliquement il aurait dû, par la grâce de l’amour maternel, procéder au ‘meurtre du père’ et gagner ainsi son accession à la Loi, condition essentielle pour échapper à la folie et réaliser les conditions de son insertion harmonieuse dans la société. Mais le destin en a décidé autrement : Isidore serait un corps totalement sacrifié à accomplir le culte du langage, à le porter à son point d’incandescence, là même ou le réel s’évanouit sous les coups de boutoir des mots pareils à des armes, à des projectiles lancés contre les apories définitives de la condition humaine.
Ce qui, pour le génie lautréamo-maldororien se donne sous la forme du possible (l’homosexualité avec Dazet, l’ancien camarade de classe ; le statut d’hermaphrodite ; l’amour incestueux avec la Mère sous la figure de la femelle de requin), tout ceci s’inverse donc au sein de la folie isidoro-ducassienne (l’impossibilité de rejoindre l’Autre, la perte de soi dans un univers concentrationnaire dépourvu de toute correspondance, privé de quelque analogie que ce soit.) Du reste, ce monde infiniment clos, cette geôle existentielle n’est nullement le propre de Ducasse mais le bien commun à tous ces génies qui comburent en leur intérieur et ne connaissent que congères et glaciations funestes dès l’instant où un événement, une personne (le plus souvent figurée dans le visage d’un amour inexaucé) viennent perturber le fragile équilibre qui était le leur. Leur puissance n’est que l’envers de cette vulnérabilité qui les habite à la manière d’un Enfer tutoyant le Paradis. Pour eux et seulement pour eux, génie rime avec Paradis, tout ce qui existe autour est Enfer, folie-d’en-bas qui est à leurs yeux l’emblème même de la perte, du non-sens en sa plus totale absurdité. Beaucoup se réfugient dans la mort plutôt que de subir cette épreuve qui se situe au-dessus de leurs moyens.