Image : Léa Ciari
***
Les signes, les signes partout en grappes compactes, en essaims rutilants, en amas pluriformes. Et le Soi, là-dedans, immergé jusqu’au plein de son être.
Comment se retrouver,
tracer les limites de Soi,
ne nullement se disperser
parmi la foule diaprée
des choses et des mondes ?
Il y a toujours une grande souffrance à s’éparpiller ainsi parmi le tumulte de l’Univers, Soi visible dans l’invisible de l’Immense et du non-préhensible. On avance, on marche sur la liane étroite du chemin, on se dirige vers le plein et l’ouvert de la lumière, là où l’on croit se trouver, serti dans le logis même de sa certitude, plongé au coeur singulier de sa graine existentielle.
On avance sur le chemin, on ne se retourne nullement en direction de son passé, on veut infiniment tracer, ouvrir, faire se déployer l’arche immense de l’Avenir, amener le futur au lieu de sa présence. Mais plus on progresse, plus le projet recule et ne se dévoile à nos yeux inquisiteurs qu’un Vide qui nous inquiète et nous intime l’ordre de retourner au lieu de notre Origine. Mais l’Origine est si loin, là-bas au-delà de la courbe des yeux, au-delà des frontières de la mémoire. Certes, on perçoit bien une vague lueur, un genre de flamboiement discret, une projection d’étincelles dans sa propre nuit primitive et sans doute est-on en deuil de ceci, mais jamais le temps ne s’inverse, jamais le temps ne rétrocède vers le passé. L’éternel retour du même est un curieux cycle qui ne profère rien que le présent, le présent, ici et maintenant, par lequel nous nous sentons approximativement exister un peu plus que le destin de la simple diatomée incluse dans sa lentille de verre.
On progresse parmi la jungle des signes. On les écarte du bout des doigts. On les disperse devant soi à la manière d’un nageur qui fend l’écume de ses mains jointes afin que, son corps s’insinuant dans la travée ainsi ouverte, la chair puisse connaître la sensation qui la rend frémissante, impatiente de savourer la prochaine brasse, le prochain site d’une parenthèse de l’eau. On nage dans la Grande Mare Universelle, on s’ébroue parfois, on plonge dans l’eau tumultueuse des signes, on les veut, on les désire et les craint à la fois.
Les signes, ce sont eux qui ouvrent notre monde,
c’est l’alphabet par lequel tout vient à nous dans l’ordre du sens.
Signes des mains qui saluent, étreignent, tracent sur la page blanche les mots sacrés de la poésie. Mains qui fécondent l’Amante et la portent à cette feuille d’Amour dont elle est la nervure essentielle. Je ne suis que le limbe fragile en attente de Celle qui va me révéler à moi-même comme celui que je suis dans la silhouette féconde du jour. Signes du corps, ils sont le morse au gré duquel nous appelons l’Autre et lui demandons de nous reconnaître, afin que, reconnus, nous puissions nous éprouver comme Forme réelle avançant sur le sentier de sa singulière humanité.
Signes des pieds, ils arpentent avec conscience le sol de poussière où se déposent les traces de la belle archéologie humaine. Signes, déjà, de la Préhistoire, empreinte du pied humain dans le limon des grottes, dans sa nuit confuse. Un premier geste est posé qui ensemence le trajet des Erratiques Figures, il sera émaillé d’immenses joies, mais aussi taché des drames qui, partout, surgissent et terrassent la vie, parfois, la portent au bord d’un extrême péril.
Le Ciel est très haut, impalpable dans son émail polychrome, assemblage subtil d’une touche légère d’aigue marine, d’un poudroiement céleste, de la nervosité d’un cyan, de l’éclat d’une turquoise. Ciel signe des dieux, Ciel signe qui nous convoque à la simple joie ouranienne, alors que Nous, les Terrestres, sommes plongés dans cette glaise dont, à peine, nous émergeons. Ciel de haute destinée, il toise les hommes que nous sommes pour nous dire sa propre vastitude, notre infinitésimale effigie parmi les interstices des jours. Ciel de haute venue, il voudrait nous entraîner dans le site de sa pure beauté. Nous le voudrions mais notre nature n’est nullement de l’ordre des Anges ou des Séraphins et notre vol, qui se voudrait hauturier, se solde toujours par une chute à la manière d’Icare.
C’est notre fierté constitutionnelle, l’idéal que nous avons chevillé au corps qui prononcent les mots mêmes de notre condamnation. Nous voudrions la suprême envergure et nos rémiges, la plupart du temps, sont soudées qui nous maintiennent à la surface des choses, non au-dessus d’elles, là où l’Esprit s’anime à la manière de la Rose multiple des Vents. Nous voudrions devenir, par la simple grâce de notre souffle, cette vigoureuse Tramontane balayant le plateau des garrigues, ce Mistral érodant les cailloux de la Crau, ce Sirocco abrasant ce sable des dunes mais, le plus souvent, nos prétentions se résument à être un simple et tiède zéphyr qui lisse tout juste la batiste de la peau du monde, et s’éteint, quelque part, en un endroit innommé.
Le Ciel, peu à peu descend en direction des hommes, comme s’il voulait se mettre à leur portée, leur éviter de dresser l’échelle de Jacob pour rejoindre Dieu en personne. Car nul ne peut se rallier à que ce qui n’existe que dans l’imaginaire des Existants. Peu à peu, le ciel se décolore, devient aquarelle légère, à peine un gris perle et d’étain dans la brume des nuages, à peine une touche plus soutenue, dans le genre d’un gris acier, pour rejoindre le domaine des Erratiques et des Privés d’orient. Là, à la limite infrangible du Ciel et de la Terre, là où la lumière se fait plus vive, une Illisible Silhouette se cristallise, se fige comme si elle voulait signifier l’impossibilité d’une marche en avant, une halte là, un étrange suspens, à la manière du vers d’un poème s’arrêtant à la jointure de l’hémistiche.
tracer les limites de Soi,
ne nullement se disperser
parmi la foule diaprée
des choses et des mondes ?
Comme si, perdue en son être même, cette Silhouette cherchait ailleurs qu’en son intime, un Répondant qui lui affirmât la nécessité d’une route à poursuivre, l’impératif d’un désir à faire briller, l’obligation existentielle d’un Soi-hors-de-Soi, c’est-à-dire d’une manière d’Absolu pour lequel se mettre en quête afin de ne nullement désespérer, de ne demeurer sur le bord ultime de la faille. Elle-qui-hésite, elle clouée au centre du rayonnement de la lumière, elle qui semble dépossédée de tout, n’est-elle, plus que jamais, privée d’elle-même, sans réelle coïncidence avec son être propre ? Il en est ainsi des Egarés-sur-Terre, nous tous en réalité, la plupart du temps ne le sachant pas ou bien l’éprouvant dans une sorte de vertige flou, nous ne faisons que murmurer, en notre enceinte de chair, à bas bruit, telle une sournoise maladie, les mots essentiels du Poète des Cimes, Friedrich Hölderlin disant dans le poème « Mnémosyne » :
« Un signe sommes nous, vide de sens »,
et ceci résonne à l’infini depuis notre naissance jusqu’à notre mort sans que, jamais nous ne sachions bien en résoudre la farouche énigme. C’est ceci qui alimente notre angoisse originelle, sape les fondements mêmes de nos certitudes. Nous ne sommes que des colosses aux pieds d’argile, des châteaux de sable que le flux, sans cesse, vient battre de sa langue mortelle. Que cela s’écroule en nous, certes nous le sentons, mais avançant avec le temps, nous ne possédons plus l’écart qui nous permettrait de connaître la juste mesure de notre désarroi. Nous l’éprouvons à la façon d’un fourmillement interne, toujours déporté de sa propre venue, nous l’attendons ici, dans ce pli de la chair, cette ride, mais il est là, dans ce bourgeonnement impérieux de l’âme qui ne connaît nullement le lieu de son assise. Tout est toujours en tumulte de soi et rien d’immuable ne vient jamais dont nous pourrions tirer quelque profit, quelque repos. Nous sommes des processus alchimiques qui, jamais, ne rencontrent leur Pierre Philosophale. Seulement un bouillonnement dans d’étranges cornues et nos oreilles sont saturées d’un ébruitement sans nom.
De part et d’autre du chemin, le fouillis des ramures des arbres, ils sont les doigts que la Terre destine au Ciel en une sorte de supplique. Disent-ils la douleur du Monde en laquelle s’enchâsse la douleur des hommes ? Emboîtement gigogne d’un sens toujours à rechercher, il brille, loin devant, dans le genre d’un inatteignable arc-en-ciel, d’une pluie de météores, des cheveux d’argent d’un feu de Bengale.
Comment se retrouver,
tracer les limites de Soi,
ne nullement se disperser
parmi la foule diaprée
des choses et des mondes ?
Le Soi, où est-il ? Ici, il y a peu, il y avait le fouillis inextricable d’une jungle, ici il y avait la belle et fourmillante canopée traversée de ses oiseaux de feu, de ses plumes d’opale et d’émeraude, parcourue du cri joyeux de ses primates aux bonds prodigieux. Du sol s’élevaient des lianes géantes, on les eût dites infinies, voyageant parmi le ciel et bien au-delà. Le Soi, où est-il ? La jungle s’est effacée. Les hautes tours de verre de la suffisance mondiale ont eu raison d’elles. Mirage des mirages, des nuages immaculés s’y reflètent, des désirs humains s’y abîment, des sourires, des espoirs y trouvent leur étincelante tombe. Où sont-ils les signes qui font s’élever les hommes à leur dignité d’hommes ? Que sont-ils ? Ces herses de verre dressées contre le libre azur ? Ces cabanes de tôles rouillées qui servent d’abri au peuple assiégé d’un constant dénuement ? Ces barres des néons multicolores qui rythment la nuit de leurs éclats syncopés ? Ces milliers de confluences d’automobiles, de cyclomoteurs, de véhicules de toutes sortes qui zèbrent les rues de leur étrange agitation ?
Où sont-ils les signes des hommes ?
Il faut dépasser la nappe chatoyante des couleurs. Il faut s’extraire des mouvements désordonnés des immenses agoras humaines. Il faut passer outre cette immense désarticulation du Monde. Il faut s’immerger au plus profond de Soi et rejoindre ce qui, en l’homme, est ineffaçable, à savoir les fondations sur lesquelles il s’est appuyé pour prendre son essor. Il faut revenir aux signes premiers, ceux qui, encore nous parlent du plus loin, certes leur parole s’est affaiblie au point de devenir incompréhensible, mais jamais il n’est trop tard pour en redécouvrir le sens. En eux est entièrement contenue la pure merveille d’exister. Alors il n’est que temps de se vêtir de ses habits d’archéologue, d’essuyer la poussière afin d’en faire émerger ce qui est si près de nous mais que nous avons remisé en quelque sombre endroit de la mémoire, Les signes premiers. Il faut en revenir aux initiales inscriptions du geste humain déposées dans la matière.
En revenir à la proto-écriture, aux traits élémentaires inscrits sur la nacre des coquilles : un ovale et un demi-cercle pour un œil ; deux lignes qui se croisent et une tache scindée en deux pour évoquer l’animal.
En revenir aux caractères cunéiformes sumériens que le stylet imprime dans l’argile molle, tout un monde y figure en miniature, nous y compris.
En revenir aux étonnants hiéroglyphes égyptiens. Ils nous disent la bouche, le pied, le cobra, le vautour, le roseau fleuri, ils nous disent le monde des Pharaons qui est aussi le nôtre dans ces glyphes aussi simples qu’immédiatement perceptibles.
En revenir à l’alphabet phénicien, à ces signes aussi rudimentaires qu’esthétiques, ils nous montrent en quelques lignes à peine ébauchées, la maison, le bâton, le poisson, le crochet, le mur, la roue, la main, les premiers êtres du Monde que nous rencontrons de manière à pouvoir nous inscrire, précisément, dans ce registre existentiel de la Terre qui est notre originelle demeure.
En revenir enfin à ces caractères primitifs Grecs, simples dessins d’une grande beauté à partir desquels s’édifiera l’écriture alphabétique, sillon originel d’une Civilisation qui sera aussi, en héritage, la nôtre, celle qui nous a portés à qui nous sommes, ici et maintenant dans le pli ouvert de notre destin.
Nous venons de là, nous sommes de curieux palimpsestes qui avons biffé le lieu de notre provenance. Mais eux, les signes, n’ont oublié ni leur site d’origine, ni les hommes que nous sommes qui en figurons les nécessaires Répondants. Pouvons-nous faire autrement que de répondre à leur silencieux appel ? Nous n’avons guère le choix que de reconnaître, en ces signes modestes, notre propre ligne de vie. Ne les sentez-vous fourmiller en vous, vous qui lisez, s’agiter à la façon d’une meute joyeuse libre d’elle-même, enlacée à votre propre chair ?