"et puis, rester sans mots..."
Image : André Maynet
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Chacun le savait, la Terre était peuplée d’Erratiques Figures. Nul ne s’en émut jamais, au motif que vivre, exister, n’était qu’errer d’un bord à l’autre de l’abîme et tâcher de n’y sombrer que le plus tard possible. Ainsi, les Erratiques s’usaient-ils dans des tâches mondaines, piocher l’argile de son jardin, faire ses provisions, ravaler l’enduit de sa façade, aller au marché, faire un brin de causette au coin de la rue. Pour autant le monde n’allait pas plus mal et chacun cheminait cahin-caha à l’intérieur de son outre de peau sans se poser trop de questions. Tant et si bien, qu’après des siècles de routine et d’éternel retour du même, l’avancée des Existants paraissait fixée à jamais dans cette activité monotone, pareille au rythme de la respiration, aux battements du cœur. Comme si, au-dessus des Etranges Figures, un Destin avait posé une main impérieuse dont nul ne se serait défait qu’à s’extraire lui-même de sa propre condition. Or, bien évidemment, ceci était inenvisageable car personne ne souhaitait s’hypostasier dans le statut de l’animal ou celui de la plante. Chaque jour qui venait mettait ses pas dans les pas de la veille et la clepsydre faisait chuter son chapelet de gouttes dans le silence immémorial des grands espaces.
Cependant les Grands Espaces, précisément, se donnaient aux hommes selon leur inclination singulière. La plupart d’entre eux, qui se nommaient « Les Ombreux », n’attachaient aux dits Espaces qu’une attention fugitive, pareille à celle que les Distraits portent sur les dentelles de fils de la Vierge disposées au bout des brins d’herbe en leur semence hivernale. Ceci aurait pu résonner à la manière d’une cinglante aporie si, en quelque endroit du monde, ne s’étaient levés des visages bien plus enclins à découvrir l’espace libre de la clairière, le trait brillant du rivage, l’écume des vagues, la phosphorescence de la Lune sur les toits d’ardoise. Ces deniers se nommaient, dans la plus grande simplicité qui fut, « Les Lumineux ». Certains prétendent que ces Lumineux étaient éclairés de l’intérieur, à la manière de lampions de fête et que, jamais leur lueur ne s’éteignait, toujours un Officiant se détachait du cortège pour ranimer la flamme et la douer d’une réelle éternité.
Et comme les vertus de la dialectique consistent à mettre en rapport le différent et montrer les formes selon leurs plus visibles contrastes, maintenant le temps est venu de dire ceci à propos de la Terre et de ses plus estimables épiphanies : chacun la porte en soi, la Terre, certains dans l’opacité d’une vision, d’autres dans la transparence. Mais il faut, pour rendre notre propos plus parlant, devenir ces nomades aux yeux brillants qui, de pays en pays, découvrent les lieux qui leur sont destinés. Alors c’est ceci qui apparaît :
Les uns voient, dans les vaches Ankole du Burundi,
dans leurs immenses cornes en forme de lyre,
l’émergence même du Sacré ;
d’autres n’y aperçoivent
que les herbes folles de la savane.
Les uns visent, dans les pirogues fines, élancées du Congo,
le destin d’un Peuple ;
d’autres s’arrêtent aux reflets de l’eau noire au-dessous des coques.
Les uns devinent, dans les pitons parfaitement réguliers de Sainte-Lucie,
les motifs de l’élégance ;
d’autres ne sont sensibles qu’au piémont en son illisible présence.
Les uns sont fascinés par l’étincellement du Mont Kailash ;
d’autres demeurent en ses ébauches de pierres,
ses éboulis tout en bas de la pente.
Les uns se réjouissent à la vue des Champs Phlégréens,
aux brumes légères qui s’élèvent de la Solfatare ;
d’autres n’y devinent qu’une vague fumée sans nom bien précis.
Maintenant il nous faut avancer avec le Peuple des Erratiques Figures, côtoyer aussi bien les Ombreux que les Lumineux. Ici est une grande procession qui va à la découverte du Monde. Ici, bientôt, le Peuple se divisera en deux parties inégales : l’une, la plus nombreuse, se perdra parmi le luxe clinquant de ce qui n’advient qu’à titre de décor, jamais ne se lève dans la mesure d’une Haute Parole. L’autre, vous l’avez deviné, tissée de la belle clarté des Lumineux, des Rares, explorera tous les recoins du visible afin qu’un Chant Poétique se hisse du réel qui donnera aux yeux leur brillant, à la peau son éclat, à l’amour son langage.
Les Lumineux sont vêtus de la longue jupe des Derviches Tourneurs. A mesure qu’ils avancent sur le chemin de la Découverte, à mesure qu’ils laissent entrer en eux l’aventure mystique de l’Être, de grands cercles girent à leur entour dont ils sont le centre de rayonnement. Entraînés par l’irrésistible force de Coriolis, les Adeptes sont hors du temps, hors de l’espace, dans une région insaisissable où l’insaisissable précisément est leur lieu et la scansion subtile de leur âme. Le défilé des blanches jupes se découpe sur l’image d’un haut plateau, une manière de falaise qu’entaillent de profondes gorges. Toit autour d’eux, sur de vénérables pierres, la danse infinie du peuple des pétroglyphes, ils disent les vertus du Très Ancien, de l’Archaïque en son inestimable faveur.
Progressant, les Lumineux savent qu’ils vont rencontrer la Pure Beauté, qu’elle sera là, devant eux, à la limite du tangible, longue irisation qui fécondera leurs yeux, les portera au rare du diamant, millier de facettes pareilles à un halo du jour, à une blanche écume, à un bouton de rose dans la stance unique de son déploiement. La Beauté est là, ils le savent depuis leur barbe courte taillée au carré, des fils d’argent en traversent l’heureuse toison. Ils le savent depuis le cuir tanné de leur peau, il est un maroquin mystérieux brillant dans le clair-obscur d’une bibliothèque. Ils le savent depuis la prunelle de leurs yeux qui prélèvent les gouttes intérieures d’une unique présence afin de la porter au-dehors, là où encore le secret est plus grand parce que trop ouvert, trop dispersé aux quatre vents de la curiosité.
Ils pénètrent dans une profonde gorge. Une étrange lumière bleue zénithale coule du ciel à la manière d’une sourde résine. Ils chantent. Mais leur chant est intérieur, tissé en quelque pli reculé de la chair. Seules leurs lèvres entonnent silencieusement l’hymne qui les traverse dans le genre d’un feu follet. On en voit de rapides lueurs, elles détourent leurs visages, le présentent telle une effigie sur une pièce de monnaie. Portés par le chant, leurs pas sont légers, leurs bottes de peau touchent à peine le sol, lévitation symbolique avant la réelle, celle qui libère l’Esprit, le fait flotter au-dessus du corps, juste une plume, un duvet. De chaque côté, de hautes falaises de grès rouge veinées de jaune par endroits. Les Ombreux, on devine leur lourde marche harassée, loin, bien au-delà de la courbure des yeux. Ils ont si peu d’importance, une poussière que l’air reprend en son sein et disperse dans l’insignifiance des choses, dans le poudroiement de l’inutile.
Un Haut Temple devant eux. Un vaste chapiteau à colonnes se perd, tout là-haut, dans le drap éclairé du ciel. Figurés sur le tympan, en signes aussi dépouillés que symboliques :
le Soleil,
deux Cornes,
des Epis de blé
Le Soleil dit la haute présence du dieu Rê, les Cornes sont la figuration de la Puissance, les Epis disent l’abondance de la Moisson, son essentialité pour les hommes, le Pain qui en résultera, la mie blonde, la croûte dorée, tous signes d’une vie assurée en ce qu’elle a de plus riche, de plus prodigieux. Les Lumineux franchissent la Haute Porte. Ils savent la valeur du Passage, cette singulière et profonde signification qui les conduit du Profane de l’avant-seuil au Sacré de l’après-seuil. Ici, la lumière coule en longues gerbes marines mêlées à l’émeraude, à l’opale, au clair glacis des falaises pareilles à un miel. Les corolles blanches des Illuminés les portent au-delà d’eux-mêmes dans un genre de flottement aérien. C’est tout juste si leurs pieds effleurent le lac de calcite étincelante.
Leurs beaux visages de terre cuite, identiques aux anciennes amphores, luisent dans la pénombre. Leurs poitrines cuivrées sortent de leur vêture avec des étincellements de métal. Les jupes girent infiniment, accompagnées des souples mouvements de tête des Adeptes. Les jupes assemblent, en cet endroit du monde, tout ce qui du monde est épars, disséminé : les boules blanches des nuages, les crins effilochés du vent, les filets d’eau des cascades, les éclisses d’air bleu, l’amitié dispersée au hasard du cheminement des Oublieux et des Frivoles. Les jupes magnétisent le réel, aimantent tout ce qui mérite de l’être : la mésange à la gorge jaune qui zinzinule, le chant d’amour des rivières, les roues à aubes des moulins avec leurs jaillissements d’eau limpide, le liseré de la montagne pareil à un éclair, les mots du poème qui tintent tout contre l’airain du ciel.
C’est ceci que les Jupes relient en leur multiple rotation. Rien ne leur est extérieur, tout est entièrement contenu dans la densité pulpeuse de leurs plis, dans la noble étoffe qui se connaît comme celle qui assemble le divers, le dispose en une seule et même graine, un germe qui se lève pour un avenir radieux. Ce qui est le plus étonnant dans la quête des Illuminés, c’est cette subtile aura qui ceint leurs corps, cette radiance, cette manière de haute effervescence. Sans doute chacun s’étonnera-t-il de ces Cercles Infinis faisant suite à ces Cercles Infinis, comme si le mouvement était la fin en soi. Mais, assurément il l’est afin qu’un vertige se levant de sa réitération, un autre univers puisse surgir qui ait le pouvoir de les soustraire à l’ordinaire et désespérante pesanteur.
Mais il serait vain de penser que, pour autant, les Intemporels s’absenteraient des promesses électives de la Terre. Non, s’ils tutoient le Ciel, c’est pour mieux s’immerger dans la pure présence de la Terre, y déceler ce qui y demeure en retrait et dit silencieusement le mode propre de son être. Ciel-Terre, une seule et même arrivée à soi de ce qui doit être regardé et porté en avant de soi, à la façon dont une Figure de Proue exhibe au monde les secrets d’une étrange et Pure Beauté.
Pure Beauté ? La voici en son écrin de pierre retenue, mais pour autant libre d’elle, infiniment libre de paraître et de s’affirmer telle l’Unique dont elle est le porte-enseigne, le fleuron, l’héraldique hissée à sa plus haute venue. Dans une niche de calcaire, parmi le fourmillement de la lumière, dans le silence recueilli du lieu, une Jeune Présence défie les lois du temps. Nul ne sait si elle est de pierre éternelle ou bien de chair fugitive, labile, destinée à n’être passage et rien que ceci. Cependant une juste mesure se donne dans l’évidence, Beauté est là en l’étonnement qu’elle allume dans les yeux des Illuminés, dans les nôtres qui lisons-écrivons depuis la confidence de notre chambre. Pure Beauté est humaine plus qu’humaine et, en même temps, Déesse aux mille faveurs. Son casque de cheveux, dans le genre de la garçonne, elle l’exhibe avec une belle confiance. Son visage blanc, une neige, rayonne, bel écrin s’il en est pour les trois points à peine affirmés des yeux, du nez, des lèvres touchées d’un léger pastel. Le haut du corps est dénudé. Non dans une manière de provocation qui contreviendrait à l’équilibre général, juste un buste de plâtre enchâssé dans les revers de la veste couleur de nuit. La poitrine est si évanescente, le geste de la libellule prenant l’eau de sa minuscule libation. Deux boutons de rose qui hésitent à venir, à proférer, peut-être, les premiers mots de l’Amour.
Dans le vaste atrium où est enclose la niche de Pure Beauté, les Rares tournent toujours selon leur immuable rythme. Ce que, de Pure Beauté, ils saisissent, ces brefs éclairs de vision décuplent en eux la dimension de recueil des choses belles. Un genre de clignotement qui, lors de chaque illumination, se métamorphose en source de joie. Peut être regarder la Beauté est-ce ceci, le surgissement de l’instant déjà en son rapide retrait ? Elle-qui-est-là, dans sa naïve et, à la fois, troublante posture, nous fait le don du bas de son corps sur le mode de l’effacement. Une jupe, certes des plus courtes, dissimile son intime féminité, dérobe à nos yeux et à ceux des Illuminés ce qui la fait prioritairement femme en sa première épiphanie. Nue, sa beauté s’en fût-elle trouvée accrue ? Ceci nous ne le saurons jamais et c’est de peu d’importance au simple motif que cette Effigie, nous la trouvons pleine d’une grâce juvénile qui nous enchante.
La jupe noire, immobile de Pure Beauté, joue en mode contrasté et même opposé par rapport aux larges cercles blancs accomplis par les Derviches. A l’évidence deux beautés se font face, chacune s’abreuvant à l’autre, chacune exaltant l’autre. Certes, ici, existe-t-il d’une façon claire une antinomie posant le Profane face au Sacré. Mais la grâce, l’éclat peuvent aussi bien résulter des deux et, du reste, jamais nous ne pouvons décider du lieu et du temps de notre rencontre avec ce qui se donnera pour délicat, riche, pur. Ceci n’est nullement en notre pouvoir. Tout aussi bien pouvons-nous tomber en amour devant la ruelle tortueuse pavée de lourds schistes gris, tout aussi bien de cet Antique Monument dont le péristyle s’ouvre sur jardins et fontaines, aussi bien de cette Etrangère croisée au hasard des rues dont l’image hante longuement les couloirs de notre mémoire.
Avant même que de nous absenter définitivement de Cette Apparition, nous jetons un dernier regard sur cet éclat de peau qui jaillit dans le domaine laissé libre par la jupe et les hauts bas. Alors, nous ne savons guère que décider du geste de notre vision. Nous le laissons volontairement en suspens dès lors où la rencontre de toute Beauté est juste émotion, frisson s’étoilant sur la nervure du dos. Soudain, nous nous retrouvons seuls face à nous. Les Illuminés se sont retirés sur la pointe des pieds, nous n’en apercevons plus que l’écume blanche au loin. Quant aux Ombres ou aux Ombreux, parfois entendons-nous leur longue marche claudicante sur les sillons de glaise ou le long des arêtes des trottoirs de ciment. Ils poursuivent leur route, tout comme nous poursuivons la nôtre. L’une vaut-elle plus que l’autre ? Et, du reste, la question n’est-elle mal posée si nous faisons l’hypothèse du Destin tout puissant qui oriente nos pas et, en quelque manière, décide pour nous ?
Cependant un mystère demeure dont, peut-être ne lèverons-nous qu’une partie du voile. En arrière de Pure Beauté, à la façon d’un spectre, un Curieux Personnage, cheveux hirsutes, lunettes noires ceignant les yeux, bas du visage effacé, nous fait face et nous interroge. Ce qui nous étonne le plus, c’est bien cette mutité dont il semble cruellement atteint. Le langage, tout langage lui paraît interdit à jamais. Mais cette énigme ne se résout-elle à seulement entendre d’une façon exacte les mots de l’Artiste commentant son œuvre : « et puis, rester sans mots... ». Oui, devant Pure Beauté, devant les Illuminés, nous restons sans mots, peut-être la meilleure façon de leur donner la part qui leur revient qui se nomme « indicible », « ineffable » qui se dit, en définitive « Silence ».
Oui, « Silence ».