tomber... (amoureux)
Image : André maynet
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Voyez-vous, je ne sais plus très bien où votre image m’était apparue la première fois : dans les pages glacées d’une revue ou bien sur la planche à dessin d’un Artiste habile à façonner des êtres de rêve dont, sans doute, nul ne pouvait jamais revenir après les avoir aperçus ? Mais c’est une sorte de bonheur, sinon d’ivresse de vivre ainsi dans le flou, dans l’approche permanente des choses sans parvenir à trouver le lieu de leur source, leur surgissement premier au monde.
Le trop exact tue le songe.
Le trop précis bride l’intellect.
Le trop affiné glace les sentiments.
Il faut au monde cette marge d’indécision, cette lisière tremblante, cette onde à peine posée sur le mirage du lac. C’est de cette manière que l’imaginaire connaît son éclosion et assure son destin. Or, la vie, n’est-elle seulement imaginée, hallucinée, bien plutôt que reposant sur de fermes assises ?
Je crois, Chère Image Fondatrice de mon doux vertige, que j’ai grand besoin de cette zone de vacillation, de cette buée, de cette brume qui s’enlèvent de vous et vous remettent entre mes mains bien mieux que ne l’eût fait un réel amarré au môle des certitudes. Mon approche de vous est pur éloignement et ceci est heureuse circonstance pour la simple raison que, si je vous avais élue hôtesse en mon logis, votre présence se fût dissoute parmi les mailles habituelles du quotidien, vous ramenant au simple statut d’objet, peut-être ce vase en céramique luisant faiblement dans l’ombre d’une étagère.
C’est curieux, ce matin je me suis levé avec la tête emplie d’ouate, peut-être la persistance d’un mauvais rêve qui faisait, tout autour de moi, son lancinant pas de deux. Si, comme je viens de le préciser à l’instant, je ne cherche nullement qu’une exacte logique s’applique à ma tâche d’exister, pour autant une certaine visée exacte des choses m’agrée et me place au sein de mon être, plutôt qu’à ma périphérie. Peut-être le seul moyen de m’y retrouver consiste-t-il à établir un moyen terme entre le dehors et le dedans ? Seulement cette position constitue une sorte d’aporie fondamentale. Lorsque je suis à l’intérieur de ma citadelle, je n’ai de cesse de me trouver à l’extérieur et une identique raison anime le mouvement inverse, l’extérieur me remettant à l’intérieur sans délai. Mais enfin rien ne sert de lutter contre ses inclinations.
Donc, ce matin, dès mon lever, pareil à un essaim d’abeilles dorées qui m’aurait poursuivi de ses assiduités de nectar et de pollen, UN MOT, un unique mot tourbillonnait dans le pavillon de ma tête si bien que je croyais avoir perdu la clé du langage. Donc ce mot, qui envahissait l’entièreté de ma conscience était celui, simple, familier, répété mille fois par mille bouches dans la quotidienneté, un verbe usuel :
TOMBER
Pourquoi « tomber » et non pas « voler » ou bien « chanter » eh bien ceci est un mystère que je vais m’employer maintenant à éclaircir. A peine ce mot s’était-il levé dans l’horizon de ma pensée que mille formules les plus usitées surgirent dans ma tête au point de n’y laisser paraître nulle autre forme d’expression. La mince litanie lexicale se déclinait de cette manière un peu folle :
Tomber des mains
Tomber dans l’oreille
de quelqu’un
Tomber des cordes
Tomber en extase
Tomber en feu
Tomber en pierre
Tomber dru
Tomber à verse
Tomber en chute libre
Tomber sur son séant
Tomber raide mort
Tomber fou
Tomber en extase
Le lecteur attentif aura remarqué que ce verbe s’appliquait tantôt à des formes de mouvements, à des événements météorologiques, à des états de sidération ou bien, à l’inverse, à des manières d’envolées lyriques, tantôt on y repérait la trace insolente de la finitude, tantôt enfin c’est la folie elle-même qui menaçait de s’offrir comme unique don. Lecteur, Lectrice, il ne vous aura nullement échappé que l’expression si souvent ressassée, si souvent émise tel le salut dernier de la condition humaine,
« tomber amoureux »
était étrangement absente de mon travail d’évocation, sans doute un bien étonnant lapsus au regard de la psychanalyse.
Eh bien, oui, je dois avouer ma propre stupéfaction quant à cet accablant constat. L’amour, qui aurait dû se présenter au premier rang, était le dernier élève de la classe, celui qui se fait tout petit afin qu’on l’ignore et l’abandonne à sa propre naïveté. En étais-je pour autant affligé ? Je ne saurais le dire, sans doute mon « état second » expliquait-il ce manquement au devoir de l’amour. Je décidai, sur-le-champ, qu’il fallait que cette situation s’inversât, qu’elle pût enfin trouver de plus nobles assises. Seuls les Distraits peuvent, précisément, « se distraire » de l’amour. Sans amour, la flèche de l’exister manque sa cible et poursuit sa route aveugle vers quelque infini qu’elle n’atteindra jamais.
C’est alors que j’ai retrouvé le lieu exact de ma sensation primitive. L’image de vous qui s’était égarée dans les coursives ombreuses de ma tête, voici qu’elle réapparaissait sous son jour le plus lumineux. Voici que mon parcours d’égaré parmi toutes les occurrences du mot TOMBER se faisait plus clair, qu’un but lui était attribué, qu’un regard plus exact lui conférait une valeur nouvelle. Si, précédemment, en réalité, je n’étais « tombé que de Charybde en Scylla », présentement je me hissais des sombres abysses pour connaître des motifs bien plus joyeux. A examiner de plus près Votre Très Chère Image, je n’y pouvais découvrir, en toute hypothèse, qu’une manière d’attachement, sinon de fascination qui me reliait, corps et âme, à la Radieuse Présence qui y figurait. Vous étiez, en quelque sorte, une Lumineuse Egérie dont je ne pouvais plus faire l’économie. Mon écriture ne dépendant plus que de vous. Oui, autant vous l’avouer sans détour,
Je suis tombé en amour de vous
Aussi, n’avais-je plus guère d’autre motif que de vous décrire longuement, de folâtrer tout autour de vous à la façon d’un papillon ivre, par avance, du nectar qu’il va butiner. Vous êtes installée en votre être d’une manière si sublime que vous raconter est déjà prendre le risque de vous hypostasier, de tomber dans la pure immanence, mais pour autant, je ne saurais me résoudre au silence. Sur ce fond de givre et de glace douces, vous êtes posée indolemment en cette belle langueur qui vous affecte mais ne soustrait rien à votre aura, posée dans le genre d’une blanche porcelaine, éclairée de l’intérieur, comme ces vases d’albâtre qui révèlent leur âme en même temps que leur contour.
Votre chevelure à la garçonne, qui aurait bien pu vous donner un air espiègle, si elle avait misé sur quelque apparence à la mode, voici que sa patine, son élégance - cette cendre semée de fils gris -, manifestent beauté et discrétion dont seules les personnes de haute lignée sont atteintes. Et ce teint de pure nacre. Et les parenthèses si peu affirmées de vos sourcils, à peine un souffle dans le jour qui passe. Et la frange de vos cils, elle protège l’amande des yeux, les laisse au repos, comme au bord du sommeil ou bien d’un rêve éveillé. Et la touche délicate de votre nez, un frimas parmi la respiration boréale des grands bouleaux. Et vos joues, ces collines apaisées visitées d’une aube hivernale, la plus belle des aubes qui soit. Et le pli à peine affirmé de vos lèvres, une braise qui couve et demeure en retrait, un secret qui se retient de paraître.
Je suis tombé en amour de vous
Amour de votre cou si fragile qu’un simple zéphyr pourrait emporter. Amour de vos épaules, elles chutent vers l’aval de votre destin avec la même perfection que met un tisserin à assembler avec ferveur les crins de son nid. Amour de votre gorge, elle palpite en silence pareille au fruit d’une lente lactation. Amour du paradoxe qui vous vêt et vous rend encore plus mystérieuse, encore plus attirante. Ce que le haut de votre corps maintient dans une réserve tissée de distance, le bas le déploie dans une manière d’élégante volupté. De hauts bas noirs ceignent vos jambes comme des bijoux qu’il faut dissimuler au regard. Un linge d’une belle couleur, jouant de corail à capucine avec cette belle touche de potiron automnal, un linge donc à l’érotisme retenu cèle tout ce que votre chair pourrait dévoiler d’indécence mais qui se retient au bord d’une parole improférée. Certes il y a l’éclair rapide de la peau duveteuse de votre cuisse, certes il y a le chemin de votre plaisir mais que dissimule un bras savamment alangui, comme pour dire le chemin à poursuivre, la halte à ne nullement prolonger.
Voyez-vous, à cheminer à vos côtés,
je vais finir par devenir un éternel nomade,
un égaré sans feu ni lieu,
une feuille jouée par le vent,
une étincelle reprise
dans le linceul nocturne,
un oiseau de passage
dans un ciel vide. Un enfant prodigue
ne rêvant que d’une chose,
tomber à vos genoux
et y demeurer pour l’éternité.