" La chaise ", Lugano 1992, © dupertuis
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Dans la chambre originelle, dans la chambre d’amour qui est aussi chambre de vie et de mort, tout se décide du destin du monde, tout est là en attente d’être, tout se dispose à entrer dans l’événement d’exister. Peut-être même tout existe-t-il déjà dans une manière de démesure dont l’imaginaire serait bien en peine de s’emparer. Dans la chambre d’amour, dans le luxe du jour naissant, dans le gris de l’instant médiateur, une Forme apparaît, une Forme se donne dans la retenue qui, en un seul et même mouvement est surgissement, pure donation de soi. Réserve qui est paradoxalement geste d’amplitude et bientôt, élan, emphase, passion de l’éclosion. Ce qui, à peine naissait, le voici dans l’étonnante profusion de la maturité. Ce qui était graine germinative, le voici effusive présence de soi. Comment comprendre ce subit exhaussement de ce qui n’était rien, qui devient tout ? Comment saisir ce qui, toujours se retire à des fins de mieux paraître ? Comment ce phénomène advient-il au monde ? Comment une chose peut-elle être elle-même et autre chose à la fois ? Par quelle magie ? Par quel processus métamorphique ? Par quelle délibération de l’esprit ? Par quelle projection de l’âme ?
Dans la chambre d’amour, Une-Seule-Chose est posée qui attire sur soi tous les rayons de la pure présence. C’est comme si le faisceau des consciences multiples s’était assemblé, ici, au foyer de ce qui est à découvrir, s’était condensé, cristallisé au point d’effacer tout ce qui, alentour, aurait eu la prétention de paraître. Mais d’où vient donc cet étrange processus ? Quelqu’un en est-il l’instigateur irrévélé ? Ou bien s’agit-il d’une manière d’Insaisissable ne voulant dire son nom qu’en le biffant, en le celant, en le voilant à la façon d’un étrange secret ? Mais cet Insaisissable (nommons-le ainsi, provisoirement), pouvons-nous au moins en dessiner quelques contours, en tracer l’esquisse, en deviner l’approche ? Dans la chambre d’amour. Dans la chambre de mort. Dans la chambre de vie. Tout est infiniment clos. Une-Seule-Chose est là. Mais par qui advient-elle ?
Elle n’advient que par le Regard.
Le Regard est l’ordonnateur du monde.
Le Regard est le langage du monde. Tout acte de nomination ne reçoit sa réelle efficience qu’à être ajointé au Regard. Je dis : « cette femme » et cette femme ne se montre qu’à se situer à l’endroit exact de ma vision. S’abstiendrait-elle de figurer et le mot demeurerait vide de sens, genre de chiffon inutile battant l’air de ses sonorités sans accord, sans correspondance. Un mot sonnerait étrangement dans le vide. Situation tragique de l’aveugle de naissance. Certes il parle, certes il profère. Mais le mot, en lui, ne trace aucune empreinte, ne détermine aucune icône. Le mot résonne dans le vide. Quand je dis « femme », ma conscience a archivé des milliers d’images de femmes réelles, rêvées, imaginaires. Et les plus imaginatives ne reposent que sur une hallucination du réel, elles ne naissent nullement d’elles-mêmes en une manière d’auto- donation.
Les mots de l’aveugle sont nécessairement abstraits. Ne sont tissés que d’harmoniques sonores, sorte de chant intérieur girant à même son propre rythme sans possibilité aucune d’en sortir. Or le mot, en son efficience symbolique, ne peut que convoquer une image, la faire fructifier, lui donner le site d’une efflorescence intellective. Que peut l’aveugle afin de se représenter à soi, sinon effleurer son visage, le dessiner gestuellement, l’engrammer quelque part dans le silence de sa chair ? Mais, le privé-de-vue, fût-il habile, jamais son épiphanie ne lui apparaîtra à la façon d’une chose réelle, incarnée, seulement un vertige des mains, seulement une sensation interne où rien ne fait image.
Dans la chambre d’amour un pur miracle s’est levé. Il vient dire aux hommes la grande beauté d’être sur terre, de cheminer parmi les sentes infinies du sens. Dans la chambre d’amour, Une- Chose-est-vue qui sature le regard du Voyeur, le porte au bord de l’extase. La-Chose-Vue déborde de soi, trouve l’immédiat illimité, se donne comme l’ultime possible dont le Voyeur est saisi, autrement dit c’est un acte de transcendance qui accomplit, en un seul et même geste, la chose regardée et celui qui regarde.
L’une n’existe que par l’autre.
L’une demande l’autre.
Au foyer, dans la braise vive du regard, l’une est l’autre, intime fusion de deux formes qui ne font plus qu’un seul être, regard qui se regarde lui-même, autoproduction de tout ce qui est, ici, à la pointe du jour. Porté à son acmé, le regard est origine et fin, en dehors de lui plus aucune nomination n’est possible.
Nu regard qui vise une Forme Nue,
comme son accord le plus intime.
Comprendre est ceci qui assemble tout en un foyer unique. Comprendre Forme-Nue est la porter au regard en effaçant tout ce qui, alentour, pourrait en atténuer la fascinante exposition, ostension venue à soi dans la puissance de son dire, vertu apophantique qui est le recueil en un unique endroit d’une conscience-qui-vise, d’une conscience-qui-est-visée. Conflagration des formes qui se disent sous l’empan d’une identique rhétorique. Nue ne se dit qu’à être regardée. Celui qui regarde n’est lui que dans l’acte de sa singulière vision, laquelle le détermine en propre et l’accomplit tel celui qui veut paraître et recevoir d’autres parutions, les porter à l’éclat, désoperculer le voile d’irréalité qui les ôte à la perception. La vision, en ce moment de la fulguration - le corps exulte dans le gris -, s’assemble autour de soi, la vision est pure félicité, rencontre du Soi avec Soi, de l’Autre qui est aussi le Soi-sans-distance, la gémellité parachevée, l’image double assemblée au centre d’un étonnant motif.
Réverbération du Soi en-qui-lui-fait-face, autrement dit qui « l’en-visage », lui confère figure et lieu où exister. Voyeur en tant que le Regardeur est celui qui regarde, qui « re-garde », qui garde en lui, au terme de quelque retour, l’oblativité en lui déposée, elle seule témoigne du sentiment d’être autre chose qu’une vaste zone de silence où tout s’éteint, où tout se teinte de néant. Le néant est ceci : prononcer des mots, viser des choses, n’en recevoir nul retour et le monde est désert, le monde est vide et se lève la flamme du nihilisme qui détruit tout sur son passage. Tel Orphée cherchant son Eurydice et n’apercevant que les flammes néantisantes du Tartare.
Être en posture de Voyeurs, être les Gardiens de ce qui se manifeste à soi avec l’urgence de ce qui est à révéler, voici le sillage qui est ouvert à notre condition, celle de la finitude en son nul retour. C’est au motif d’être finis que nous demandons à l’autre de paraître, de combler le vide abyssal qui creuse en nous le fossé d’une angoisse fondatrice de nos plus exacts égarements. Moi, être fini que la nature a pourvu d’yeux, je veux voir le monde en son entier, fût-ce seulement l’ombilic d’une femme et le porter à l’incandescence qui allumera son feu, dissipera la lourde chape de ténèbres qui partout s’étend, dont il faut déchirer le linceul, afin qu’illuminé jusqu’au tréfonds de mon être se lève une étincelle, Vénus-la-belle-étoile, un guide qui puisse me soustraire, au moins un instant, du mors tranchant de ce qui est vide et non advenu.
Le Cri de Munch est Cri du Regard.
Source : La boîte verte
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Voyez la troisième version de ce tableau effectué à la tempera, les yeux sont vides, la bouche distendue est identique à un troisième œil semé d’effroi d’où ne semble sortir qu’un cri silencieux, comme si tout langage était aboli car celui qui crie est immolé à sa propre hébétude, manière de congère minérale où les sensations ne pénètrent plus, où le paysage torturé, halluciné, convulsif n’est plus que le paysage mental du Sujet dans lequel plus rien ne surgit qu’une aveugle démence.
Nue est perchée sur sa chaise. La chaise est le néant d’où elle émerge, d’où elle « ex-siste », au sens strict, s’arrachant au non-être, connaissant la grâce d’être. Nue est comme volontairement exposée au regard du Voyeur. Voyeur, non en son sens pervers, Voyeur en tant que Gardien de celle qui est portée à son regard, qui le comble. Les deux racines claires des jambes s’extraient de « l’in-signifiant » à la mesure de leur sourde volonté, comme si quelqu’un, dissimulé, leur intimait l’ordre de paraître. Maintenant Nue est sur le piédestal du paraître, dans une lumière douce, infiniment grise, médiatrice de la nuit captatrice, délivrance sur la margelle du jour. Nue est cambrée, dans la violente position de l’amour, mais aussi dans l’attitude de la parturiente qui se porte elle-même au monde dans un effort d’arrachement. C’est toujours une lutte acharnée que de s’extraire du néant pour connaître les rivages de l’exister. Naissance aux forceps. Premier cri fondateur de l’humaine présence. Première ouverture des yeux encore mi-aveugles, cette première cécité est une allégorie qui porte le regard au-devant de lui-même, trace le sillon qu’il doit creuser à même le réel afin que ce dernier ne soit tenté de se refermer sur un humus qui serait pareil à un cénotaphe envahi d’ombres longues, lianes invasives dont nul ne ressort jamais.
Nue est belle, infiniment belle dans sa cambrure symbolique qui n’a d’érotique que la figure d’Eros s’extrayant des griffes de Thanatos. Autrement dit cette image est érotisme en action, lutte farouche pour affirmer le droit à l’existence de ceux qui, harassés dès leur naissance, traînent comme un boulet la charge de la finitude, autrement dit nous tous qui sommes au monde le temps d’une brève éclaircie. Puis le regard, qui a vécu de plurielles ivresses, retourne dans le lourd chaudron de suie dont il s’est exhumé, il n’en demeurera à peu près rien dans la mémoire des gardiens de l’archéologie humaine, une simple gigue, un sautillement de Polichinelle sur le praticable de la commedia dell’arte, un feu-follet ivre de sa gloire posthume.
Cette image de Marcel Dupertuis est belle en raison de son coefficient de vérité. Elle pose l’exacte interrogation de l’homme aux prises avec ses démons. Mais que veulent donc les Amants dans le brasier de l’Amour, sinon incendier leur âme jusqu’à l’excès de manière à renaître, tels le Phénix, des cendres qu’il faudra attiser afin que la mort demeure à distance, que la vie illumine les fronts, qu’un bonheur se dissipe parmi les pliures de la chair ?
Regarder c’est ouvrir la chair.
Regarder c’est féconder le réel.
Regarder c’est comprendre le monde.
Avant le regard il n’y avait rien. Après le regard il n’y aura rien qu’une immense dévastation. C’est peut-être ce qui se nomme l’Infini, qui se nomme l’Absolu. Mais ces mots sont trop hauts. Mais ces mots sont trop forts, que nul ne peut toiser qu’au risque de sa cécité.
Regarder et le Tout se dévoile
Oui, se dévoile !