Fin d’après-midi au bord du lac…04
Photographie : Hervé Baïs
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[En guise de préambule, comme si rien n’existait, comme si nous avions à partir d’une manière de nullité, comme si nous apercevions le premier bourgeonnement des choses, par exemple deux ou trois tiges de roseaux émergeant du lisse des eaux et d’en tirer quelques enseignement sur notre trajet existentiel. Parfois, et le plus souvent, avons-nous besoin de ces signes légers, à peine une buée sur le contour du monde afin de ne nullement désespérer ou tâcher qu’il n’en soit ainsi.
Tout est en attente. Rien n’est encore venu à soi. Nul homme présent. Consciences éteintes. Désir d’être mais désir exténué, pareil à un bourgeon qui ne saurait trouver le lieu de son dépliement. Noir de la nuit. Noir de bitume. Noir mutique, sans parole. Eau, seulement brume. A peine une rosée sur la feuille immobile du monde. Air tendu, on dirait la lame du couteau. Air serré, grains tissés. La toile faseye dans l’oubli. Air se déchirerait à tellement être sur le fil du rasoir. Feu pas encore né. Soleil éteint. Boule fuligineuse qui incendie le ciel de son impuissance à être, à éclairer le chemin des futurs Existants, à allumer sur le plateau des mers des milliers d’étincelles. Les mers sont sourdes, recroquevillées au sein des noirs abysses.
Terre, juste une poussière, le souffle d’une haleine, le bruissement d’un vent sur la longue plaine déserte qui s’étend bien au-delà du globe des yeux. Yeux : des points gris, de faibles percées dans ce qui sera regard, puis vision, puis lucidité, puis conscience ouverte sur la plénitude des choses. Nul ne le savait puisque nul n’existait autrement qu’en théorie, qu’en imagination, mais l’envie était grande de se savoir Vivant, de marcher au hasard des chemins, de tracer dans la poussière les marques fragiles du destin. Car vivre est le projet le plus cher de l’homme. Car vivre est déjà en soi pur miracle. « Pourquoi y a-t-il de l’étant et non pas plutôt rien » disait le Philosophe Leibniz depuis la tanière où il méditait, précédant le grand souffle de la Philosophie. Nous sommes de continuels Égarés à la recherche d’une boussole qui nous dirait la place de l’Étant que nous sommes, de l’Être que nous cherchons sans jamais pouvoir le trouver vraiment. Donc il nous faut des repères, donc il nous faut des balises, des fanaux, des lumières qui déterminent le chemin à emprunter. Ici, un chemin nous est donné. Suivons-le !]
*
voici la merveille.
Cela attendait
depuis bien avant
la mémoire des hommes.
Cela infusait en silence.
Cela se disposait à être.
Cela se percevait
à la manière
d’une certitude.
En soi, cela avait
son propre savoir.
C’était à la façon
du vol libre de l’oiseau.
C’était dans le genre
de la clairière s’ouvrant
dans la sombre forêt.
C’était semblable
à l’éclosion
de la corolle.
Cela venait de loin,
à même la naissance
du jour.
A même la chute souple
de l’heure.
Cela avait une pâleur
d’argent,
une veine claire
dans un sillon de terre.
C’était un mot au début
d’une phrase.
C’était un vers
avant la césure.
C’était une patience
sur le bord du monde.
C’était une venue
dans l’illisible secret
des choses.
voici la merveille.
Les hommes,
depuis la meute sourde
de leur destin,
s’étaient un jour éveillés
à la soudaine beauté.
Elle faisait son chant de cigale,
son murmure de source,
la plainte d’une flûte
dans le soir qui venait.
Elle appelait,
elle voulait se donner,
elle voulait parler de soi
comme la brume parle,
l’écume parle,
le fil de la Vierge parle.
C’est si épuisant
de se contenir en soi,
de retenir son souffle,
de mettre sa parole
sous le boisseau,
de disparaître
sous le sanglot
d’une mutité.
Car les choses belles
veulent se placer
devant les yeux,
bourgeonner à l’entour
des paupières,
creuser dans les pupilles
la douce nécessité de leur être.
C’est lorsque la beauté s’absente
que naissent les conflits,
que pullulent les crimes,
que se diffusent les guerres.
Beauté est Amour,
c’est pourquoi
il faut aimer la Beauté,
lui édifier des temples,
y accomplir le sacrifice de Soi.
S’agenouiller devant la Beauté,
voici le geste essentiel.
Se disposer à la Beauté,
voici la seule manière
qu’a l’homme
de devenir grand,
de sortir du taillis
où se dissimulent les pièges,
où guettent les pires ennemis
du genre humain.
A notre conduite,
nulle autre mesure que celle-ci,
se porter au-devant de la Beauté
et lui demander, simplement,
de paraître, de rayonner,
de nous déposer
dans le cercle illimité
de la Joie.
Ce qui a pur surgi,
voici la merveille.
La toile de l’eau est grise.
Infiniment. Uniment.
Une brume légère
flotte au ras de l’eau.
Elle est l’humilité même.
Elle est à la lisière du retrait.
Toujours les choses rares
s’entourent de profondeur.
Toujours elles demeurent
dans le pli qui les recouvre.
Les hommes venus de loin
sont devenus attentifs.
Ils ont compris
que ce long silence
avait du sens,
une épaisseur de présence.
D’abord, ils n’ont vu
que le gris,
l’indistinction,
des genres de lettres brouillées
comme sur un cahier d’écolier.
Puis il y a eu une éclaircie,
une vitre embuée
qu’on essuie au chiffon.
Au début, les hommes ne savaient
ce qu’ils voyaient :
plante, animal,
énigmatique hiéroglyphe,
forme abstraite.
Mais ce qui était sûr,
qu’ils voyaient et que leurs yeux
ne pouvaient se détourner
du lieu de leur vision.
Et puis, quelle importance
avait le contenu de ceci
qui venait à eux
dans la pure merveille ?
Le simple fait de voir
était déjà prodige.
Quelques tiges pareilles
à des lames de métal
s’élevaient de l’eau
en une manière
de subtile harmonie.
Un alphabet primitif,
les signes d’une langue ancienne,
peut-être les premières traces de l’homme
qui signaient son passage sur terre,
ici, tout au bord du lac,
en une heure improbable,
en un site perdu
quelque part
hors de toute présence.
Beauté pour Beauté,
telle paraissait être
la clé de l’énigme.
Alors il n’y avait plus
rien d’autre à dire.
Fermer les yeux
et porter en soi,
pour une brève éternité,
cet éclair de vie.
Tout geste au-delà
eût été sacrilège.
Oui, sacrilège !