Fin d’après-midi au bord du lac…vers Bram #05
Photographie : Hervé Baïs
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[Remarque liminaire - Cette photographie ne nous déporte de nous qu’à mieux nous faire retourner au sein même de qui-nous-sommes. Ce qui indique qu’elle a la qualité d’une œuvre accomplie. Une œuvre accomplie est ceci qui s’adresse à notre être, le dépose dans le site plénier du monde et le reconduit dans ce pli intime du Soi, afin que du monde adverse il puisse faire un tremplin à destination de sa propre conscience. Car rien n’est reconnu beau en notre for intérieur qu’à la mesure d’une esthétique qui nous est singulière, éprouvée mille fois, rangée dans le creuset des souvenirs. C’est bien au motif que nous avons déjà une expérience sensorielle des choses qu’un sens peut s’animer, celui de la vue essentiellement et faire sens puisque, aussi bien, les homophonies sont signifiantes. Le sens en tant que signification n’est le sens qu’il est qu’à rencontrer les sens en tant que perception, le sens total consiste à réaliser la synthèse percept/concept, autrement dit à nous situer dans le monde à la place exacte d’où nous pouvons voir ce qui nous est autre, ce qui nous est familier et nous-mêmes puisque c’est bien nous qui visons ce qui est devant nous et en prenons possession.]
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Toujours il nous faut regarder
et dire le monde en sa plus
évidente simplicité.
Le ciel, oui le ciel,
la demeure des Divins,
la haute voûte céleste,
l’arche ouverte de l’imaginaire,
le lieu des sublimes pensées,
l’espace où s’éploient
les efflorescences de l’Idéal,
le ciel monte très haut,
jusque dans l’illisible noir.
Le ciel se perd
dans sa propre rumeur.
Le ciel s’absente
à qui il est,
il demeure libre
pour la méditation
des hommes.
Il est vacance,
disponibilité pour ceux
qui savent voir
et monter jusqu’à lui.
Le ciel est si beau
dans sa vêture de gris.
Le gris est pure élégance,
lui qui médiatise
le Jour et la Nuit,
lui qui se glisse entre
conscient et inconscient,
lui qui est le milieu des choses.
Le ciel connaît son allégie
dans son mouvement
de descente vers la Terre.
Il pâlit, se décolore,
regarde les Hommes
et demeure en silence.
Le ciel est connaissance,
mais connaissance intime,
toujours réfugiée
au loin des regards,
à l’abri des curiosités.
Des nuages si légers
que l’on hésite à les nommer,
ils sont de simples nuées,
le tissage d’un espoir,
la fin d’un rêve,
la chute, peut-être,
d’un amour.
Les nuages
nous les aimons
pour leur douceur,
pour leur écume,
comme nous aimons
la peau de l’Aimée
pour sa soie,
pour son accueil
dans la chute toujours
mortelle du jour.
Au loin sont des collines
ou bien de basses montagnes,
nous ne pouvons
réellement savoir,
tellement leur image
est nimbée de brume,
tissée de souple venue à nous.
Des hommes y vivent-ils ?
Des femmes y aiment-elles ?
Des enfants y jouent-ils ?
Ce relief est précieux dans
son inconsistance même,
dans sa fuite,
il nous demande
de le comprendre.
Parfois il nous met
au supplice,
lui qui n’est présent
qu’à être ailleurs.
Le milieu de l’image,
il est milieu du jour,
donne naissance à l’argile
où vivent les Mortels.
S’il y a tant de beauté à voir ici,
que ne la perçoit-on
au titre de la Mort ?
C’est parce que
notre temps est fini
que nous voulons les choses
dans leur plénitude.
Nous ne goûtons le suc des fruits
qu’à le savoir fragile, précaire,
déjà notre palais en a oublié la saveur
qu’une autre saveur fait s’évanouir.
Un bosquet de minces arbres
dissimule les montagnes.
Comme s’il y avait
un secret à préserver,
Comme si trop savoir
était une indécence.
Devant le poudroiement
des montagnes,
une large et haute demeure
avec les deux fûts noirs
de ses cheminées.
Des ouvertures
se laissent deviner,
d’uniques rectangles d’ombre.
Quelqu’un, à l’intérieur, s’abîme-t-il
dans la lecture d’un ancien roman ?
Quelqu’un y trace-t-il
des arabesques
sur le blanc d’un Vergé ?
Quelqu’un y meurt-il
de n’avoir nullement
été aimé ?
Oui, Terre est bien
le lieu des mystères,
le lieu que les Mortels ont choisi
pour y fixer l’étoile de leur destin.
L’image ne nous dit rien de la vie
puisque tout y est immobile,
tout y est réfugié pour l’éternité.
Tout y est fixité
et c’est à nous, Voyeurs,
d’y placer une histoire,
d’y faire fleurir un chant,
d’y élever une plainte.
L’espace de notre liberté
est celui-ci, « se faire Voyant »
et garder nos visions
dans le creux le plus secret
de notre être.
Chacun qui regarde
est un monde en soi,
si bien que réalité, vérité,
ne sont que par nous,
pour nous,
et que les partager
serait les réduire à rien,
les disperser au vent
du cruel ennui.
Puis le voyage,
le voyage immobile de ce train
qui ne semble en partance
que pour lui-même.
Est-il image fixe du Présent ?
De quel Passé vient-il ?
Vers quel avenir
feint-il de se diriger ?
Tout voyage n’est-il le site,
sur place même,
que d’une aventure
jamais commencée,
toujours à venir ?
La mesure du temps nous est
tellement consubstantielle
que nous ne parvenons nullement
à différer de lui,
à le dire de telle ou de telle manière,
à tracer une esquisse de son portrait.
Dans ce paysage si paisible,
dans ce paysage
comme figé dans une glu,
comment le mouvement
pourrait-il trouver à s’inscrire,
comment les choses pourraient-elles
se précipiter ailleurs qu’où elles sont ?
Il y a une évidente et grande sagesse
à habiter sur le sol natal,
à lui témoigner fidélité,
à se fondre dans ses racines.
Beaucoup cherchent au loin
ce qui est infiniment près,
infiniment disponible.
Je vous dis, il y a
un infini bonheur
à rester à demeure,
à sentir monter en soi
la pâleur de l’aube,
à sentir se retirer
les ombres du crépuscule,
à s’ouvrir à la
grande paix nocturne.
L’eau du lac est claire,
jusqu’à la limite
d’une transparence.
L’eau reflète le ciel, sa clarté,
l’eau reflète les nuages,
la résille grise des arbres.
L’eau reflète la dimension
de qui-nous-sommes,
de fragiles constitutions
en instance de devenir autres,
de s’absenter, d’appeler le Néant
comme le seul miroir qui, un jour,
pourrait tracer la courbe de notre être.
Oui, de notre être.