Œuvre : André Maynet
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Ils sont nos doubles
Ils sont cette part
Qui nous a désertés
Nous la voulons
Mais jamais n’osons
Lui donner site
Une telle douleur
D’arriver à Soi
Êtres des Lisières,
on les devine si peu,
ils nous frôlent
tel un vent léger et déjà
plus rien ne paraît
qu’une vaste vacuité
autour des choses.
Êtres des Lisières,
ne nous sont-ils
chers qu’inaperçus ?
Ils ont l’étoffe
d’une feuille d’automne,
la constance menue
d’une giboulée,
le vol souple
du papillon.
Ils sont là, au loin,
alors que nous les
attendions ici.
Ils sont d’hier et nous
sommes au présent.
Ils sont de haute volée
et nos pieds sont
lourds de poussière.
Ils murmurent
tel le ruisseau
et nous sommes assourdis
de notre propre rumeur,
parfois de notre hébétude.
Aux êtres des Lisières,
aux êtres de Passage,
il faut s’ouvrir,
entailler notre chair,
les loger
au plus précieux,
au plus discret
de qui nous sommes,
des Êtres de Perdition,
nous n’avons plus souvenir
de notre naissance,
notre enfance fuit,
notre vieillesse approche
et nous avons vécu si peu,
harassés par notre sort,
soumis à la rigueur
de notre destin.
Êtres des Lisières
Ils sont nos doubles
Ils sont cette part
Qui nous a désertés
Nous la voulons
Mais jamais n’osons
Lui donner site
Une telle douleur
D’arriver à Soi
Nous les pensons
aux antipodes,
Ceux, Celles
des Lisières,
ils tutoient notre peau
de leurs ailes de gaze.
Nous les croyons absents,
ils font notre siège avec
une merveilleuse douceur,
une attention
de tous les instants.
Moins nous les convoquons,
plus ils vibrent en nous,
un poème dont nous ne savons
percevoir l’exacte mesure.
Être des Lisières,
voici qu’une image s’annonce,
qu’une Blanche Esquisse
ouvre le puits de nos pupilles.
Alors nous accommodons,
alors nous aiguisons
la pointe de notre vision.
Une Silhouette est
discrètement levée.
Elle ne dit rien,
ne demande rien,
n’implore rien.
Elle est en Soi
pour qui la regarde
et la reconnaît pour sienne.
Elle est pure donation
alors que nous ne
sommes que réserve.
Son âme, elle l’a vêtue
de la plus extrême modestie,
une chair si économe, si étroite,
on penserait à la minceur
de la libellule,
au frêle rameau dans le vent,
à la résille d’eau d’une pluie.
Tout en elle dit la pudeur
et son ombre subtile
est le témoin
de ce retrait,
de ce silence
qui la constitue,
nous la livre dans
l’espace d’un
dénuement.
Nous la regardons
telle l’Étrangère
mais elle n’est
que notre propre halo,
notre empreinte à peine
appuyée sur les choses,
notre souffle
porté au Monde.
Êtres des Lisières
Ils sont nos doubles
Ils sont cette part
Qui nous a désertés
Nous la voulons
Mais jamais n’osons
Lui donner site
Une telle douleur
D’arriver à Soi
Qui sont-ils
ces Êtres
des Lisières,
quel mystère
les nimbe-t-il
qui les soustrait
à notre attention ?
Qui sont-ils ?
La mesure inaperçue
de notre inconscient ?
Notre esprit déserté d’idées ?
Notre imaginaire à son étiage ?
L’impossibilité de l’amour
à proférer son nom ?
Qui sont-ils ?
L’invisible césure
entre Soi et Soi,
cette inconnaissance
de notre part de ténèbres,
du vide qui se creuse en nous,
de la béance qui nous vient,
nous ne savons plus
ce qui nous habite,
l’espoir, le doute,
la Vie, la Mort ?
Ne redoutons-nous
d’en tracer l’esquisse,
de leur attribuer
des significations,
de les installer dans
la nécessité du réel ?
Êtres des Lisières
Ils sont nos doubles
Ils sont cette part
Qui nous a désertés
Nous la voulons
Mais jamais n’osons
Lui donner site
Une telle douleur
D’arriver à Soi
Le lexique est
si menu,
le bourgeon de la
poitrine si étroit,
les bras deux sarments,
les jambes deux tiges,
les pieds à peine
posés au sol.
En son dénuement,
en son indigence,
Être des Lisières se manifeste
comme la question que jamais
nous n’osons nous poser,
de peur que la réponse
ne nous conduise
dans les limbes :
existons-nous vraiment ?
Ou bien sommes-nous
les personnages de
papier d’un livre,
l’aquarelle qu’un Artiste
a ébauchée sur la toile,
le premier son d’une fugue,
l’entaille dans la pierre,
la goutte suspendue au ciel
qui, jamais, ne tombera,
un simple frimas dans
l’air que l’oiseau traverse,
le dernier mot d’une
histoire qui s’achève ?
Oui, nous questionnons
et demeurons au bord
de la question.
Êtres des Lisières
Ils sont nos doubles
Ils sont cette part
Qui nous a désertés
Nous la voulons
Mais jamais n’osons
Lui donner site
Une telle douleur
D’arriver à Soi
Un tel vertige
nous saisirait
à seulement connaître
l’épilogue de la fable
que nous sommes.
Un Être des Lisières
nous aussi,
une aventure
sur le point de se clore,
un mince événement pareil
à ces bulles qui remontent
des grands fonds,
chargées d’obscurité
et de néant,
elles s’évanouissent
dans le jour qui vient,
sans bruit, sans témoin,
mot qui s’éteint
à même sa venue.
Êtres des Lisières
Ils sont nos doubles
Ils sont cette part
Qui nous a désertés
Nous la voulons
Mais jamais n’osons
Lui donner site
Une telle douleur
D’arriver à Soi