Image : Léa Ciari
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[Du thème récurrent de la SOLITUDE
Si la solitude est bien l’un des thèmes fondateurs du Romantisme et de ses états d’âme, si la solitude constitue le fond de toute littérature existentielle elle est, tout autant, la préoccupation constante de qui veut créer. On a coutume de parler de la solitude de l’Écrivain, dans le secret de sa chambre, face à ses personnages de papier. Certes cette solitude est réelle, tout comme elle est éprouvée par le Peintre face à sa toile, par le Sculpteur face à sa sculpture, par l’Amant face à son Amante, par l’Existant face à son existence. Autrement dit, cette situation est coalescente à notre condition mortelle et rime, bien évidemment, avec finitude. C’est au motif d’être des entités finies que nous éprouvons ce sentiment d’un vide qui nous entoure, d’un abîme qui, toujours, nous précède et dans lequel, un jour, nous chuterons, trouvant peut-être alors réponse à nos continuelles interrogations.
Nombre de mes écrits, nouvelles, réflexions en forme de rapides essais, poèmes et autres méditations, vivent sous le souffle continuel de cette solitude qui les justifie et en nervure le sens. Å cette posture, plusieurs raisons : un penchant naturel en direction de la poésie orphique et du thème de la perte, lequel est l’âme même de cette manière de poétiser. Ensuite au regard d’une considération existentialiste de notre destin marqué au coin de la contingence, de l’aporie, de la déréliction, toutes choses s’annonçant comme autant de figures de l’isolement de l’individu dans le monde.
Mais cette impression de vacuité n’est nullement la conséquence d’une attitude passive. Les Protagonistes de mes Nouvelles sont des Solitaires qui s’éprouvent en tant que tels, font « vœu de solitude » si l’on veut, cette exigence leur étant dictée pour la simple raison que l’Amour, l’Écriture, la Nature dont ils poursuivent inlassablement l’Être, ne se donnent jamais que dans la confidence, l’intimité, le silence. Silence s’établissant entre les corps et les âmes comme seul médiateur réalisant la manière de prodige en quoi consiste l’Union des Contraires, des Dissemblables, une Unité se crée en Soi au regard de l’Altérité. Deux solitudes qui se rejoignent, parviennent-elles à cette fusion dont la Dyade primitive, la figure de l’Androgyne traçaient le beau et irremplaçable portrait ? Nul ne pourrait y répondre qui n’aurait éprouvé en Lui, en Elle, cet essentiel vertige qui demande à être comblé. Deux Incomplétudes pour une Complétude ?]
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On est là, dans le vaste monde
On est là mais absent à Soi
Mais absent aux Autres
Å la périphérie en quelque sorte
Comme délié de son être propre
On se distrait de soi, on voyage
On aime, on écrit, on lit
On fait tout dans un constant
Éparpillement, une fragmentation
On se croit ici, bien campé
Sur ses deux jambes
Et on est là-bas, loin
Comme étranger
Å son esquisse
Manière de Nomade
Qui ne connaît nul repos
Attend de la prochaine dune
Du croissant de la Lune
Qu’ils lui disent sa propre vérité
Le lieu de son repos
L’espace d’une certitude
Peut-être.
On est là, dans le vaste monde
On est là mais absent à Soi
Mais absent aux Autres
Mais les certitudes ont le corps léger
Que le moindre vent disperse à l’horizon
Mais la conscience de Soi est si diffuse
Qui s’égaille aux quatre coins des perditions
Tous, nous sommes des sourciers
En souci de notre intime beauté
Tous nous avançons sur un sol de poussière
Mains scellées sur cette branche de coudrier
Dont nous attendons qu’elle nous délivre de nous
Nous dise le chiffre de notre rébus
Traduise en mots clairs cette
Légende qui nous détermine
Issue de longues lianes millénaires
Nous en avons perdu la trace
Notre Présent si emmêlé au Passé
Notre Passé en dette du Futur
Notre Futur perdu dans son illisible figure
On est là, dans le vaste monde
On est là mais absent à Soi
Mais absent aux Autres
Parlant, nous n’avons parlé
Que de Nous, que de Vous
Que de tel Homme, de telle Femme
De ce Quidam que toujours nous sommes
Qui traînons derrière nous
Le lourd boulet de l’Humaine Condition
D’elle, jamais nous ne nous échapperons
D’elle nous sommes les Rejetons
D’elle nous portons la pesante genèse
Parlant de Moi, de Vous
Nous n’avons proféré
Qu’au sujet de Qui, ici
Fait face au Miroir
Fait face à Soi puisque tout miroir
Toute représentation, ne sont jamais
Que l’écho de qui l’on est
Dont on poursuit sans relâche
L’image fuyante, floue
Cette flamme qui vacille et
Toujours, menace de s’éteindre
Et c’est bien cette menace
De disparition
Qui nous tient en éveil
Fouette notre sang
Incendie le massif de notre chair
N’aurions-nous cette épée de Damoclès
Suspendue au-dessus de nos têtes
Et nous serions dépossédés
De notre angoisse
Délivrés de notre finitude
Nous vivrions hors l’humain
Pareils à la plante, au rocher, à l’animal
Dans la plus pure inconscience
Dans la mutité la plus confondante
On est là, dans le vaste monde
On est là mais absent à Soi
Mais absent aux Autres
D’Elle qui apparaît dans
Le champ de notre vision
Nous voulons habiter le corps
Éprouver les sentiments
Ressentir les sensations
Du creux même du vertige
Qui est notre bien commun
Qui suis-je, en réalité, d’autre
Que ce corps exposé au miroir
Que ce corps qui exulte
De ne point se connaître
De ce corps qui interroge
Un silence blanc
Rien ne s’y imprime
Qu’une Question
Reflétant une
Autre Question
Tous les miroirs sont trompeurs
Nous y cherchons la réponse
Å notre propre énigme
Et ils ne nous renvoient
Que notre sourde matérialité
Ce réel têtu qui bourgeonne
Å même son apparence
Et ne dévoile rien de notre Être dont
Au moins une fois, nous eussions souhaité
Qu’il se manifestât à la hauteur
De sa singulière Essence
On est là, dans le vaste monde
On est là mais absent à Soi
Mais absent aux Autres
Je suis Moi, je suis Vous, je suis
La vaste Communauté
Des Hommes et des Femmes
Cette houle existentielle qui ne se lève
Qu’à retomber aussitôt
Dans son lourd marigot
Car nous avançons tels
Des Somnambules
La tête ourdie de songes
Et les songes sont mortels
Qui s’effacent bientôt
Peut-être est-ce ceci que nous souhaitons
Être des Rêves qui flotteraient haut dans l’éther
Des Rêves libres d’aller où bon leur semble
Des Rêves seulement occupés de Liberté
De clairs horizons, de chemins tracés
Vers de pures félicités
Elle, l’Inconnue, qui est-Elle
Et nous-en-Elle selon notre
Souhait le plus ardent
Elle, drapée dans sa vêture sombre
Vert de Hooker taché de nuit
Elle au dos nu couleur d’ivoire
Elle aux cheveux de feu lissés d’une moire
Elle au bras qui tombe le long du corps
Elle, qui est-Elle
Le saurait-Elle et alors
En un identique mouvement
Nous saurions qui nous sommes
Et notre secret deviendrait transparent
Et notre mystère disperserait
Sa cendre sous le premier printemps
On est là, dans le vaste monde
On est là mais absent à Soi
Mais absent aux Autres
Elle, dans son face à face
Qui donc interroge-t-Elle
Les Autres qui, parfois, traversent
La plaine de son existence
Le vaste Monde et ses bigarrures
Ce Souvenir ancien
Qui brûle au centre de sa tête
Qu’interroge-t-Elle
Son visage est plongé dans l’ombre
Son immédiate épiphanie
Partie la plus visible de son Être
Nous est soustraite
Comment pourrions-nous la connaître
Elle qui demeure dans la plus
Sévère des occultations
Et pourtant, qui mieux qu’Elle
Pourrait faire son inventaire
Pénétrer ses pensées
Sonder son imaginaire
Décrypter ses fantasmes
Ne vivons-nous sur
Le mode de l’illusion
Ne vivons-nous qu’à prier
Notre propre icône dont nous
Ne saurons jamais si elle
N’est affabulation
Si elle ne résulte que
De notre faculté à imaginer
Certes nous sommes esseulés
Et notre constante interrogation
Est le témoin de cette immense solitude
Si nous faisons halte devant le miroir
C’est bien pour nous donner le sentiment
Que nous ne sommes nullement
SEUL
Que d’Autres sont là
Qui nous tendront la main
Que nous pourrons aimer
Qui nous aimeront en retour
On est là, dans le vaste monde
On est là mais absent à Soi
Mais absent aux Autres
Nous sommes des lanceurs d’écho
Nous mettons nos mains en porte-voix
Nous visons la montagne
Sa paroi de noire obsidienne
Nous lançons notre voix
Nous attendons son retour
Cette confirmation de
Qui-nous-sommes car
Å défaut de toute altérité
Au moins voudrions-nous être
Confirmé en notre présence
Nous lançons un CRI et nous pensons
Å la terrible toile d’Edvard Munch
Et nous tremblons d’avoir
Perdu pour toujours notre voix
Dans quelque abîme
Cotonneux, illisible, hostile
On est là, dans le vaste monde
On est là mais absent à Soi
Mais absent aux Autres
« Ohhéeé, OOhééé,
Ohé, Ohé…»
Vous qui songez
Dans le tain du miroir
M’avez-vous entendu
Vous à qui je rêve parfois
M’avez-vous entendu
Vous qui ressemblez
Å une peinture
M’avez-vous entendu
« OOhéé, Ohé,
Ohé, OOhhéé…»
Où est-il l’écho ?
A-t-il disparu
L’ai-je inventé
Si vous m’entendez
Vous-les-Lointains
Mettez vos mains
En porte-voix
Et CRIEZ
N’importe quoi
Des mots d’amour
Les vers d’un poème
Une chanson douce
Des mots-cigüe
Des mots-sagaie
Des mots-yatagans
Si vous voulez
Mais des MOTS !
On est là, dans le vaste monde
On est là mais absent à Soi
Mais absent aux Autres