Peinture : Barbara Kroll
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Vous, dans l’exténuation du jour, pourquoi votre silhouette, pourquoi votre inquiète présence ? Je suis un homme des lisières, un homme tout juste apparent dans la clarté de l’aube, un homme tout juste visible dans la lumière hespérique. Comment vous ai-je aperçue, vous dont l’image se confond avec la sombre rumeur de l’heure ? Je ne saurais dire si vous émergez de la Nuit, si vous en êtes un fragment, si vous êtes la Nuit elle-même dont je n’apercevrais que le ténébreux symbole. Voyez-vous, parfois je doute de ma vision, mais ceci serait encore moindre mal. Ne vous est-il arrivé, à cette heure belle entre toutes, que l’on désigne sous l’heureux vocable « entre chien et loup », de ne guère distinguer que des formes floues, des manières de spectres dont vous ne savez plus très bien si ces formes ont une existence concrète, si ce n’est votre fantaisie qui leur a attribué un corps, peut-être une âme ? Cette aura qui vibre doucement à l’entour de leur chair, est-ce leur âme qui tente une sortie discrète ? Cette aura, est-ce leurs sentiments qui veulent connaître la lumière du jour, c’est si discret, les sentiments, lovés au centre du corps, parmi les fleuves de sang, les douces collines de chair.
« Je doute de ma vision », vous disais-je à l’instant et ce regard si imprécis me fait douter de moi-même, si bien que j’ai toujours un miroir à portée de la main pour me rassurer de qui-me-fait-face, dont je présume qu’il s’agit de Moi, mais comment m’en assurer ? Une simple image dit-elle mon réel, me confirme-t-elle dans mon être ou bien n’est-elle qu’un « miroir aux alouettes », une apparence fuyante sur laquelle ne rien fixer de stable, de définitif ? Alors, étant si peu le Maître de-qui-je-suis, comment pourrais-je l’être, en quelque façon, de-qui-Vous-êtes ? Je suis sûr que ce flou existentiel vous a déjà questionnée, qu’il vous frôle incessamment de son aile de soie, vous déporte de vous, vous place en porte-à-faux, comme si, en une certaine manière, vous étiez double, chacune de vos moitiés se mêlant ou se séparant selon votre coefficient de bonheur, votre gradient d’ennui.
C’est un problème que je me suis souvent posé, de savoir le lieu exact que j’occupe, non dans le Monde universel qui m’entoure, mais dans mon Monde propre, celui de mon corps, de mes pensées, des inclinations qui me sont singulières. Mais voici que je retombe dans mon travers, oh certes, je le partage avec nombre de mes Commensaux, je ramène tout à Moi, j’enduis ma peau de la glaçure du narcissisme. Mais, en réalité, puis-je être autre que celui-je-suis ? Puis-je différer de Moi au point de devenir simple abstraction, corps d’insecte radiographié par quelque soucieux entomologiste ? Non, certainement pas. Mais je crois que je peux essayer de me connaître par qui-Vous-êtes, puisque aussi bien, vous me servez de miroir, que votre regard m’accomplit en quelque sorte, me confirme tel ce Quidam que je suis pour vous, inévitablement, et vous aurez contribué à ma propre construction, certes à votre corps défendant, mais vous ne pourrez nullement reprendre la pointe de votre vision, elle est entrée en Moi, elle m’appartient, je suis Vous qui êtes Moi, si je peux jouer avec les mots et mêler ce qui, par nature, n’est nullement miscible.
A moins qu’une curieuse alchimie ne nous relie à notre insu. Je serais votre visage, vous seriez mes mains, je regarderais par vos yeux, vous goûteriez par les papilles de ma langue. Ne trouvez-vous fascinant ce jeu de rôles interchangeables, ce « je te donne ceci, tu me donnes cela », tout comme le jeu d’enfants innocents dans une cour d’école. Je crois que, malgré vous, vous adhérez, qu’insensiblement vous devenez Moi, alors que je m’immisce en Vous.
C’est fort un regard,
c’est inquisiteur un imaginaire,
c’est perforant le feu du désir.
Du désir, oui, car je voudrais être Vous,
tout comme vous souhaiteriez être Moi.
Des Vases Communicants, en quelque sorte. De gélatineuses méduses se fondant dans leurs robes souples respectives si bien que l’on ne sait plus qui est qui, si l’on a une âme, si l’esprit que l’on croit posséder n’est, en définitive, qu’une hallucination, qu’un écho de cette étrange gémellité qui, par la simple loi de l’usage, ne cherche qu’à nous confondre dans l’Unité ambiguë de l’Androgyne. Je suis Tu, Tu es Je, non dans une parfaite réversibilité qui supposerait encore quelque scission, quelque césure, non Deux principes fusionnant en Un Seul. Plus de conscience unique de Soi, seulement deux Soi qui ont confondu leurs contours au point de n’en faire qu’un.
Vous, dans l’exténuation du jour, Moi dans la fuite de l’aube, Lui ou Elle dans le glissement du crépuscule, la sublime miscibilité, le principe d’identité, le solipsisme dissout puisqu’il n’y a plus d’altérité, plus de différence. Combien ceci est rassurant pour un intellect préoccupé d’harmonie, de perfection. Mais combien cette vision d’un Seul Germe renfermant le Tout du Monde est déprimante. Vous êtes Vous au motif de votre éloignement. Je suis Moi en vertu de mon espace-temps qui n’est nullement le Vôtre, qui ne le sera jamais. Le rêve lui-même, zone de liberté absolue puisque la conscience est mise en veille, ne produit guère de dyade, loin s’en faut. Les Êtres pullulent, se mélangent le temps d’une étincelle puis s’éparpillent en milliers d’étoiles dont chacune a sa singularité, dont chacune brille de son propre éclat.
Les Êtres se divisent à l’infini, se métamorphosent, un corps en donnant mille, une pensée en sécrétant une infinité d’autres. Inépuisable beauté que cette profusion de formes, ressourcement inouï de Soi dans une constante polyphonie, chatoiement symphonique de ceci même qui, à chaque seconde, est flûte, hautbois, clavecin, luth, lyre ou cithare. Certes, l’Unité est belle dans sa simplicité, son immuabilité, sa puissance tranquille. Certes, la Pluralité est belle, elle qui multiplie les points de vue, ouvre les horizons, amplifie les perspectives.
C’est, comme toujours,
une Vérité
qui surgit
de la rencontre
d’une Ombre,
d’une Lumière.
Une Vérité
qui se donne
dans l’intervalle
du Ciel et
de la Terre.
Une Vérité
qui apparaît
dans la distance
du Proche
et du Lointain.
Quoique nous fassions, Vous et Moi, nous sommes des Êtres de l’intervalle, de simples médiations installées entre Jour et Nuit, d’inquiets observateurs des hautes flammes du Soleil, des touches de cendre de la Lune. Constamment nous allons d’une réalité à une autre. Incessamment nous oscillons entre Flux et Reflux. Continûment nous nous inscrivons entre Esprit et Matière. Ceci n’est nullement une Loi du Hasard. Ceci est la Loi du Langage qui n’est jamais que la Loi de toute Signification. Le Sens n’apparaît jamais qu’à fulgurer entre Adret et Ubac ; entre la cime de la Montagne, l’abysse de l’Océan ; entre l’autorité de l’Homme, la douce présence de la Femme. Irréversiblement nous sommes des Êtres du Milieu, des Êtres ballotés entre le Vice et la Vertu, préférant le plus souvent le premier à la dernière, ce qui n’est « qu’Humain, trop Humain », mais pouvons-nous échapper aux motifs que trace notre Essence, qu’assume, souvent de guingois et de manière contingente, notre Existence ?
Alors, Vous si différente de Moi, comment vous donner Sens, autrement qu’en vous nommant, en vous décrivant, en vous installant au centre de mon Langage ? C’est Vous que je dois figurer, vous par la grâce de qui je deviendrai visible à Moi-même. Car, toujours nous naissons de l’Autre, car, toujours, nous naissons en l’Autre. Nous ne pouvons, nous-mêmes, nous porter sur les fonts de l’exister qu’à faire fond sur ce qui n’est pas Soi, sur ce qui toujours questionne et nous fait être Hommes, Femmes, au Plus Haut. C’est toujours ce vertige qu’il faut viser, toujours dans une triple fascination :
de Soi,
de l’Autre,
du Monde.
Cette « fascination » n’est ni gratuite, ni hautaine. Elle est ce par quoi nous nous trouvons au Monde, intimement reliés à ce qui pour l’Humain fait Sens : cette Histoire que nous écrivons sur le palimpseste des jours, il porte en filigrane la trace de nos Ancêtres, la Nôtre propre, les signes de notre Descendance, elle sera la bouche qui, après notre disparition, témoignera de qui nous avons été, ici, sur ce coin de Terre, sous l’abîme immense du Ciel, près des Nuages aux ventres de peluche. Oui, une tendresse s’élève à faire venir, par le truchement des mots, tout à la fois, notre Passé, notre Avenir, notre Présent, un Amour se lève, une Fin approche, une Certitude nous gagne, jamais nous n’avons été plus Vivants, les jours nous ont comblés de cette plénitude, elle n’est ni savoir, ni connaissance ultime, elle est simplement l’efflorescence de notre Chair, là au moins sommes-nous en terrain familier.
Mais, voyez-vous combien je suis distrait, combien mon Moi me rassemble à l’intérieur de mes propres frontières (une pure Monade !) et me voici venant à Vous dans l’humilité, chargé de mes pauvres mots, ils trébuchent à l’envi, ils peinent à vous suivre, Vous « l’absente de tous les bouquets », vous l’Idée Majuscule dont je ne pourrai franchir le seuil qu’au prix de ma mortelle absence car l’Idée est si Haute que seule la Mort peut en embrasser le vaste Destin. De Vous je dirai peu et ce sera déjà beaucoup car comment peut-on dire de l’Autre alors que l’on n'arrive même pas à dire à propos de Soi ?
Petit Poème à destination
de Vous, de Moi,
de Qui lira ou ne lira pas
Vous, dans l’exténuation du jour
Vous êtes identique à
Ces sublimes Cariatides
Qui supportent tout
Le poids du Monde
Vous, sous le fleuve étincelant
Des cheveux de paille
Vous au front divisé de douleur
Vous au masque blême
Vos yeux noirs ravagent votre Face
Masque d’une antique Tragédie
Vous à la bouche ensanglantée
Sur quel secret, quel mystère votre
Parole s’est-elle refermée
Avez-vous une énigme enfouie
Dans le puits d’ombre
De votre corps
Votre corps a-t-il connu
le Foudre du dieu
Êtes-vous simple Humaine
Ou bien Déesse aux
Impénétrables desseins
L’albâtre de votre chair
Vous immole déjà bien plus loin
Que votre dicible présence
Êtes-vous un Être de l’Au-delà
Dissimulez-vous de nébuleux
Arrière-Mondes habités
De fantomatiques hiéroglyphes
Êtes-vous anticipation
De la Camarde à laquelle
Nous abreuver
Une dernière fois avant
D’arriver à Trépas
Êtes-vous qui-je-suis en sa plus
Étonnante métamorphose
Toujours la Division
Toujours l’Unité
Sa cruelle obsession
Je me sens bien Seul
Å être ainsi
Séparé de Vous.
Et Vous,
M’aimez-vous,
Un peu,
Tendrement,
Å la folie ?
J’aimerais tant
Å la FOLIE,
Elle seule peut nous
Sauver du Réel
Elle Seule peut nous
Sauver de Nous !
Le Plus
Grand
Danger