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13 septembre 2022 2 13 /09 /septembre /2022 08:37
Au milieu de nulle part

 

Peinture : Barbara Kroll

 

***

 

   Toutes les conditions sont réunies pour que mon titre « Au milieu de nulle part » soit celui-ci et nullement un autre. Comment ne se serait-il imposé à moi ? Il s’agit bien d’un non-lieu, autrement dit d’une manière d’utopie dressée depuis le site de son improbable parution. Si, parfois, nous hallucinons cet espace sans espace, cette région sans frontière ni coordonnées réelles, bien plutôt le flou d’une surréalité, c’est au motif que notre lieu humain s’est perdu, qu’il s’est dissous quelque part dans un univers imprononçable. Là, en cette aire de forme indéfinissable, il n’est ni parlé, ni agi, pas plus qu’aimé ou bien haï pour la simple raison que le Rien n’est jamais que le Rien et que nul n’en pourra tirer plus qu’il ne peut donner : un sentiment d’infinie vacuité, des orbes de silences girent en tous sens dont on ne peut jamais saisir que le confondant vortex.

   Alors, si mon propos s’adresse à Vous, Celle-de-l’image, comment vous nommer puisque vous vous situez dans cette zone interlope, équivoque, nébuleuse qui ne semblerait appeler un quelconque prédicat. Nomme-t-on ce qui n’a ni espace, ni temps ? Car c’est bien ainsi que vous m’apparaissez, un peu à la façon dont un fin brouillard monte d’un lac dans l’illisible heure de l’aube. Le brouillard n’est pas le brouillard, aussi bien il est aube, fin de nuit, jour dans son hésitation première. Me voici donc devant la difficile tâche de nommer l’innommable. Or, si je vous attribuais un nom, fût-il le plus général, le plus universel qui se puisse imaginer, dans le genre d’Absente, d’Inconnue, de Fictive, déjà je vous aurais attribué un corps que vous n’avez pas, je vous aurais gratifiée d’une présence dont vous ne semblez nullement soutenir l’esquisse. Et, à défaut de vous nommer selon un chiffre clair et déterminé, qu’il me soit au moins permis de vous relier à quelque mystérieux sinogramme. Cette étrangeté qu’il vous confèrera vous rendra étrangère et vous dotera, cependant, d’une forme s’approchant du réel. Voici donc à quoi vous ressemblez au « milieu de nulle part » : 缺席的,ce qu’il me plait de traduire par sa forme grapho-phonétique : Quēxíde, et enfin par sa valeur signifiante : « Absente ». Voyez-vous, 缺席的, combien il est difficile de vous cerner, c’est un peu comme si vous étiez en-deçà, au-delà de Vous en quelque étrange marécage où ne règneraient que la poussière d’une lumière grise, de papillonnantes clartés, par exemple un volètement d’Argus bleu à contre-jour du ciel, tout près de la ligne d’horizon dont on ne sait plus si elle est Ciel, Terre ou bien un Néant s’étirant entre les deux. Oui, je sais combien pour un Lecteur, une Lectrice, mon propos doit être étrange mais est bien plus étrange votre voilement qui n’a de cesse de durer que je n’aie tenté d’en décrypter la matière songeuse, à la limite d’un évanouissement, d’une chute, d’un vertige infinis dans lesquels je pourrais bien sombrer si rien ne se donnait de Vous que cette fuite à jamais.

   Car, ne nullement vous saisir reviendrait, par un simple phénomène d’écho, à ne pas me saisir moi-même et donc à renoncer à décrire qui-vous-êtes, cette substance sans contenu qui jamais ne s’arrête et demeure en une position stable, par exemple telle ou telle femme perceptible « en chair et en os ». Et si je ne veux sombrer en quelque aporie, bien qu’il m’en coûte, je suis mis au défi de vous approcher au gré de mes phrases, de mes mots.

   Vous donc 缺席的 à l’illisible mesure, Vous-la-Fuyante qui désertez les touches de mon clavier, qui vous effacez de ma vue, j’avance dans mon texte comme l’aveugle avance sur le chemin de la vie, mains tendues vers l’avant, si peu assuré de ma progression, à la limite de qui-je-suis, en quelque sorte, mon Destin titubant de concert, les talons de mes chaussures poinçonnant le sol en une manière d’étrange mélopée. Un pas en avant trace Votre silhouette, qu’un autre pas en avant vient contrarier, sinon annuler. Pourrais-je vraiment décrire la scène sur laquelle vous figurez au simple motif d’une fiction ? Déjà elle serait de trop car elle vous rendrait réelle plus que réelle or vous n’êtes que de l’irréel qui feint d’exister.

   Derrière Vous, l’ombre est massive, un bleu-marine virant à une forme « d’outre-noir ». De vagues formes s’y laissent distinguer, mais il faut longuement accommoder au risque que la vue ne se brouille et ne menace de se soustraire à son devoir de vision. Une silhouette noyée dans l’ombre. Ce pourrait être celle d’une automobile dont une portière est restée ouverte, elle me fait penser à l’aile d’un corbeau qui se serait détachée du corps et qui battrait au-dessus du vide. Mais pourquoi cette automobile ?  Elle paraît avoir si peu de lien avec Vous ? Vous 缺席的,Celle qui m’interroge au plus haut point, ce qui risquerait, à terme, de me conduire à la limite des « portes de corne et d’ivoire » de la folie, quel est le motif, j’allais dire de votre « présence », alors qu’objectivement Vous en êtes l’exact opposé, la rumeur d’une Absence qui se dilate à l’aune de sa propre vacuité.

   Derrière Vous, à votre gauche, au point le plus éloigné de la scène, la figure baroque de la guérite d’une sentinelle sur laquelle est apposée une croix, dont je crois plutôt qu’il s’agit d’un catafalque levé dont on ne sait la raison de sa venue, dont on ne connaît nullement le corps qui l’habite ou bien le corps qu’il attend : le Vôtre 缺席的 ? Ce catafalque qui semble vous guetter se reflète-t-il dans le mystérieux chiffre du sinogramme, ainsi :

 

, comme deux formes humaines en partance pour plus loin que soi ?

, comme un étrange gibet qui ne peut que vous tendre le motif léthal de sa corde ?

, comme deux entités non-miscibles, l’une refermée alors que l’autre s’ouvre, figure d’une impossible parution ?

 

   Voyez-vous, combien vous me mettez dans l’embarras, obligé de me commettre dans une tâche herméneutique sans issue ? Comment, en effet, interpréter ce qui n’a nul sens, ce qui toujours se dérobe et ne veut nullement livrer le secret de son être ? Aussi bien aurais-je pu vous représenter sous la forme suivante 秘密 (prononcez : [Mìmì]) dont la traduction est « Secrète », et, à l’évidence, vous n’auriez été que le reflet d’une véritable complexité pour ne pas dire d’un chaos, d’une sourde confusion.

   Le savez-vous, depuis le puits profond qui vous accueille, nommer l’Autre, le dire en termes autrement disposés que dans la banalité mondaine, ceci est toujours une réelle épreuve sinon un projet impossible, une visée simplement absurde. Pour autant, renoncer serait encore pire pour la simple raison que, laissé en son immobilité, plié au sein de sa nébuleuse chair, le motif de l’Autre serait une menace à jamais.

 

Ne point connaître est non-être.

Connaître est être.

 

   Donc je poursuis mon laborieux cheminement. Vous, 缺席的-秘密 Absente-Secrète, Vous que j’ai affublée d’un double nom, que faites-vous posée sur cette flaque de lumière couleur d’argile ? Votre visage est indéchiffrable, un genre d’hiéroglyphe. Votre corps est long et silencieux. Vos jambes sont deux bâtons jaunes fichés dans le sol, vos pieds sont nus. Dans l’angle de vos bras semi-pliés, une chose rouge à l’imprécise identité. On dirait la guenille d’une  poupée de petite fille. A moins qu’il ne s’agisse d’un bout de muleta arrachée des mains sanglantes du toréador ? A moins que ce ne soit une toile de braise tout droit venue de l’Enfer ? Voyez-vous, nous nous approchons de la mystique de Dante et je ne sais quel sera notre lot : Enfer ? Purgatoire ? Paradis ? J’ai de fortes craintes et pencherais plutôt pour la première hypothèse, celle du Tartare avec ses brûlantes réjouissances.

   Vous voir m’a introduit dans une complexité dont les liens se resserrent à mesure que j’essaie de percer les arcanes dont votre figuration est tissée. Et votre ombre, cette simple ligne plaquée au sol avec la violence d’une brusque décision, comment ne me ferait-elle penser à ce gnomon antique avec lequel nos lointains ancêtres mesuraient la hauteur de la lune ou du soleil au-dessus de l’horizon ? La mesure du Destin si vous préférez, la mince empreinte que les Hommes et les Femmes déposent à la surface de la Terre, le vif instant de leur temporalité. Oui, à y bien réfléchir, je crois que vous êtes cette tragique mesure du Destin. Tout en témoigne. Mais, ici, je ne bâtirai guère de fiction, ce qui serait facile aux simples images que votre toile livre à mes yeux. Mais quelle que soit la source de votre détresse, c’est cette dernière en son essence irréductible qui est à retenir. Vous êtes, Vous qui vous détachez à peine du versant nocturne du Monde, qui surgissez au jour dans une manière de verticale hébétude, vous êtes la Figure avancée des apories multiples de notre Condition. Que chacun en médite, en Soi, les lignes de force. Quant à moi, permettez que je me retire sur la pointe des pieds, emportant cependant avec moi la vénéneuse ambroisie de votre Présence-Absence. De Vous, je ne garderai que le souvenir que ces deux signes inscrits sur le blanc de mon écran :

 

缺席的

 

秘密

  

   Ils vous disent en mode d’énigme, bien mieux que ne saurait le faire mon langage « humain trop humain ». Cependant, que je Vous avoue, afin que vous ne désespériez, vous voir, pour moi, a été pure joie. Puisse-t-elle, en Vous, semer les spores de quelque espérance !

 

 

 

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