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22 septembre 2022 4 22 /09 /septembre /2022 09:45
L’inquiétude oblique du jour

Image : Léa Ciari

 

***

 

   Toujours, face à l’inconnu, convient-il de nommer. Mais nommer de quelle manière, le lexique est si vaste qui parcourt les allées ouvertes du Monde. Nommer au risque de se tromper. Mais tromper qui ? Celle-qui-sera-nommée ? Moi qui aurai nommé de manière approximative ? Sur l’Autre nous projetons nos choix, nos plus vives inclinations, parfois la polyphonie de notre désir. Nommer est faire venir dans la présence. Faire venir d’une manière qui est toujours singulière. Face à qui-nous-est-étranger, face à l’Humain, il ne saurait y avoir nulle objectivité. Dans l’expression Celle-qui-ME-fait-face, c’est bien le « ME » qui est en question, non « Celle ». C’est mon propre ego qui est en jeu, qui demande que le réel se livre subjectivement sous telle forme qui est la seule recevable en cet instant de ma vision.

   Je regarde l’image qui me regarde et un mot, un seul surgit des limbes et allume son feu à la cimaise de mon front :

 

TEMPORELLE

 

   Alors pourquoi ce nom et pas un autre, par exemple Matinale, Attentive, Furtive ? C’est bien là le mystère du nom attribué, il demeure un jet, une pulsion, il surgit et se retire aussitôt sans livrer aucunement le chiffre de son secret. Il faut bien avouer que TEMPORELLE est un beau nom. Au simple motif qu’il se tresse de Temps à l’initiale et d’Elle à la finale. Temps dont nous sommes, nous-les-Distraits, les Figures dressées. Elle qui fait signe vers la féminité, son inimitable faveur. TEMPORELLE : le Temps en sa longue venue se féminise, il devient Source, il devient Fontaine, il devient Eau, trois déclinaisons du féminin au gré desquelles notre propre temporalité devient ruisseau, puis rivière, puis fleuve, puis estuaire et, enfin large Océan pareil à la lumière d’une libre éternité. Certains noms sont enchanteurs, on ne sait trop pourquoi et, parfois, hantent-ils les coursives de notre esprit tout le jour durant, sans répit, sans halte et le soir arrive et la nuit arrive et nos songes tout empreints de TEMPORELLE voguent haut, pareils à ces nuages légers qui n'ont de réalité que leur céleste parcours.

   TEMPORELLE donc et l’esquif du Temps sera notre compagnon le plus assidu. Et maintenant, il nous faut en venir au titre, en formuler la raison. « L’inquiétude oblique du jour », le Jour est le Temps, le Temps est Inquiétude. Inquiétude au titre de son passage, nous ne pouvons en arrêter le cours. Quant à « oblique », il indique à la fois la position du corps de TEMPORELLE, à la fois la position du Temps. Ce dernier oscille toujours entre la Verticale d’une Joie qui nous transcende, l’Horizontale de la pure immanence qui fuit vers le point inéluctable de la finitude. Exister est ceci, aller d’une joie à une peine, y aller dans l’oblique du jour, entre deux sentiments contradictoires, trajet de navette à l’ouvrage toujours recommencé. Nous sommes la résultante de cet entrecroisement de fils de chaîne et de fils de trame, nous sommes ce tissu qui bat au rythme des vents et des saisons. Nous sommes.

      La nuit est là, présente en sa mesure anthracite, en son originelle fermeture. La nuit est au passé, la mémoire s’y abolit en de profonds sillons. La nuit cerne Temporelle, suaire noir sur lequel le visage allume sa faible clarté. La Nuit est Néant. L’épiphanie du visage est le premier mot qui se dit, qui écarte les voiles de ténèbres, donne sa dimension au jour en son aube inquiète. Temporelle est Présence du Présent. Temporelle nous sauve d’un cruel désespoir, celui de pouvoir, sur-le-champ, disparaître à même ce qui ne profère rien, ce qui n’est rien, à savoir cette dimension sans dimension qui se nomme Angoisse, la forteresse est vide qui menace de s’écrouler sous sa propre aporie. Tout se donne dans des teintes sombres. De Brou de noix à Cachou, nul intervalle. De Cachou à Bistre, nulle parole. Tout végète et se réfugie dans l’ombre.   

   Seule Temporelle allume un falot dans la nuit racinaire, dans la nuit de mangrove où ne grouillent que les crabes parmi les hautes jambes torses des palétuviers. Cheveux hérissés. Que disent-ils ? La peur ? Le saisissement ? Ou bien l’effroi d’être, tout simplement ? Le visage est d’airain sur lequel ricoche une avare clarté. Une lueur de graphite, le tracé d’une estompe sur un Vélin qui s’obombre. Où est la Joie ? Où est la Peine ? Quelles pensées courent sous la dalle impénétrable du front ? Y a-t-il au moins la place pour une étincelle de courte félicité ? Les deux traits de charbon des sourcils sont les parenthèses en lesquelles s’enclot le faible miroitement de l’heure. Heure étroite, repliée sur sa propre bogue, comme si elle sonnait le tocsin des choses du Monde. Le bas du visage s’enfonce dans une glaise impénétrable. C’est à peine si l’arête du nez y trace sa rumeur. C’est à peine si le double bourrelet des lèvres se détache de la gangue lourde alentour.

   Cependant l’ovale du visage est beau, régulier, sa géométrie nous livre l’immédiate joie que nous a ôtée le massif ténébreux de l’image. Et les yeux ? Les yeux, à eux seuls, deux billes d’onyx levées dans le champ blanc de la sclérotique, les yeux viennent nous sauver du naufrage. C’est étonnant le pouvoir des yeux, ces diamants de la conscience, ils forent le réel bien au-delà de leur propre émergence, ils appellent l’Autre, ils le posent tel le Témoin d’une Existence. C’est par les yeux de Temporelle , qui jouent avec les miens, que tout prend SENS, que tout brille et rayonne selon les mots du langage, que tout se loge en tout avec son coefficient de puissance, sa réelle force déployante, surgissante.

   Par la pensée, Lecteurs, Lectrices, ôtez les yeux de cette sublime image et vous sombrerez sans délai dans l’absurde le plus compact. Car vous n’êtes vous-mêmes qu’à être regardés par ces Autres qui sont les répondants de qui-vous-êtes. A la fois, Vus et Voyants, c’est-à-dire portés au jour et portant au jour, voilà l’esquisse la plus fondamentalement humaine dont vous êtes atteints en votre essence.

 

Exister c’est Regarder et être Regardé

 

   Cette image proposée par Léa Ciari est belle et hautement signifiante. Tout à la fois elle est retrait, perte dans le néant, mais aussi dépliement de la présence. Et ce dépliement, c’est le Regard qui l’accomplit. Car ce Regard, à l’évidence en quête de l’Autre, ne vous tiendra jamais captifs, Lecteurs, Lectrices que le temps nécessaire à votre accomplissement qui est aussi la condition de possibilité du sien.

 

Je te regarde qui me regardes, nous existons

 

La Joie est verticale

La peine est horizontale

L’inquiétude est oblique

L’existence est tout ceci à la fois

Et encore bien plus

Å nous d’en délimiter le champ

Qui, aussi bien, sera son chant

 

 

 

 

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