Savez-vous, des choses parfois se montrent dont on ne connaît ni l’origine ni le motif de la venue. C’est, par exemple, la soudaine apparition d’une colline semée d’herbe à l’horizon, le cours d’une rivière tranquille, la majesté d’un haut iceberg, la profondeur bleue d’un énigmatique fjord. Alors on s’interroge. Cette colline, n’est-elle seulement une réminiscence, un souvenir d’enfance enfoui au plus profond du souvenir ? Cette rivière, n’est-elle celle qui a surgi au creux d’un rêve, dont on a suivi le cours, comme aimanté par sa fraîcheur, sa vérité ? Cet iceberg, ne l’avons-nous imaginé en lieu et place de ces hauts sommets de la pensée que nous rêvons d’atteindre, mais toujours ils se dérobent à l’horizon de nos désirs ? Ce fjord, n’est-il le symbole de territoires conquis, puis perdus, il n’en demeure qu’une vague échancrure dans la chair usée de la mémoire ? L’un des caractères du réel, dont on croit qu’il est stable, évident, massif, c’est bien son côté éphémère, sa réorganisation, à chaque seconde, en des milliers d’esquisses dont nous ne saisissons jamais que l’équivalent d’une lentille d’eau dans le vaste marais du Monde. Ceci, cette esquive des choses, possède un caractère ambigu : tantôt nous sommes ravis de la variété permanente qui visite nos yeux, tantôt nous regrettons la perte de ceci qui nous a visité et s’est aussitôt absenté. Nous sommes toujours entre deux fugues, toujours les médiateurs entre un jour, une nuit ; un bonheur, une peine ; un amour, un éloignement. N’en serait-il ainsi et alors nous ne serions nullement au monde, et alors nous serions en dehors de cette humanité qui est le lieu le plus sûr que nous puissions occuper.
Depuis mon réveil, ce matin, une sorte de nage entre deux eaux, des fragments de nuit encore soudés au jour naissant, je n’ai eu de cesse de tourner tout autour d’une image, comme le vol de la phalène contre le verre de la lampe, et la fascination de cette image était si implantée dans ma chair qu’il ne m’aurait guère été possible de m’en affranchir qu’au risque d’une affliction, sinon de connaître le sombre dais d’un deuil. N’avez-vous jamais éprouvé cet étrange sentiment : quelque chose surgit dans la coursive de votre conscience, une simple idée, la silhouette d’un être inconnu, un objet convoité et nulle seconde ne s’écoulera que votre attention n’en fasse le tour, l’inventaire, jusqu’à l’épuisement complet de ses formes qui confinent à quelque mystère ? C’est un don qui vous est fait, dont le subit retrait vous plongerait dans le plus vif des embarras. Mais voici la matière de mon trouble, la raison de mon égarement.
Je lisais, dans le calme de ma bibliothèque. La lumière était douce, un duvet à peine posé sur les choses. Nul bruit, les Causses dormaient encore dans leur tunique de mousses et de lichen. Parfois, seulement, le glissement du vent dans la tête des chênes, la chute d’un gland au sol puis plus rien qu’une vaste zone de silence dont j’occupais le centre dans la plus grande des quiétudes qui se pût imaginer. J’avais pris un livre au hasard sur les rayons de ma bibliothèque, m’étais plongé dans la touffeur des signes sans m’enquérir plus avant, ni de l’Auteur, ni du titre du livre. C’était une manière de jeu habituel. Il consistait, telle une charade, à retrouver le « tout » de l’œuvre, à en déterminer la situation parmi la dense constellation de la littérature. J’avais fort à faire mais c’était bien la difficulté qui stimulait mon esprit et me rendait infiniment disponible à une tâche que bien d’autres eussent estimée fastidieuse. L’on n’est jamais maître de ses affinités et c’est mieux ainsi, décidant à notre place elles nous dispensent du souci de chercher ces inclinations au gré desquelles nous sommes au Monde avec le bonheur qui est le nôtre, seulement le nôtre.
Le fragment qui était sous mes yeux :
« Sa faiblesse lui permettait rarement de me parler ; mais elle fixait sur moi ses yeux en silence, et il me semblait alors que ses regards me demandaient la vie que je ne pouvais plus lui donner. Je craignais de lui causer une émotion violente ; j'inventais des prétextes pour sortir : je parcourais au hasard tous les lieux où je m’étais trouvé avec elle ; j'arrosais de mes pleurs les pierres, le pied des arbres, tous les objets qui me retraçaient son souvenir. »
Bien évidemment, le ton on ne peut plus romantique, la mélancolie qui flottait sur cette scène, l’accent tragique qui en traversait les événements m’orientaient vers un Auteur classique, sans doute sous la lumière du XIX° siècle mais, dans l’instant, mes hypothèses demeuraient floues et rien ne surgissait dans ma conscience que cette image persistante qui, la journée durant, ne manquerait de faire mon siège sans qu’il ne me fût aucunement possible de l’en déloger. Au vrai, je crois que je me complaisais dans cette situation qui ne manquait nullement d’attrait. Toujours j’avais été attiré par ces fictions étranges dont la nébulosité, l’indécision, autorisaient toutes les fantaisies qui se pussent imaginer. Un air de liberté émanait de telles rencontres dont il devenait urgent que quelque chose s’accomplît de l’ordre d’une découverte. Ce que je ne pouvais savoir, la raison pour laquelle telle image plutôt que telle autre s’était imposée à moi sous la forme dont, maintenant, je vais décrire la réalité. Souvent les décisions de l’imaginaire sont surprenantes, ce en quoi, du reste, il nous rencontre, cet imaginaire, sous le sceau de la fascination.
Je ne savais s’il y avait adéquation entre la représentation visuelle et le texte, si la « faiblesse » de l’Héroïne, la « fixité » de ses yeux à mon encontre, son « émotion violente » supposée, si tout ceci donc pouvait se lire d’une manière aussi évidente dans le tableau qui se dessinait à l’arrière de mon front. Je crois même que ce dernier était l’envers exact de ce que l’Auteur mettait en scène. Peut-être un secret espoir, en moi, d’une façon quasi-magique, d’inverser la situation, de réparer ce qui s’y inscrivait en tant que drame. En cette heure naissante j’avais plus besoin d’apaisement que d’entailles creusées au sein même de mon derme. Il est parfois des retournements de choses qui sont salutaires. Vous-La-Fictive, voici à quelle métamorphose mon attente inquiète vous a livrée. C’est à grand peine si vous vous détachez d’une ombre serrée, dense, un condensé de nuit, si vous voulez. C’est ainsi, le Mystère a décidé malgré vous de vous situer dans cette zone d’ombre qui ne vous annule point, non, bien au contraire, cette ténèbre impénétrable vous rend désirable plus que désirable. Tel l’explorateur au sein de l’ombre de la forêt pluviale, me voici condamné à la tâche la plus heureuse, vous délivrer de cette inconnaissance, vous porter à la lumière de ce qui est, elle vous révélera tel cet être rare dont tous, nous attendions la venue. Å défaut de vous apercevoir aussi clairement que dans les lignes du livre, à défaut de pouvoir tracer de vous un clair portrait, il ne me reste qu’à tâcher de vous deviner au sein de cette nuit dont vous vous distinguez à peine.
Tout, autour de vous, est plongé dans une couleur qui n’en est une, cet anthracite qui, sans doute, doit vous reconduire dans le tissu d’un passé devenu illisible. La multiple ramure de votre chevelure s’écoule vers le bas, faisant à peine effraction de ce fond indistinct, de cette parole réduite au pur mutisme. Votre visage ne me sera nullement livré, il se dissimule derrière elle, la chevelure, comme par pudeur, peut-être dans la crainte d’être livré à la morsure du jour. Alors votre épaule, cette colline sur laquelle glisse une sublime clarté, combien elle prend sens, combien elle vous livre à moi, bien mieux que ne l’aurait pu faire votre visage. En cette montée soudaine à la vision, tout se dit de vous dans le contraste, si bien que l’on pourrait croire à un genre d’impudeur, de provocation, d’ouverture à l’Autre sans retenue. Voyez-vous combien je m’enflamme à la seule idée d’un signal que votre peau aurait lancé dans l’espace à qui voudrait bien s’en saisir. Aussi comprendrez-vous avec facilité mon lyrisme épidermique, il est effusion en qui-vous-êtes, ce prodige d’une présence qui, il y a peu, était encore dans les limbes. Mais il ne sera pas dit que votre corps se résumera à cette ellipse de clarté.
Votre main gauche est pur poème lumineux, féminine parution, éclosion du mystère à la naissance du jour. Votre main, son application à se donner à la vue, vous trahit à la hauteur de son évidence. Chacun de vos doigts est exactitude, certitude de bonheur. Votre main, sculptée par les rayons de ce qui maintenant a lieu, se dit dans une manière de douce assurance. Votre main a une teinte d’Ivoire qui se détache calmement sur le bleu assourdi de votre vêture. Une alliance d’or à votre annulaire. Elle vous ravit à qui-je-suis et vous remet à Celui avec qui vous avez décidé de tracer votre Destin. Mais ceci ne me rend nullement triste, votre doux ébruitement de fontaine suffit à me combler. Et, ici, je ne sais pourquoi, surgit une phrase de l’énigmatique texte : « mais elle fixait sur moi ses yeux en silence », oui, j’aime à croire qu’au rebours de votre dissimulation, un regard m’est destiné qui m’encourage à poursuivre votre inventaire. Peut-être n’êtes-vous destinée qu’à être approchée, effleurée, comme on le fait au contact du verre en cristal, il tinte à seulement être observé.
De Vous, je n’en pourrai dire plus, sauf au motif de quelque invention qui vous ôterait toute vérité. Alors que je me livrais au décryptage de votre image, les phrases du texte brodaient dans ma tête mille questions auxquelles je ne trouvais nulle réponse. Puis, par le plus grand des hasards, alors que votre main surgissait de la nuit, que mes yeux y adhéraient, ne s’en pouvant détacher, il y a eu comme un éclair et ma mémoire a retrouvé le lieu de son inquiétude. Soudain les mots sont devenus parlants. D’innommée que vous étiez, voici qu’un prénom vous faisait sortir de l’anonymat : Ellénore, voici telle que vous m’apparaissiez, soudain dévoilée, soudain présente dans le beau livre de Benjamin Constant, « Adolphe » dont, souvent, avant de me coucher, j’avais lu de larges extraits, une façon de me préparer aux songes nocturnes. Alors, Ellénore-de-papier, que me reste-t-il d’autre à faire que de vous adresser cette supplique muette :
« Ellénore, commençons en ce jour une nouvelle époque,
rappelons les heures du bonheur et de l'amour. »