« Portrait d’un homme » - Vers 1435
Robert Campin
Source : Meisterdrucke
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Irrésistiblement ce portrait nous attire comme si notre ego pouvait se projeter en lui. Je crois que nous souhaiterions, d’emblée, accéder à cette manière de tranquille assurance dont il est le lieu de subtil rayonnement. Cependant, il ne s’agit nullement d’un sentiment de joie intérieure qui transparaîtrait à même le visage. C’est du retenu en soi, c’est de la pudeur. Car il serait indélicat de laisser percer des sentiments singuliers, logés au creux même de la confidence, de l’expérience intime. Telle une eau de source, la vie intérieure fait son trajet inapparent dans quelque zone d’ombre dont nul ne pourrait donner le nom, pas plus que décrire son délicat tissu. Ce personnage dont Robert Campin fait le portrait, demeure dans un réel anonymat. Quoi de plus abstrait en effet que « un homme », titre vague de cette toile. Nul point de repère et je pense toutefois qu’il s’agit « d’un homme » appartenant à une classe sociale aisée, sans doute quelqu’un issu de la bourgeoisie avec tous les caractères qui y sont attachés, distinction, culture, distance par rapport aux choses. D’évidence, ce personnage ne provient ni de la paysannerie, ni du monde ouvrier.
Bien que la toile ne nous dise rien de l’environnement de son habitat, nous pouvons l’imaginer passant de longues heures dans son cabinet de curiosités à admirer ses « pierres de foudre », à lisser du plat de la main ses fossiles aux formes étranges, à observer ses peintures sur pierres, les motifs de ses camées, à laisser errer son regard sur des herbiers qui le font rêver. Toutes ces choses périphériques déterminent aussi bien un univers mental qu’elles mettent en lumière les centres d’intérêt, les affinités que cet Inconnu entretient avec le Monde. C’est étonnant combien ses propres centres d’intérêt, ses propres inclinations, ses choix transparaissent dans le motif du visage. Dans les rides du paysan, ce sont les durs sillons de terre qui se donnent à voir. Dans les mains de l’ouvrier, dans ses cals, c’est l’outil dont le vivant symbole apparaît. Dans le portrait du bourgeois, dans la concentration du regard, l’attention portée, en tant que commerçant, aux nombreux interlocuteurs avec qui il a affaire. Tous, nous exhibons, à la cimaise de notre front, les soucis, les occupations, les félicités, les minces bonheurs, les déceptions qui sont notre lot quotidien, l’alphabet au gré duquel nous composons notre livre de l’exister.
Si, maintenant, après avoir dressé le fond imaginé de son apparition, je décris en me focalisant sur l’image, je peux dire ceci : ce remarquable portrait est traité d’une façon si réaliste, que le personnage, soudain, se mettrait à proférer quelques mots que nous n’en serions guère étonnés. Ne disait-on pas, à propos de la facture de l’œuvre de Robert Campin, qu’elle était sous l’influence de « la fascination du quotidien ». Oui, le quotidien est fascinant pour qui sait en transcender les formes, en sublimer la prosaïque présence. Å l’évidence, cet Artiste s’y entendait en la matière, à la hauteur d’une touche irremplaçable. Le travail de la mimèsis est à ce point parfait que rien de l’aspect physique n’est laissé dans l’ombre. Ce type de traitement méticuleux ferait presque penser aux modernes fac-similés en cire du Musée Grévin, tellement le souci de vérité y est infiniment présent. Le personnage est là, devant nous, dans sa plus pure évidence, dans cette attitude vaguement méditative qui le rend un peu mystérieux, installé dans la distance, observant le monde depuis le lieu de sa monade, en réserve de ce Réel qui nous le livre si bien dans l’entièreté de son être.
Ce qui est tout à fait remarquable, ce subtil modelé du couvre-chef, il ferait penser à ces « Crete Senesi », dans le « désert » de Toscane, ce lieu magique semé de mille plis plus harmonieux les uns que les autres, ces chaumes lumineux structurés comme pour dire le rythme universel des choses et des êtres. Le visage, quant à lui, est identique à l’argile mise en forme par le sculpteur, cette assiduité, cette conformité au modèle avant que son esquisse ne donne, peut-être, le motif d’un bronze sur lequel se lira, dans la pureté du métal, l’exactitude de l’être qui y est figuré. La vêture au col fourré, à la teinte foncée, vient clore ce tableau dans des nuances subtiles d’Ivoire, de Rouge-Orangé adouci, de Bitume, une élégante économie de moyens qui vient renforcer le sentiment d’équilibre qui se dégage de cette scène que l’on pourrait qualifier de « bucolique ». L’idée d’un paysage automnal avec ses teintes de Rouille et de Brique s’y trouve inscrit de manière quasiment naturelle. Une douce atmosphère dont on pourrait éprouver la touche délicate, tissée de quiétude, ourlée de suavité, image auprès de laquelle faire halte le temps d’un ressourcement, d’une régénération. Comme si ce Personnage, porteur d’une grande sagesse, pouvait nous reconduire au lieu de la nôtre ou bien en favoriser l’éclosion, en provoquer l’épanouissement.
Mais ce qu’il convient de dire, face au tissu d’évidence de la sérénité qui paraît se dégager de ce portrait, c’est que nulle sérénité ne se donne d’emblée, que nulle sérénité ne s’inscrit comme le résultat immédiat d’un don que l’on aurait reçu du ciel. Les choses sont bien plus complexes qu’il n’y paraît. La tranquillité, l’ataraxie, l’équanimité de l’âme ne s’atteignent jamais qu’au terme d’un long travail, d’une infinie patience. On ne naît pas avec la sérénité lovée au creux de son berceau, comme si elle vous attendait depuis la nuit des temps. Toute sérénité est l’aboutissement d’une longue maturation. Il faut avoir connu des soucis et des peines, s’être confronté aux obstacles de l’exister, avoir chuté, avoir échoué, puis avoir pu rebondir, s’être relevé, lesté de toute cette expérience, visité par toutes ces incertitudes, ces doutes, car c’est bien au terme de tous ces conflits, de toutes ces violentes dialectiques que la conscience assure ses assises, prend un nécessaire recul, se fortifie afin que les ornières franchies, les ubacs effacés, ce soient les adrets de lumière qui viennent à vous avec toute leur charge de félicité.
Sérénité ne résulte que de Lucidité et nulle intuition ne saurait en réaliser les conditions de possibilité. L’on imagine volontiers que cet « homme », dans la gestion de ses affaires, ait eu souvent maille à partir avec les parties adverses, que certaines négociations aient été laborieuses, que des nuits de veille aient été passées sur des chiffres, des évaluations, que des marchés à conclure précédèrent parfois des aubes qu’il souhaitait transparentes. Et c’est bien au motif d’un combat sur lui-même que chaque progrès à bâti en lui, pierre à pierre, cette soi-disant sérénité que nous lui attribuons en tant que l’essence qui le qualifie au plus près.
Cependant, un regard attentif ne pourra que conforter ces hypothèses. Le regard est méditatif, il traverse le réel sans vraiment s’y arrêter. Une minuscule étincelle d’inquiétude se dessine sur le brun de l’iris. Quelques rides naissantes ornent le front, y tressent une sorte de langueur, peut-être la vague mélancolie d’une réminiscence qui relie à un passé qui n’a pas soldé la totalité de ses comptes. La parenthèse de deux plis referme la base du nez, ce qui, parfois, est signe de contrariété. Les lèvres sont belles, régulières, qui peut-être dissimulent des mots sur le bord de se dire mais qu’il vaut mieux retenir en soi. L’entièreté du visage est de pure et délicate concentration. Seulement, il n'y a pas d’angoisse qui serait visible, pas de tourment qui menacerait à l’horizon de l’être. Tout repose en soi dans un genre de calme qui paraît inentamable. Cet Homme semble occuper le lieu qui est le plus sûr pour lui, un genre de halte sous l’abri d’un port, à l’écart des tempêtes et des coups de blizzard.
Peut-être est-ce ceci, la sérénité, parvenir au plus haut de qui-l’on-est, sachant cependant d’où l’on vient, disponible à l’égard du temps, ni en retard, ni en avance, installé dans un présent dont la certitude signifie la possibilité de quelque éternité. Si la sérénité vraie existe, elle est bien ce suspens par rapport à une temporalité toujours en fuite, cette insertion dans un présent donateur de sens, sans qu’aucune justification d’accélérer le pas ne se puisse jamais donner. Elle est une intersection de la fluence spatio-temporelle, une disposition de soi dans le simple et le limpide. Ce qui ne saurait signifier que nul nuage n’en traverse jamais le ciel existentiel. Cette toile de Robert Campin est toile du « juste milieu ». Toile du Midi, de la maturité, qui, seule peut donner au beau mot de « sérénité » le sens de plénitude qui lui convient. Alors la notion de vacuité s’estompe pour laisser place à cette belle carnation qui est le chiffre même de la vie. D’emblée, cette toile, bien plutôt que de nous installer dans une posture simplement esthétique, nous convie à une méditation sur nous-mêmes. Saurons-nous y trouver ce halo de sérénité dont nous voudrions être atteints afin d’accéder à cette belle patience qui signe le trajet hauturier de Ceux et Celles qui naviguent au plein des eaux avec confiance et détermination ?