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19 octobre 2022 3 19 /10 /octobre /2022 08:27

 

   Parfois, quelque rencontre de hasard, une personne croisée au coin de la rue, entrevue dans la diagonale d’une œuvre, entr’aperçue dans les pages d’un magazine, vous place-t-elle soudain face à sa propre énigme et, corrélativement, face à la vôtre. Parfois même ne se souvient-on plus du lieu où le contact se produisit, il n’en demeure, dans l’âme, que l’image fuyante, ourlée de gris, d’un songe. C’est bien ceci qui demeure, cette manière d’ombre qui dessine, dans les lointains, les possibles même de sa fiction. Car, à avoir trop halluciné une vision, cette dernière devient si éthérée, si mêlée à son propre imaginaire, que sa consistance ne donne plus lieu qu’à un tissu ajouré, une manière de dentelle onirique bien éloignée du réel. Mais il arrive que ce fameux réel n’ait guère plus de poids qu’une feuille chutant sur le sol jauni d’automne. Alors on se résout à vivre dans cette façon d’entrelacs qui flotte entre deux rives, les rend aussi absentes l’une que l’autre. C’est un peu comme si, devenu étranger à Soi, l’on se mettait en quête d‘un autre Soi, flou lui aussi, escomptant que deux moitiés imparfaites ne finissent par ressembler à quelque complétude. Cependant le risque est grand que chaque dénuement ne s’accroisse de l’abîme de l’autre. Mais il nous faut sortir de ce pathos, de crainte qu’il ne nous réduise à néant.

   Donc, VOUS qui hantez mes souvenirs, que je vous avoue ceci. Il n’est pas rare que votre silhouette ne surgisse à l’improviste, aussi bien au milieu d’une tâche d’écriture, aussi bien au plein de la nuit, me laissant parfois hagard, ne sachant plus vraiment quels sont vos contours, quels sont les miens. Ceci, cette impression d’incertitude, ce motif flottant de Vous à Moi, cette altérité partagée dans un genre de vide sans fond, ceci, disais-je, eût pu constituer le lit d’une certaine euphorie comme lorsque, porté par un narcotique aux limites extrêmes de Soi, on s’agrandit de ce que jamais l’on n’a été, d’une éternité si vous voulez, qui ôte à la quotidienneté sa lourde charge d’immanence. Car, le plus souvent, ce sont des gueuses qui lestent nos jambes, nous faisant avancer dans l’existence tels de comiques culbutos. Mais ici l’ironie ne suffirait à m’alléger du poids qui m’étreint à seulement penser à l’insaisissable de votre silhouette, à l’irrémédiable perte que vous êtes toujours pour moi. C’est toujours un réel danger de n’envisager l’Autre que sous des traits de graphite que vient effacer l’impermanence de la mémoire. Vous, que je nommerai « L’Ombreuse », me mettez, chaque jour qui passe, au défi de vous créer, mais je suis un Demiurge aux mains vides, un Alchimiste perdu dans les formules labyrinthiques de ses grimoires, un triste Poète que l’imagination a déserté.

   Alors je me contente de faire surgir, en arrière de mes yeux, dans l’angle de mon chiasma optique, quelque figure qui, à défaut d’être réelle, vous pose telle la libellule au-dessus de la vitre éblouissante du lac, un genre de clignotement vous disant une fois selon le Blanc, une autre fois selon le Noir, ma Griserie vivant de cette ivresse passagère qui est ma Muse la plus concevable, certes une fumée à contre-jour du ciel, mais saisir un Rien est mieux que ne rien saisir du tout. Aperçue au hasard de mes cheminements, vous L’Ombreuse, n’en êtes pas moins vivante, identique à ce ruissellement de gouttes dans la nuit de la terre, on ne le voit nullement, mais il fait en l’âme un ébruitement si constant, un tintement si insistant, qu’il devient familier au même titre que vos yeux, que votre peau, il vous possède à votre insu et porte la faille de votre aliénation au plus haut, si bien que cette dernière devient votre bien le plus précieux. Étrange sentiment que celui-ci, on ne le cèderait pour rien d’autre, pas même pour la félicité d’admirer un beau paysage, de contempler une œuvre d’art. Mon aliénation est devenue Votre Œuvre, comment n’en être nullement bouleversé jusqu’en mon tréfonds ? Percevez-vous, au moins, ce paradoxal revirement qui fait d’une dépossession une possession ? Le motif de la rencontre fortuite est si riche, si plein de perspectives heureuses. Ne vous aurais-je rencontrée, dans la plus grande fantaisie qui se puisse imaginer, et maintenant, dans le présent qui est le mien, sur la ligne d’horizon ne se découperait qu’un vide qu’il me serait bien difficile de combler.

   Dire qui vous êtes en ce temps qui est mien, ne vous apportera guère d’information dont vous pourrez tirer quelque profit. Vous dire, en quelque sorte, est vous ramener à la présence, vous éprouver encore une fois réelle plus que réelle. C’est la nuit qui vous porte en avant de vous, c’est la nuit dont vous êtes le visage le plus perceptible. Vous vous en détachez comme le ferait un vase de faïence placé dans le clair-obscur d’une vitrine. Ce qui me retient tout d’abord, cette faible clarté qui vous visite depuis le sommet de votre tête jusqu’au double motif de vos mains jointes. Juste un effleurement, il vous fait sortir du rêve et vous y maintient en quelque façon. Une avancée que suit un retrait, une donation qui, aussitôt, s’absente d’elle. Comme si vous vouliez sceller l’événement de la rencontre et vous en retirez de peur, peut-être, d’y sombrer.

   Vos cheveux, coupés à la garçonne, sont ceux d’une « fille sage », on vous penserait même prépubère, encore sertie dans les pierreries de l’enfance. Cela vous rend touchante au-delà de toute expression. Votre visage, ce demi-triangle faiblement éclairé, presque rien n’y paraît, hormis la prunelle effacée de votre œil, hormis le double pli de vos lèvres closes refermé sur votre intime secret. Peut-être me penserez-vous affecté de cette fuite constante, de ce refuge en vous qui semble bien être votre signe le plus évident. Eh bien, non, votre posture d’effacement est celle que je souhaite, elle me permet de faire votre inventaire tout à loisir. Dans le prolongement de votre visage, la discrétion de votre cou, l’humilité de votre poitrine (on la penserait celle d’un éphèbe), me donnent à penser que vous êtes plongée en une profonde méditation. Non une inclination religieuse ou une pensée adressée à quelque objet artistique, une simple plongée en vous, une fascination de vous connaître jusqu’à l’épuisement de qui-vous-êtes.

   C’est tout de même admirable cette réverbération sur Soi, cet écho qui vit de sa propre propagation, de son rythme régulier. Il faut une grandeur d’âme exceptionnelle pour faire de sa propre fréquentation l’alpha et l’oméga de chaque instant qui vous visite. Vous êtes vêtue d’un genre de sarrau bleu, il me fait penser à celui que portaient les écolières au siècle passé. Étrangement votre épaule droite est dévêtue alors que la gauche est couverte. La droite : effraction de soi. Jusqu’où ? La gauche : réserve infinie de Soi. Vos deux mains sont assemblées comme dans le geste de la prière. Mais c’est bien Vous, pour qui vous priez au sein d’un solipsisme qui fait de vous un être unique, seulement unique. La jointure de vos mains étreint la tige d’un végétal dont la partie sommitale, hérissée, me fait penser à la forme hirsute du chardon ou bien de la pomme de l’artichaut lorsqu’elle libère les fibrilles de sa fleur mauve. Alors, ou bien il s’agit d’un geste « barbare » de flagellation, de mortification, ou bien cette convulsion de la plante ne revêt nulle signification et alors je me questionne sur la gratuité de sa présence. Peut-être ne s’agit-il que du symbole disant votre efflorescence intérieure dont vous ne souhaitez laisser paraître que la partie la plus atone qui ne profère rien de votre mystère

   Ombreuse, c’est ainsi que je vous aime, car oui, je vous aime à la hauteur de cette privation, de cette disette, de cette pénurie dont vous êtes le vivant emblème. Bien trop de nos Commensaux livrent le tout de leur être avant même que l’on ait pris la peine de se mettre en quête de qui-ils-étaient. Voyez-vous, la modestie est une belle chose. La discrétion est une qualité. La pudeur le plus grand des biens. Notre siècle prodigue en représentations, spectacles, autosatisfactions de toutes sortes, serait bien inspiré de se calquer sur votre posture de retrait, le paradigme selon lequel ils devraient figurer au Monde. Certes il y a fort à faire mais il n’est jamais trop tard pour apprendre le Simple et le porter au-devant de Soi en une manière d’aube naissante. Ombreuse, vous êtes une Aube, un être de Pure Naissance. Qui donc pourrait vous en faire le reproche ? Il y a tant de beauté dans les choses lorsqu’elles se dissimulent en leurs bogues ! Tant de Beauté.

 

 

  

 

 

 

 

 

 

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