Esquisse
Barbara Kroll
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« D’où veniez-vous ? », telle était la première question que je me posais à votre sujet. Ce n’est nullement le « veniez » qui me questionnait, autrement dit le temps même du passé dont vous surgissiez. Car peu m’importait le passé, c’était le présent plein et entier, le présent de votre présence qui rougeoyait, telle une braise, tout au bout de ma curiosité. Ce qui occupait le centre de mon souci : le « où », lequel pointait en direction d’un lieu mystérieux de l’espace, comme si ce lieu vous avait enfantée en quelque sorte, vous installant dans l’exister avec la force de coordonnées positionnelles dont, jamais, vous ne deviez vous affranchir. Car savez-vous combien le site qui nous accueille en son sein est déterminant ? Tout autant que l’est le moment qui nous a portés à la lisière du Monde. Toujours l’on fait de la temporalité ce qui, vis-à-vis de notre situation sur Terre, occupe une place prééminente. C’est, vous l’avouerez, faire bien peu de cas de la valeur d’enracinement qui est la nôtre, qui nous attache à tel village, telle source, tel pli de la montagne, tel versant lumineux d’un adret dont, en quelque sorte, nous sommes la simple émanation. Vous, la Venue-de-nulle-part, vous l’Étrangère sans feu ni lieu, c’est un entier mystère qui vous porte devant moi pour la simple raison que vous vous confondez avec la fuite, avec le trajet capricieux du Nomade, avec la passée rapide dans le ciel d’un peuple d’oiseaux dont, bientôt, il ne demeure plus que le vide d’une trace que l’air reprend en son sein. Et c’est toujours le creusement d’une nostalgie qui s’ensuit, l’abîme sans fond d’une perte.
Combien de fois dans ma vie, ici ou là, du Septentrion aux rivages semés de chaleur des Pays du Sud, ai-je joué à emboîter le pas d’Inconnues, non pour de sombres motivations, pour le seul plaisir de découvrir leur milieu de vie, tel quartier constitué de venelles complexes, tel horizon ouvert sur le vaste Océan, tel bout de lande seulement habité de vent. Parfois m’arrivait-il de perdre leur trace avant que le but n’ait été atteint et le sentiment qui était attaché à cette disparition se pouvait comparer en tous points à la stupeur de l’enfant devant la perte de son jouet. Parfois, le soir, dans la solitude de ma chambre d’hôtel, m’arrivait-il de suivre du bout d’un crayon le jeu complexe des lignes du plan d’une ville, d’y lire des noms mystérieux, Ny Kongensgade ; HC Andersens Blvd ; Rysensteensgade ; C. Molinos ; C. Ecce-Homo ; C. Santiago.
En réalité, je dressais à la hauteur de mon imaginaire, les tréteaux sur lesquels vous pouviez devenir une Actrice privilégiée, une manière de Compagne me guidant parmi le dédale touffu de la vie. Je devenais alors le Metteur en Scène d’une pièce où je distribuais les rôles à ma guise, donnant ici la réplique à une Tragédienne, là à une Mondaine, plus loin à une Courtisane. L’opérateur de toute cette aimable fantasmagorie était donc ceci qui figurait devant moi : le ciel poudré de nuages était la toile de fond ; les encoignures des rues, les coulisses ; les façades usées des maisons, le rideau de scène. Å mon naturel fantasque, il fallait ce décor de carton-pâte dont une Inconnue, autrement dit la figure du Hasard, était l’Instigatrice, celle qui, de son brigadier, frappait les trois coups d’un spectacle à moi seul dévolu. Oui, je reconnais volontiers qu’il ne s’agit là que d’un caprice d’enfant mais, Vous, la Lointaine, connaissez-vous des Adultes déjà sortis de l’enfance ? Pour ma part je n’en connais guère et ceux qui s’en défendent le plus sont dans le plus grand danger de s’y précipiter corps et âme.
Telle que je vous aperçois à l’instant, forme en voie de devenir, voici de quelle manière je vous imagine. Vous êtes à Paris, au cœur battant de la ville. La tache verte derrière vous, c’est le Square du Vert-Galant avec la frondaison de ses marronniers, les touffes de ses noyers noirs, le feu de ses érables. Juste devant vous, c’est le Pont-Neuf avec ses arches de pierre régulières, ses piles denses, les visages grimaçants de ses mascarons. Au fond, dans une sorte de nuée indistincte, les travées du gothique flamboyant de Saint-Germain l'Auxerrois. Puis, vers le bas, les pierres grises du Quai de Conti et les hautes colonnes de La Monnaie de Paris. Décrire ainsi n'a de sens qu’à vous donner un cadre, vous affecter d’un gradient de réalité que votre Esquisse effleure sans s’y engager vraiment. Cette mise en perspective avec votre environnement proche possède l’immense avantage de vous fixer en quelque endroit dont vous ne pourrez vous éclipser facilement. Alors, que dire de vous maintenant, si ce n’est procéder à une rapide évocation ?
Votre chevelure est identique à une coulée de paille sur le versant de quelque été lumineux. Votre visage est à peine tracé, une ébauche de plâtre sous le couteau hésitant d’un Sculpteur, vos yeux, votre bouche s’y devinent à peine. Votre corps est long, mince, issu d’un bloc d’albâtre. Une harmonie blanc sur blanc, autrement dit l’élégance de quelque chose de virginal. Un bustier noir vêt le haut de votre corps, qu’une attache retient à la hauteur de votre taille. Votre jupe est aussi courte qu’ample, elle laisse paraître la forme parfaite de vos jambes. Vos bras épousent la forme fluide de votre anatomie. Vous regardez face à vous, autrement dit je ne peux que m’inscrire, en tant que Spectateur, dans le champ de votre vision. Bien évidemment, depuis la mutité de la peinture dont vous êtes façonnée, vous ne manifesterez rien. Toute manifestation ne viendra que de mon côté, moi le Metteur-en-Scène, moi le Tireur de ficelles qui vous mettrai à la disposition de ma fantaisie imaginative.
Je vous aurais volontiers envisagée sous les traits d’une Esméralda, mais vous n’avez nullement l’effronterie de la Gitane telle que nous l’a présentée Victor Hugo. Pas plus que je ne pourrais vous loger dans la peau des Héroïnes d’Eugène Sue dans « Les Mystères de Paris », dans celle de Fleur-de-Marie, jeune prostituée candide ; pas plus que dans celle de La Louve, cette ravageuse ; encore moins dans la belliqueuse Calebasse habile à manier la hache ; quant à Cécily sa beauté n’a d’égale que son infernale créature. A la rigueur, la silhouette de Rigolette, cette gentille grisette franche et généreuse, maniant l’humour, eût pu convenir à celle-que-vous-êtes, du moins telle que vous m’apparaissez dans votre posture si directe, si authentique. Mais voyez-vous, le risque de l’imaginaire, qui cependant constitue sa pure beauté, c’est de tout agrandir à la taille de l’univers. Tout y devient vite disproportionné. Le Temps s’y dilate jusqu’aux rives de l’Éternité, l’Espace s’y agrandit qui tutoie l’infini du Cosmos. Alors, comment vous situer dans cette dimension extra spatiotemporelle, si ce n’est à la hauteur de quelque délire qui vous détruirait, bien plutôt que de vous porter à une plausible existence ? Le danger de la représentation est, soit de se situer à l’étiage du sens, soit dans les hautes eaux d’une crue fort difficile à endiguer. Tout est toujours question de juste mesure.
Faute, pour moi, de vous inscrire dans le destin d’une Héroïne, je me conterai (mais ceci, loin d’être simplement restrictif, présente bien plutôt le visage du gain), de vous placer au lieu même de qui-vous-êtes, cet Être inaliénable qui vit de l’eau de sa propre source. Celle-ci est, par essence, votre bien le plus propre dont nul, jamais, ne connaîtra le secret. Dire ceci est tout simplement affirmer, tout à la fois, le précieux de toute Altérité, mais aussi le mystère qui l’entoure d’une aura qui la protège et signe son imprescriptible Destin. Car, jamais, vous ne serez ni d’ici, ni d’ailleurs, vous ne serez, au centre même de votre essence, qu’en Vous, rien qu’en Vous.