Juste en haut de la Dune, c’est la seule phrase qui s’est montrée lorsque, vous apercevant au loin, comme au travers d’une vitre dépolie, vous vous êtes donnée à moi dans la plénitude même de votre réserve. Je sais l’étrangeté de l’oxymore qui vous fait une fois entière, puis vous retire en quelque sorte, vous rend invisible à vous-même et vous ôte de mon regard, tout comme le vent efface par magie le cirrus qui le visitait à l’instant. Pouvez-vous au moins savoir combien il y a de grâce à vous percevoir sous la figure d’un alizée qui parcourt le vaste Océan dans l’inconscience de qui il est, déjà perdu dans l’illisible figure du Néant ? Ce sont toujours les lisières qui nous attirent, ce sont toujours les crépuscules qui nous aimantent et nous entraînent sur la margelle étroite de la nuit. Pourriez-vous, au moins, placer au centre de qui vous êtes la tâche de me définir tel une illisible pluie aux confins de quelque âme indéterminée ? Ainsi, Vous l’Éloignée, Moi le Guetteur aux mains vides, au regard se sondant lui-même et n’y trouvant rien qu’une brume inconsistante, ainsi nos deux Formes se fussent confondues en une identique question : celle d’exister à même l’abîme de notre commune énigme.
Mais, au demeurant, existerions-nous autrement qu’à être des illusions, de vagues drapeaux de prière flottant parmi leurs déchirures, la mince étoffe qu’il leur reste au milieu d’étranges confluences aériennes ? Vous, comme Moi, situés l’un de l’autre à d’abyssales distances, comment pourrions-nous nous rendre visibles, concrets en quelque manière : des mains qui pourraient étreindre, un visage qui sourirait, des jambes solidement plantées dans la densité grise de la glaise ? Et ainsi, assurés de nos êtres respectifs, nous eussions pu aussi bien nous ignorer, aussi bien pu nous aimer, nous fondre l’Un en l’Autre et ne faire qu’une seule pensée affairée à se saisir en soi, à se rendre réelle si ceci est humainement possible.
Juste en haut de la dune. Ce matin le ciel est gris, semé d’étranges dorures, on dirait une vague lueur de chrysocale avec ses auras de cuivre et d’étain. Et l’on ne sait si ce ciel est d’aube, venant de quelque mystérieuse origine ou bien mourant sur le seuil du crépuscule d’automne. La chambre de l’hôtel où je suis donne sur le cordon de dunes, sur la laine bise de la mer avec ses flocons d’écume, son duvet blanc qui moutonne à l’horizon en direction de la blanche Albion. J’ai essuyé d’un revers de la main la buée collée à la vitre. J’ai dessiné les ailes d’un papillon dont vous occupez le centre. D’un Papillon Noir, vous savez, ce ténébreux Amiral, il a la couleur de la poix, ses ailes traversées de lunules blanches, un genre de clignotement, de langage muet situé entre l’Amour et la Haine, la Vie et la Mort. A dire vrai, nous sommes, Vous et Moi, d’étranges funambules. Nous marchons sur de hauts et minces fils, sans même de balancier pour nous retenir de la toujours possible chute. Nous voulons vivre au risque de la Vie qui est risque de la Mort.
Juste en haut de la dune. Je dois dire, sur Vous j’ai un réel avantage. Je vous vois, vous qui ne me voyez nullement. Je suis, depuis les hauteurs de mon Refuge, tel ce faucon attentif qui n’attend que le signal de votre inattention pour fondre sur vous, vous manduquer sans délai, faisant de votre altérité mon bien le plus sûr, réduisant votre farouche personne à n’être qu’une partie de moi-même, peut être une simple idée, un rêve, la matière de quelque imaginaire. Mais que je vous dise, que je dessine la Figure que vous me destinez à votre insu, vous que je ne connais pas, que je puisse vous inscrire dans mes desseins les plus imminents.
J’ai déjà dit le ciel, son infinie courbure, sa douce fuite sous le dais des nuages. Partout de hautes herbes, peut-être des haies de roseaux, elles encadrent le chemin sur lequel vous êtes, Passagère d’un Temps qui vous dépasse, vous reconduit à l’infinitésimale taille humaine, elle qui se pense si forte, si altière, elle n’est que cette fuite vers le vague, l’indécis d’une cible aux cercles usés, le centre à atteindre a rejoint la périphérie. L’essentiel s’est fondu dans l’inssentiel, le contingent. Des pieds à la tête vous êtes drapée dans une longue robe noire, cintrée, qui donne à votre silhouette la noble élégance d’une Demoiselle, vous savez, ces délicats insectes aquatiques au corps de verre bleu métallique semé de quelques nitescences plus claires. Toujours l’on penserait qu’ils pourraient se perdre au titre de leur fragilité, dans une risée de vent, sous les aiguilles de la pluie ou bien au sein des tourbillons pluriels de l’onde. Je crois bien que c’est cette délicatesse de porcelaine qui a attaché mon regard à votre être, comme si ma simple vue pouvait vous protéger de quelque chute, vous soustraire aux griffes du malheur.
Juste en haut de la dune. Votre marche est si lente, une avancée bien plutôt à l’intérieur de vous, une à peine effraction sur la scène du Monde. Un glissement. Un souffle. L’empreinte d’un signe sur la feuille d’un arbre. Tout au-dessous de vous, une steppe blanche et bise, une ondulation de douce savane, une mer d’herbe qui paraît vouloir retenir votre hypothétique perte. Faut-il que je sois mélancolique, versé dans le plus sombre Romantisme, pour vous envisager en de si tristes contrés, en de si chagrines pensées ! Vous savez, c’est Nous qui donnons sa couleur au Monde. Le Monde est indifférent, il se coule aux inclinations des Hommes, tantôt exultant, rayonnant, tantôt se dissimulant derrière le massif de ses doutes.
Ce qui est infiniment beau dans la scène que vous dressez, c’est la dimension de Haute Solitude, la réverbération contagieuse de votre perdition au sein de cette Nature qui finit par vous ressembler. Oui, je crois que vous êtes, en votre fond, ces hautes herbes, cette infinie savane, certes Seule Tache Noire, mais le tragique de cette teinte s’accorde si bien avec la tonalité ambiante. Vous regardant depuis toujours, vous me faites immanquablement penser à ces « Hauts de Hurlevent », à ces terres inhospitalières fouettées par la bise, cinglées de pluie, couchées sous le ventre des lourds nuages, emblème s’il en est de la lutte du Bien et du Mal auxquels les personnages sont en proie dans leur vie austère, tissée, chaque jour qui passe, des inextricables fils du tragique. Seriez-vous la réincarnation de cette malheureuse Catherine Earnshaw, de cette amoureuse du Jeune Orphelin Heathcliff, sa passion tournant inévitablement, sous les coups funestes du destin, à cet amour destructeur qui, en quelque façon, sera le tombeau dans lequel son existence sombrera ? Une vie entière plongeant dans le lourd marécage de la déréliction.
Juste en haut de la dune. Le ciel s’assombrit et j’ai de plus en plus de mal à distinguer votre Silhouette qui, bientôt, disparaîtra parmi le lacis complexe de la lande. Pour moi, votre dernière image demeurera celle de Catherine prise au piège de « Wuthering Heights », cette Héroïne d'Emily Brontë dont la sauvagerie légendaire devait la conduire, fatalement là où les hurlements du vent ne laissent de chance à quiconque dans la lutte avec une Nature inflexible, inexorable, parfois miroir le plus exact de la violence humaine, de son déchaînement, de sa chute dans les plus hautes apories. Voici, le Papillon Noir vient de refermer ses ailes. La nuit est alentour qui fait sa lourde chape de plomb. J’ai allumé une bougie. Je lis, sous les variations d’une flamme vacillante quelques lignes des « Hauts de Hurlevent » :
« J’allais seulement dire que le ciel ne m’avait pas paru être ma vraie demeure. Je me brisais le coeur à pleurer pour retourner sur la terre et les anges étaient si fâchés qu’ils me précipitèrent au milieu de la lande, sur le sommet des Hauts de Hurlevent, où je me réveillai en sanglotant de joie. Voilà qui vous expliquera mon secret aussi bien qu’aurait fait mon autre rêve. »
Juste en haut de la dune. Je viens de moucher la flamme. Le vent hurle aux quatre coins de l’Hôtel. De lourdes caravanes de nuages noirs rampent jusqu’à l’horizon. Parfois la brusque lumière d’un éclair venu de la mer. Parfois les grondements d’un orage. En réalité me voici bien ennuyé car je ne sais plus ce qui, de la Silhouette Noire de la dune, de Catherine déambulant au hasard des grandes pièces ténébreuses de la demeure, des ombres qui hantent ma chambre, je ne sais plus ce qui appartient au réel, ce qui vient de l’imaginaire. Le sommeil sera long à venir, ici, tout contre le ciel de Hurlevent ! Juste en haut de la dune.