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4 décembre 2022 7 04 /12 /décembre /2022 09:03
Vous sur le sofa vert

Peinture : Barbara Kroll

 

***

 

   Il est parfois des rencontres bien étranges. En ce jour d’automne visité des dernières clartés, résidant dans la belle ville de Vienne pour quelques jours, il m’arrivait de flâner longuement au hasard des rues, m’amusant à découvrir ces fiacres venus d’une autre époque avec leur attelage de chevaux blancs comme neige, leur cocher sévèrement vêtu de noir, leur cabriolet décapoté dans lequel les touristes prenaient place afin de découvrir les fastes de la capitale Autrichienne. Parfois m’arrivait-il de grimper au sommet du « Pré Am Himmel » de manière à découvrir le vaste panorama qui s’ouvre aux yeux des Visiteurs. Parfois, entre l’écriture de deux articles, je faisais un saut du côté de « l'Österreichische Galerie Belvedere » pour y rencontrer la belle peinture de Gustav Klimt, « Judith et Holopherne », non pas tant pour son esthétique dorée, un peu précieuse, mais pour m’énivrer en quelque sorte de l’atmosphère artistique de Vienne, cette peinture en figurait, pour moi, l’exact emblème. 

   Cependant, ce qui me motivait le plus, (n’étais-je venu dans la Cité de Stefan Zweig, pour y célébrer le faste de ses Cafés ?), c’était bien, dans l’ambiance chaude et veloutée de l’un de ces prestigieux établissements, d’y déguster par exemple un délicieux « Kleiner Brauner » ou café noisette, genre d’expresso accompagné d’un nuage de crème dont la fragrance habitait longtemps mon plaisir intime. Mais ce que je voulais surtout retrouver, parmi les salles envoûtantes du « Café Central », autrefois « Palais Ferstel », avec son architecture « Gründerzeit », sa façade décorée, ses hautes portes en fer forgé, ses murs en stuc, ses décorations murales, en partie lambrissées et recouvertes de cuir de Cordoue, ce que je souhaitais rencontrer donc, cette ambiance à la fois feutrée et animée d’autrefois où la bourgeoisie viennoise, parmi laquelle de nombreux Artistes et Écrivains, venait s’énivrer ici d’un inimitable style de vie.

   Je dois reconnaître que c’était avec une certaine émotion que je m’asseyais sur ces sièges luxueux qui, jadis, accueillirent aussi bien Hugo Von Hofmannsthal que Léon Trotsky, Sigmund Freud ou Arthur Schnitzler. Sous le regard de mes prestigieux aînés, il ne me restait plus qu’à bien tenir mon stylo. La plupart des articles que je composais à cette époque le furent dans la « Grande Salle des Colonnes », salle haute en couleurs, inspirée des modèles florentins et vénitiens. Il ne me déplaisait nullement de m’installer à l’une de ces tables jouxtant une colonne, d’y fumer lentement un mince cigarillo, les volutes montaient en faisant leurs langoureuses arabesques sous la blancheur laiteuse des opalines. Il m’arrivait, charmé par la grâce du lieu, d’y passer de longues heures, méditant, écrivant, me distrayant parfois du passage de Quidams, du glissement de la circulation venu de la rue, du manège des Garçons de Café cintrés dans leur tenue austère, chemise blanche et plastron noir. Mon écriture, qui avait précisément pour thème les « Cafés Viennois à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle », déroulait ses volutes sans accrocs et il me semblait tenir entre les doigts un peu de l’inspiration des Illustres Visiteurs dont la trace, encore aujourd’hui, se détachait des objets et des murs comme une vapeur monte d’une eau sans césure, avec une tranquille limpidité.

   Dans un recoin de la « Salle des Colonnes », il y avait un sofa vert qui semblait surtout destiné à accueillir la lecture des journaux. Sur une table basse figuraient de nombreux quotidiens en toutes les langues, ils étaient reliés par de larges et longues réglettes de bois. Des Lecteurs s’y succédaient, surtout le matin, mais les après-midis, la place était le plus souvent vacante. Parfois j’y passais une demi-heure, curieux d’y découvrir les nouvelles locales, les expositions en cours, les concerts qui ne manquaient de figurer au menu des réjouissances viennoises. Au début, je ne fis guère attention à Votre Présence, noyée que vous étiez parmi la foule des Passants. Cependant, un jour, levant un instant les yeux de mon manuscrit, je vous découvris, seule sur le sofa vert, Lectrice attentive de ces feuilles dans lesquelles, à votre attitude concentrée, vous paraissiez chercher sans relâche une information qui devait être précieuse à vos yeux.

   Votre attitude était ambigüe, à la fois celle d’une Petite Fille sage, à la fois un peu suggestive, comme le sont parfois des femmes mûres sûres de leur rayonnement, de l’effet qu’elles produisent sur les Admirateurs potentiels qui pourraient bien succomber à leur charme à seulement les regarder. Vous décrire consistait en ceci : votre chevelure brune faisait ses deux longues vagues de chaque côté d’un visage sérieux, des yeux noirs profonds, une bouche fardée de rouge mais réservée. Vous étiez vêtue d’une courte robe noire qui épousait un corps fin, des bretelles retenaient le haut de votre vêture, dévoilant la naissance de votre gorge, vos genoux étaient largement dénudés et un éclair de chair rose se donnait à voir entre le haut de vos hautes bottes et l’ourlet de votre étroit fourreau. Il y avait un tel décalage, un tel écart entre votre posture qui était presque farouche et votre pose dont il s’en serait fallu de peu qu’elle ne devînt lascive, sinon provocante, que ma conscience, alertée de cette manière de dysharmonie n’eût, dès cet instant de cesse de tâcher de vous « mettre à nu ». Å cet égard la métaphore était saisissante. Nue, plus que nue vous étiez sous le scalpel de mon regard. Il fallait que je perce à jour la toile de votre mystère.

   Un de ces longs après-midis où rien ne semble se passer, où le temps est cette flaque immobile prise d’ennui, où rien ne vous retient au Monde qu’une morne lassitude, parmi la « Salle des Colonnes » presque déserte, me situant entre deux écritures, je décidai de gagner le sofa vert qui, bien plus que d’être celui du luxueux Café, était le vôtre, la trace de votre corps y était encore inscrite, la fragrance de votre belle présence y flottait, un stylo que je reconnaissais pour l’avoir aperçu entre la tige de vos doigts gisait à côté des feuilles éparses des journaux qu’une nuée de signes noirs ne manqua de porter soudain à mes yeux. Bientôt ma curiosité aiguisée par cette marée de mots se porta sur les feuilles du « Kleine Zeitung », ma pratique courante de la langue allemande me mettait à portée du texte sans que quelque difficulté pût s’immiscer dans ma lecture, en atténuer l’effet.

   Je fus bientôt attiré par un encadré de lignes bleues qui détourait ce que je reconnus comme un extrait publié en feuilleton. Alors, me saisissant du stylo, je traçai une ligne bleue de même intensité, de même couleur, que celle qui figurait sur le blanc du papier. Je n’en pouvais plus douter, c’était bien VOUS qui aviez apposé ce fin liseré sur un extrait qui, sans doute, avait plus particulièrement retenu votre attention. On ne choisit pas impunément un texte au hasard, on consonne avec lui, on vibre avec lui, il est notre propre projection sur les mots posés par l’Écrivain. Il s’agissait d’une partie de texte tirée de la Nouvelle de Stefan Zweig « Vingt-quatre heures de la vie d'une femme », nouvelle que j’avais lue bien des années auparavant mais qui avait laissé en moi comme une étrange empreinte. J’en retraçai alors les rapides contours ou plutôt l’esquisse de ce qui restait en ma mémoire. Ce qui ressortait, ceci :

   Une petite pension de Monte-Carlo au début du siècle. Henriette, la femme de l’un des Pensionnaires, sans doute prise de folie ou à tout le moins saisie d’un vertige amoureux, part avec un Jeune Homme de passage. Tout ceci coïncidait avec ce qu’il est convenu de nommer « coup de foudre » et il va de soi que le comportement de la Fugueuse, bien plutôt que d’être jugé pur caprice par les autres Pensionnaires est considéré comme la toquade d’une femme dépourvue de moralité.

    Voici donc ce qui demeurait de la Nouvelle. Je me mis en quête de lire ce bref passage dont, en mon intérieur, je faisais une traduction simultanée :

   « Seuls peut-être des gens absolument étrangers à la passion connaissent, en des moments tout à fait exceptionnels, ces explosions soudaines d'une passion semblable à une avalanche ou à un ouragan : alors, des années entières de forces non utilisées se précipitent et roulent dans les profondeurs d'une poitrine humaine. Jamais auparavant (et jamais par la suite) je n'éprouvai une telle surprise et une telle fureur d'impuissance qu'en cette seconde où, prête à toutes les extravagances (prête à jeter d'un seul coup dans l'abîme toutes les réserves d'une vie bien administrée, toutes les énergies contenues et accumulées jusqu'alors), je rencontrai soudain devant moi un mur d'absurdité, contre lequel ma passion venait inutilement buter. »

    Outre que la langue de Stefan Zweig était pure, infiniment maîtrisée, élégante, elle délivrait de surcroît une fine analyse psychologique qui me poursuivrait des jours durant. Ainsi l’Inconnue que vous étiez, que je m’étais amusé à nommer « Lou », je ne sais pour quelle raison (peut-être un clin d’œil à cette femme affranchie, Lou-Andréas Salomé qui s’ingénia à rendre fous les Génies de son temps), se précisait petit à petit car, bien entendu, Lou, vous ne pouviez qu’être cette Henriette de la Nouvelle au motif que tout intérêt particulier pour une chose n’est jamais que la projection intime de qui nous sommes sur cette chose et que cette Passionnée était simplement votre reflet. Vue sous le prisme de l’écriture et de l’interprétation de Zweig, je ne faisais que creuser plus avant l’ombre que vous étiez, dont j’allais faire l’objet d’une incessante quête. Il me fallait mieux vous connaître et, par un curieux phénomène de retour, mieux me saisir aussi, si cependant une telle chose était en mon pouvoir. Ainsi, au travers des mots de l’Auteur, je vous « retrouvais » en quelque manière, certes lointaine, certes théorique, mais mon contentement n’en était pas moins vif.

   C’était une sorte de miracle, de dévoilement d’une vérité qui, jusqu’ici, était demeurée cryptée, postée sur le bord des lèvres mais nullement articulée. En ce moment de ma prise de conscience, il devenait évident que vos longues stations sur le sofa vert, cette posture de retrait qui était tout autant provocation, tentative de dire au Monde tout le contenu de votre souffrance, vos stations donc étaient une demande, une prière au gré de laquelle vous pensiez, peut-être vous racheter d’un acte, qu’avec le recul, vous jugiez, sinon coupable, tout au moins trop libre, audacieux, entaché d’une évidente indécence. Au vrai, je ne sais, Lou, si vous êtes Henriette, mais il me plaît de le penser et ceci pour de simples raisons égoïstes, il me faut fournir à mon angoisse native les ingrédients dont elle a besoin, de façon que, provisoirement apaisée, elle puisse me laisser en paix.

   Savez-vous, Lou-Henriette, le sentiment mêlé de joie tout autant que de remords, lequel consiste, tout comme je le fais ici, dans cette vaste « Salle des Colonnes », sous le regard sans doute amusé de Stefan, à vous créer de toutes pièces au gré de mon imaginaire et de vous « posséder » à votre insu. Car, dès cet instant, vous m’appartenez en propre et que votre présence future ne se solde que par une absence, n’altèrera nullement mon plaisir de vous savoir mienne jusqu’au jour où, m’étant abreuvé de vous jusqu’à la lie, vous cèderez la place à une Coreligionnaire tout aussi arbitraire, tout aussi fantasque, une simple résille de mots, quelques images, quelques répliques, quelques attitudes lascives ou bien sur leur quant-à-soi, il est si facile pour un esprit fertile de broder à l’infini, de détisser un jour ce que le jour précédent avait tissé. Je crois qu’il y a en moi cette nécessité interne de m’approprier des Êtres réels ou bien picturaux, ou bien de papier, de les porter sur la scène de mon désir, d’en attiser les braises aussi longtemps qu’une étincelle s’allume et brasille qui me définit tel le Vivant que je suis.

   Oui, Lou-Henriette, je vous ai sculptée telle cette forme de l’ambiguïté même lorsque, portée à son acmé, elle peut à tel instant être cette Élégante pleine de réserve et de tact, alors qu’à tel autre elle deviendra cette Intrigante, cette Passionnée que rien n’arrêtera, dont les soudaines décisions seront certainement irréversibles. Ainsi m’a-t-il plu de vous peindre, Figure innocente jetée sur la violence de la toile blanche, sans autre intention que d’appartenir à un Autre que vous ne connaissez pas, qui vous modèle selon ses caprices et les humeurs du jour.

   Voyez-vous, vous qui êtes l’Absente, vous qui êtes au loin, je ne vous ai jamais mieux connue qu’en cet instant même où, abandonnant le sofa vert et la littérature de ses feuilletons, je consens à regagner ma place derrière cette colonne qui me sert de refuge. Quel regard de quel Quidam portera sur moi le regard que j’ai porté sur vous ? N’est-ce pas étrange de se reconnaître tel l’aliéné de l’Autre, son obligé, celui qui, parfois, ne se possède même plus, tellement la Loi de l’Altérité est forte qui porte le fer là où elle veut le porter ? Je crois, du fond même de qui je suis, que nul ne s’appartient, que nous sommes toujours en partage, que jamais nous ne pourrons prétendre être une Totalité, seulement quelques fragments semés ici et là au cours de notre hasardeuse histoire. Une sorte de floculation, de pulvérulence que le premier vent dispersera sous la ligne de l’horizon. Combien il est exact d’affirmer que jamais l’Homme ne peut échapper à l’emprise de la Métaphysique, étant tout à la fois ici dans le visible, là dans l’invisible ; ici dans l’évidence, là dans le doute ; ici dans la clarté, là dans la densité de l’ombre.

   « Prête à jeter d'un seul coup dans l'abîme toutes les réserves d'une vie bien administrée », c’est avec cette phrase en tête que je viens de consommer mon dernier « Kleiner Brauner ». Oui, « jeter d’un seul coup dans l’abîme », c’est ceci que nous faisons à chaque instant de notre vie. Å mesure que nous avançons, nous nous effeuillons si bien que l’Hiver nous surprendra dépouillés tels les arbres qui frissonnent dans le frimas. Des Personnes sont entrées dans la Salle des Colonnes. Toutes avec leur charge d’existence, laquelle est toujours en partage, fussent-ils déterminés à en protéger le bien précieux. De Celles qui sont entrées, j’aurais pu prélever ici un copeau d’inclination de l’âme, là une sensation venant au paraître, encore plus loin la promesse d’un regard, l’assurance d’un sourire. Mais, sachez-le, Lou-Henriette, je suis fidèle et je ne pourrai loger en moi de Nouvelle Venue qu’à l’aune de votre départ. Or mon intuition me dit que vous hanterez les coursives de mon attention encore de longs mois. L’on n’est nullement pressés, n’est-ce-pas ?

   Je viens de sortir du 14 Herrengasse, je croise des touristes en goguette, je croise des badauds, je croise qui je ne suis et ne serai jamais, j’emprunte la Brandstätte, longe ses hauts bâtiments de pierre grise, ses vitrines illuminées, je remonte la Schulerstraße jette un œil rapide sur le luxe de ses magasins, de ses hôtels ; je traverse la Wien, rivière qui se jette dans le Canal du Danube, quelques feuilles jaunes flottent sur l’eau, pareilles à des âmes en peine, vous êtes toujours auprès de moi, Lou-Henriette et votre présence me rassure, je rejoins le quartier du Weissgerber et arrive au 34-38 Kegelgasse où je loge dans le très fameux Hundertwasserhaus, cet immeuble viennois infiniment baroque, hautement polychrome, un mixte osé d’Antonio Gaudi, du Facteur Cheval, de Simon Rodia, autrement dit une architecture tout ce qu’il y a de plus improbable, de construction utopique semée d’une végétation luxuriante, façade de verre bleu et touffes arborescentes de tous ordres. Peut-être faut-il, à mon âme fantasque, cette immense polyphonie afin de me « jeter d’un seul coup dans l’abîme » et vous y rejoindre, vous Lou-Henriette, Celle par qui je suis Moi plus loin que Moi, futur qui hante mon présent, me place au creux même de qui je suis. Au moins le temps d’un RÊVE !

 

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