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27 novembre 2022 7 27 /11 /novembre /2022 09:47

 

   Noir plus que Noir. Peut-on jamais énoncer plus grande confusion que ceci, plus profonde affliction ? Lorsque le Noir se dépasse lui-même, lorsqu’il ne recherche nullement quelques volutes plus légères qui en atténueraient la portée, mais bien au contraire le refuge dans un absolu, un non-voir, une cécité sans fond, un cèlement à toute lumière, un refus de toute clarté. Voyez un chaudron empli de bitume, le feu en accentue l’essence, quelques bulles crèvent à la surface qui sont la matière même d’un innommable désespoir. Oui, le Tragique s’invite dans toute destinée humaine, il y fait ses nœuds de goudron, ses hérissements d’épines, il perfore le derme de ses milliers de piquants d’oursin. Nul n’en ressort indemne, bien plutôt terrassé, porteur de la lourde pierre de Sisyphe, condamné pour l’éternité à l’absurde tâche de recommencer mille fois un identique geste privé de sens. Seulement, l’Homme n’apprend jamais son métier d’Homme qu’à être confronté à l’abîme, à en sonder les profonds abysses, à s’y immerger en quelque façon. Puis à remonter au jour, lesté de lourdes semelles de plomb, figures en quelque façon inversée de l’agile Hermès aux sandales de vent.

   L’Homme qui, pourtant se considère selon de hautes valeurs, n’est le Messager que de sa propre Finitude, elle est toujours présente dans la coulisse, veillant le moindre faux-pas. Å l’Existant, il faudrait plus de modestie, une avancée dans les ombres, si l’on veut, qu’il devînt l’Amant de la sublime Nuit, qu’il s’effaçât afin de libérer ce qui fait le plein de sa condition : accepter d’être Mortel. « L’apprendre à mourir » des Sceptiques devrait être sa Loi, celle selon laquelle inscrire ses propres pas. Il n’y aurait guère meilleure façon de faire se développer une propédeutique du Bonheur. Du Vrai, de celui qui mérite une Majuscule au motif qu’il s’est approché de la Mort, en a estimé la Grandeur, cette mesure d’Absolu, peut-être la seule que les Erratiques Figures rencontreront à l’horizon de leur être.

   Mais il faut sortir des généralités qui, toujours, s’évadent en empruntant les chemins de l’abstraction et alors on a l’impression de ne plus entendre que des paroles de vent que l’éther reprendrait en son sein. Le plus souvent, confronté à ces assertions qui nous paraissent vides, nous n’avons de cesse de nous détourner de ces dentelles de l’intellection, leur préférant la consistance des certitudes ancrées dans le réel, minérales en quelque sorte. Dès cet instant, je voudrais vous parler d’une rencontre que j’ai faite, de la découverte d’une image dans les pages glacées d’une Revue. Son nom m’échappe mais ce n’est là nullement l’essentiel et, au reste, cette soi-disant « Revue » n’est-elle, peut-être, que la vapeur dont mon imaginaire s’est saisi pour porter au jour la silhouette d’une Jeune Femme entièrement vêtue de Noir, cette si belle couleur (en réalité elle n’en est pas une, elle est simplement l’une des plus belles effusions de la Métaphysique), de noir donc, dans une robe longue comme en portaient les Élégantes de la Belle Époque. Sorgue, tel est son nom, est une bien mystérieuse personne. Ce que j’en sais, m’est venu comme dans un songe, ce réel plus réel que tout réel.

   Donc ce que j’ai vu, à la brune, dans les plis d’une lumière déclinante, au sein même d’une clairière habitée des fûts de hauts mélèzes, allongée à même la colonne de l’un de ces arbres majestueux, selon une envoûtante diagonale, Sorgue telle qu’en elle-même mon esprit s’est complu à la livrer à mon regard intérieur, Sorgue, plus vivante que tous les Vivants du Monde. Sorgue dont vous aurez compris, Lecteur, Lectrice, que son beau prénom ne rime nullement avec « morgue » (je veux ici parler de l’attitude hautaine, aristocratique, méprisante en quelque sorte), mais plutôt avec « Orgue », comme si les fûts assemblés des gris mélèzes n’étaient que les tuyaux métalliques de ce sublime instrument dont le timbre sans égal emplit les nefs des cathédrales des rumeurs les plus belles de l’âme. Car, oui, Sorgue, tout comme vous, tout comme moi, dispose d’une âme qui est le principe actif qui l’anime et la maintient en qui elle est tant que son Destin s’accordera à lui octroyer un futur.

   Imaginez ceci : la lumière est grise, dense, pareille à une cendre qui poudrerait l’air depuis la nuit des temps. Une manière de floculation qui ne connaîtrait ni le lieu de son origine, ni celui de son terme. Un genre d’éternité, de point fixe brillant dans l’immensité du cosmos. Sorgue est couchée sur le tronc qu’elle embrasse, certes de ses bras, certes de ses mains, mais aussi de son invisible cœur.

 

Son cœur contre le cœur de l’arbre,

le cœur de l’arbre contre le cœur du Monde.

Tout à l’unisson, tout

dans la douce effusion,

dans l’intime fusion du Soi

à ce qui n’est nullement Soi,

mais le devient dans

l’intervalle de l’étreinte.

 

   Sorgue, vous l’aurez compris, est cette âme ténébreuse, laquelle vient du plus loin de son enfance. Elle est une petite orpheline de la vie, cette vie qui toujours bondissait devant elle alors que, toute émue, toute tremblante elle s’efforçait d’en saisir le tissu de soie, toujours il fuyait au-devant ou bien se déchirait entre les résilles souples de ses doigts. C’est ainsi, il est des êtres de faible complexion, des êtres de fragile constitution, on croirait leurs corps de verre ou de cristal. Toute tentative d’exister, parfois, pour certains, certaines, est une course exténuante après Soi, ils en aperçoivent la fuite au loin et ils ne peuvent nullement se rejoindre, leur course fût-elle effrénée, semée d’espoir, tissée d’une douce volonté.

   Cependant nous sommes au Monde. Sans doute inconscients de l’être, mais sentant au plein de Nous, ses vibrations, ses pulsations pareilles au rythme immémorial du nycthémère : un Jour, une Nuit, un Jour, une Nuit et ainsi pour toujours dans une fluidité qui ne serait que le Temps enfin connu, placé en Nous comme la Source naît de la Terre en sa plus belle faveur, dans l’insu du jour, dans la radiance de l’heure. Alors, « Sorgue », « Noir », « Tristesse », ce lexique serait-il seulement celui de la désespérance tel que pouvait le laisser supposer l’initiale de ce texte ? Non, c’est d’un évident contraire dont il s’agit. Depuis que les Hommes sont Hommes, et tout le temps que durera leur humanité, ils seront habités de cette pensée qui relie entre eux ces inépuisables Universaux :

 

Le Beau - Le Bien - Le Vrai.

 

   Car rien de ceci ne pourrait être dissociable qu’au prix d’un retournement de l’essence des choses, d’une mauvaise foi, d’une perte des valeurs qui tissent nos consciences.

   Allongée là, dans la clairière, lissée de cette belle et étrange lumière grise, cette Étrangère nous devient soudain familière, un peu comme si elle était Nous, Nous placés tout contre le cœur du Monde. Sorgue est Belle, non d’une beauté désespérée, uniquement d’une beauté qui est à elle-même son propre fondement, sa raison ultime. Belle parce que Belle. Cette vérité incontournable, évidente, que les Philosophes nomment « apodicticité ». « Certitude absolue d’une nécessité logique ». Oui, ceci est indépassable. Ceci est admirable.

 

Lorsque je vois

la Montagne belle,

la Mer belle,

l’Arbre beau,

Sorgue belle,

 je ne puis douter de ces beautés

qui rayonnent et disent

leur être dans la Joie.

 

    Alors, je suis moi-même empli de cette beauté, elle sature mon corps jusqu’en son extrême, elle dilate mon esprit et le porte aux confins de l’univers, elle fait de mon âme cet air léger qui voit l’entièreté du Monde depuis sa mesure d’invisibilité.

   L’évidence de la beauté de Sorgue, sa sombre évidence n’est nullement gratuite, elle n’est ni acte de magie, ni manipulation d’alchimiste, ni rêve d’enfant, elle est entièrement contenue dans ce genre de geste sacré qui la relie à la Terre, aux Étoiles, au mouvement infini des Planètes. Elle a la beauté tragique de Phèdre qui est immolée dans les rets de son tragique destin. C’est bien au motif que sa vie n’a plus aucun jeu (au sens de la mobilité), que Phèdre nous émeut et rayonne de cette aura des existences d’exception. C’est bien là l’essence de l’humaine condition de ne connaître sa grandeur que sous le boisseau du malheur. C’est toujours la distance infinie d’avec le soleil qui signe les odyssées les plus remarquables, mais aussi les plus douloureuses. La tristesse de Sorgue se mesure à cette cruelle distance d’avec la clarté, mais c’est aussi cet écart qui la porte devant notre conscience avec le plus grand mérite qui soit, avec la plus effective considération.

   Cette image d’une « revue imaginaire », cette soudaineté de la révélation d’une esthétique douloureuse montrent à quel point, nous les Hommes, sommes aliénés à nos propres conceptions de la félicité qui, le plus souvent, tutoient la rigidité d’un dogme : nous fermons nos yeux sur le réel qui vient à notre encontre afin de le remodeler à la mesure de notre subjectivité. La félicité, dont nous attendons qu’elle nous visite sans efforts, nous la contemplons à la manière d’une icône enchâssée dans la niche intime de son être propre. La félicité, nous la souhaitons incluse dans les limites d’une belle Arcadie avec ses moutons laineux, ses collines vertes, les corolles épanouies de ses fleurs. Seulement la terre d’Arcadie n’est qu’une joyeuse utopie dont il n’y a rien de plus à tirer qu’un rêve floconneux qui, jamais, ne rejoint le sol. Nous sommes des Rêveurs debout. Le mérite de cette image est de nous placer face à qui nous sommes ou, à tout le moins, en regard de qui nous devrions être, de simples mesures habitées du souci de vivre.

   L’image de Sorgue allongée sur son tronc, comme elle le serait, petit enfant, tout contre la poitrine bienveillante de sa Mère, tout comme elle le serait, blottie tout contre son Amant, comme elle le sera plus tard au terme du voyage en son ultime perdition, tout contre le Néant, tout ceci parle d’une seule voix, tout ceci consonne dans un subtil équilibre dont nous ne percevons jamais que les harmoniques.

 

Toujours il nous faut percevoir,

sous l’apparence,

le Ton Fondamental,

il est le Ton de notre Être.

Il n’y en a pas d’autre.

Notre « liberté » est à ce prix.

Merci de m’avoir suivi jusque-là,

le chemin est long, tortueux, semé d’épines.

C’est bien en ceci qu’il est précieux !

 

 

 

 

 

 

 

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