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2 janvier 2023 1 02 /01 /janvier /2023 10:59
L’ardoise magique

« Entre sel et ciel…

Première neige…

Le Canigó… »

 

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

   C’est pour Noël qu’Antoni avait reçu en cadeau cette merveilleuse ardoise magique dont il ne se lassait pas, traçant à l’infini lignes et traits, déterminant cercles et angles, posant sur la fragile cendre ce que sa jeune imagination lui suggérait avec une belle générosité. Au début, au tout début, sous l’éclairage scintillant des étoiles de givre du sapin, il traçait, un peu au hasard, des formes qui ne manquaient de l’étonner en un premier temps, qu’il effaçait ensuite avec un réel plaisir, comme s’il se fût agi du caprice d’un Démiurge annulant avec entrain ce qu’il venait tout juste de créer. Il y avait, dans cette activité apparemment ludique et gratuite, un brin de fantaisie qui en colorait les gestes : dessiner/effacer, effacer/dessiner, une manière d’étrange clignotement, lequel n’était, après tout, que le vaste et hasardeux destin du Monde, son empreinte dialectique.

  

   Rien n’était jamais porté à jour qu’à être immédiatement reconduit dans un éternel anonymat, comme si l’acte de fabrication avait été entaché, depuis l’origine, du péché de paraître. Et Antoni, s’il ne pouvait l’exprimer aussi clairement, sentait poindre en lui ce sentiment délicieux du pouvoir sans limite de tout reconduire au néant, en une seule décision de sa volonté. En réalité, cette sensation de toute puissance, il la cultivait malgré lui, l’éprouvait, tout à la fois, comme un bien et comme une menace. Parfois, sous le régime d’une irrépressible pulsion, lui arrivait-il de conduire à la trappe quelque croquis dont il eut pu tirer un beau dessin. Mais il était trop tard. Les traits annulés, jamais ne reparaissaient. Dessinant et effaçant, il faisait l’expérience de la temporalité, de sa flèche toujours orientée vers le futur, jamais vers le passé.

  

   C’est un matin aussitôt après noël. Antoni s’est levé de bonne heure. Il s’est assis, jambes en tailleur, ardoise magique posée sur la plaine de ses cuisses. Parfois, sous un léger courant d’air, quelques aiguilles du sapin chutent, tels de légers flocons sur la piste cendrée de l’ardoise qu’Antoni chasse d’un geste rapide de la main. En cette heure matinale, ses parents dorment encore, il est bien décidé à faire parler cette ardoise, à tirer de sa surface lisse autre chose que ces confus gribouillis des jours derniers. Si Antoni aime l’improvisation, il éprouve encore bien plus de plaisir à faire surgir du chaos du vivant, quelques lignes signifiantes, autrement dit un cosmos rassurant, un tracé clair qui lui dise, en quelque sorte, le chemin qu’il doit emprunter pour aller vers demain.

  

   Son dessin, car c’est de ceci dont il va être question maintenant, il le situe tout en haut de son ardoise, dans son ciel infiniment disponible. Le stylet court et glisse sur la glace lisse qui ressemble à celle d’un étang. Vraiment, Antoni ne sait pas quel va être le sujet qui va s’imprimer sur la surface libre, seulement une vague prémonition qui pourrait se comparer aux arabesques d’affinités singulières. Le stylet crisse, pareil aux chaussures d’Antoni lorsqu’il s’amuse à se mouvoir sur la première neige qui poudre le sol de son jardin. La partie supérieure est teintée de nuit, parcourue d’ombres longues. Par petites touches successives, Antoni y trace un fin réseau de lignes blanches : ce seront des nuages, des cirrus si légers qu’ils évoquent ces voiles des bateaux qui cinglent vers le grand large, dont il observe la courbe qui dérive vers le cercle de l’horizon.

  

   Puis, après avoir éprouvé le vertige du haut, le Jeune Garçon explore la profondeur du bas. Il ombre toute la partie inférieure si bien que cette dernière n’est plus qu’une surface unie de Noir de Fumée. Dans le silence ouaté de la maison matinale, tout paraît simple, tout se donne dans l’irréfléchi du geste, tout dans l’intuition première qui dresse la carte d’un Nouveau Jour. Toujours le stylet court au bout des doigts du Jeune Artiste, traçant ici une ligne presque invisible qui tutoie la vitre de l’eau (sans doute s’agit-il d’un lac ou bien d’une lagune ?), édifiant ailleurs des traits plus consistants qui ressemblent aux deux arcs de cercle d’une parenthèse. Parfois, de la pulpe des doigts, Antoni adoucit des ombres qu’il juge trop denses, c’est alors un pur glacis de blanc, une manière de névé qui brille sous la lumière de son regard. L’enfant ne sait pas vraiment ce qu’il dessine, ce qui constitue le motif de ses tracés, c’est tout simplement un jeu, des esquisses plurielles dont il ressortira bien quelque chose.

  

   Maintenant son attention se porte sur le tiers supérieur de son dessin. La pointe du stylet dépose des notes d’un noir soutenu, on dirait une guirlande qui traverse le paysage sur tout son travers, car c’est bien d’un paysage dont il s’agit, d’une plaine d’eau dans laquelle se reflète le ciel. La guirlande foncée est la ligne d’horizon, sans doute une végétation rase qui borde l’eau, peut-être quelques arbres postés en sentinelles. Antoni s’est pris au jeu. Antoni s’applique et, de cette application, nait une sorte de brume évanescente qui ne semble connaître ni son origine, ni sa fin. Antoni dessine un cône très évasé que surmonte une dentelle de blancheur. Antoni tient son ardoise magique au bout de ses bras tendus afin que, de sa prise de recul, naisse une signification. Oui, c’est bien ce qu’il lui semblait.

 

Tout est venu au jour

dans un volètement de colombe.

Tout s’est imposé à lui avec

la force des choses essentielles.

Tout a tenu le langage

de ce qu’il attendait.

 

   Là, sur la toile brumeuse de l’ardoise, à n’en pas douter, c’est l’eau étale de l’Étang de Saint-Nazaire, cet étang dont il longe si souvent le rivage. La parenthèse qui soutient un fil incurvé, c’est sans doute le signal d’un filet de pêche. La montagne largement évasée c’est le « Pica del Canigó » comme on le nomme ici en langue catalane. C’est la « Montagne sacrée des Pyrénées », celle dont, parfois, il parcourt les sentiers escarpés avec ses parents, en direction de son haut sommet que survolent les grands vautours à têtes chauves. Å l’instant même où ses parents se sont levés, Antoni a posé son dessin au pied du sapin en un genre d’offrande. Sans doute ses Parents seront-ils surpris d’y découvrir le dessin ! Au moins, sauront-ils y reconnaître ce superbe « Pica del Canigó », C’est le vœu aussi fervent qu’étrange que formule Antoni au seuil de cette Nouvelle Année.

 

  

 

 

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