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5 mars 2023 7 05 /03 /mars /2023 09:20

   De l’Autre, que voit-on lorsque sa posture vient à nous sur le mode de l’énigme ? Quel recours avons-nous, sinon de le décrire au plus près, de l’archiver en nous tel un sublime joyau dont, cependant, nous n’aurions nullement épuisé le registre des qualités ? Seulement une impression, la fanaison d’un fin brouillard qui dissimulerait le visage de l’Altérité, le rendrait aussi bien attrayant que doué, peut-être, d’intentions nullement avouables. Ma rencontre de Vous, « La Noire Venue », ne pouvait se faire qu’au prix de cet étrange voilement, de ce pur mystère qui fait tache et m’affecte au plein de qui-je-suis. Car, tout autour de Vous, se cristallise une mince aura qui vous protège du Monde et vous rend irrésistiblement inaccessible. Voyez-vous, souvent aurais-je tenté l’impossible entreprise de me connaître en mon fond, mais je n’ai jamais pu saisir que quelques copeaux, quelques filaments, quelques vrilles dont le destin était de ne point être déchiffré. Alors, comment venir à vous autrement qu’en cette terre vierge dont nul encore n’a osé fouler le sol ? Une exploration parmi la complexité d’un labyrinthe.

  

   C’est toujours une gageure que d’enfreindre la loi qui nous protège de nous-mêmes. C’est toujours une tentative qui « fait long feu » de se tourner vers l’Autre et, de ce simple mouvement, de croire qu’il nous ouvrirait les portes de la « Cité Interdite ». Vous, « La Noire Venue », êtes nécessairement un genre de totalité, un cercle refermé sur lui-même, une gemme dure sur laquelle ricoche toute la lumière du Monde à défaut d’en percer la paroi, d’en découvrir les obscurs linéaments qui vous traversent et sont les chiffres de votre inaccessible essence. Jamais Essence ne se livre, sinon sa perte est signée qui se nomme Existence. Mais laissez-moi au moins tutoyer votre Silhouette, me disposer à recevoir la pluie qui émane de vous, à m’abreuver à votre fluide, m’autoriser à marcher, si ceci est possible, jusqu’à votre source, m’abreuver à-qui-je-ne-suis, dont j’attends que sa Présence soit l’origine de ma propre révélation.

  

   Percevez-vous combien il y a de pur égoïsme, de verticale fatuité à espérer de l’Autre plus que ce qu’on n’attend jamais de Soi. Et pourtant, cette inquiétude de l’Autre en Soi est coalescente à notre condition même car à faire « cavalier seul » nous nous exposons au plus grand danger, celui d’être dépossédé du miroir, lequel nous réfléchissant, est la lumière même de notre conscience.

 

Vous, Moi,

Moi, Vous ;

dans l’inimitable écho

qui fonde le Monde et

le fait se tenir debout.

 

   Sans ce chant de la relation, cette idée du partage, fussent-il inconscients, rien ne tiendrait, rien ne parlerait et les Choses se regarderaient en « chiens de faïence » et il n’y aurait que de la pure matière dense, et les sens seraient plongés dans une primitive confusion comme si l’Univers empêtré dans sa gangue de glaise sourdait à même son absurde dimension.

   Vous n’aurez été nullement sans apercevoir la réitération de ces formules toutes faites

 

« fait long feu » ;

« cavalier seul » ;

« chiens de faïence »,

 

   comme si ce carrousel de métaphores vides signifiait l’épuisement du langage à dire plus qu’il ne saurait le faire. Ceci vous le savez, dès que l’on quitte le sentier balisé de la Raison, comment rendre compte du réel autrement qu’avec des formules creuses, qu’avec l’approximation des analogies, qu’avec le tissu flasque du mythe ? Ce  « méta-langage » nous sauverait-il au moins, nous éviterait-il de sombrer hors notre chair, de divaguer longuement en des paysages teintés d’onirisme, de ne plus occuper notre propre centre, de flotter indéfiniment entre les flots de l’incertitude, les flux de l’inaccompli, de l’inaccessible ? Observez combien la Métaphysique est bien plus proche de nous que nous ne l’aurions jamais pensé. Une simple feuille de verre nous en sépare, pareille à ces parois des Maisons de Thé, elles tracent la limite entre notre corps (dont nous pensons être assurés) et notre âme (dont jamais nous ne savons s’il s’agit d’une pure invention, d’une fable, d’une gentille comptine pour enfants sages en mal d’un jeu qui les soustraie à la sombre aimantation de la terre). Parfois faut-il laisser libre cours à l’imagination, c’est la seule ressource dont nous disposons lorsque les frimas accentuent leur morsure, que le givre se diffracte sur le blanc de nos sclérotiques, que, pour un peu, nous serions métamorphosés en « statues de sel », laissant derrière nous les vestiges bibliques de la lointaine Sodome.

  

   Mais sans doute, par simple phénomène d’osmose, nous faut-il maintenant nous intéresser à Sodome, cette antique cité supposée être le lieu incandescent de la luxure et de la débauche. C’est toujours le geste du retournement qui voile le regard et le conduit dans la banlieue du mal.

 

La Femme de Lot se

 retourne sur Sodome

 et devient sel.

Orphée se retourne sur

 l’ombre d’Eurydice

et devient Ombre lui-même.

 

   C’est tout de même curieux ce phénomène du retournement anatomique qui, instantanément, abandonne les rives du Bien et ouvre les portes de l’Enfer. C’est simplement le reniement d’une promesse, c’est déguiser la Vérité en ce qu’elle ne saurait être : ce faux-semblant, cette gigue grotesque, ce pas-de-deux qui trébuchent et connaissent la dimension ouverte de l’abîme. Dès lors, ici, le titre « L’Île Blanche et le Continent Noir » doit trouver son lieu et sa signification. Vous, « La Noire Venue », vous êtes-vous retournée sur votre propre destin, avez-vous trahi quelque serment, vous êtes-vous fourvoyée dans les arcanes du vice, de la débauche ou, plus simplement, vous êtes-vous égarée dans les complexités, les sinuosités de votre existence, vivant en quelque sorte à côté de vous, dans une zone de clair-obscur, manière d’étrange clignotement entre Être et Non-Être ?

  

   Je dois maintenant en venir à qui-vous-êtes, du moins telle que je vous perçois. Vous décrire est déjà vous « posséder », deviner votre syntaxe intime, percevoir une partie de votre sémantique. Car, sans doute le savez-vous depuis votre pli intérieur, vous êtes Langage, émanation d’un souffle qui traverse vos lèvres et vous livre NUE face à cette réalité qui, pour n’être qu’un genre de Conte n’en possède pas moins de hautes et étonnantes exigences. Je  suis auprès de vous, dans un district de pure langueur, disposé à recevoir ce qui, de vous, voudra bien se donner à moi, me rejoindre dans cette massive solitude, elle me métamorphose en un genre de stalagmite claire plongée dans la stupeur d’une grotte.

  

   Vous êtes adossée à une paroi blanche comme si vous en émergiez, projection du silence sur la pullulation des choses.

 

Blanc virginal.

Blanc de neige.

 Blanc de pudeur.

Blanc de retrait.

Blanc de vide.

Blanc de pure apparition.

 

   Mais que dit tout ce Blanc ? Mais que dit votre appui contre cet espace énigmatique ? Au réel il faut bien attribuer des significations, le douer de sens c’est échapper provisoirement à l’abîme de la Métaphysique, c’est se dégager du piège de l’Absurde, au moins momentanément.

   Et, faisant face à tout ce Blanc éblouissant, à tout ce Blanc conquérant (aussi bien pourrait-il effacer toutes les traces du Monde, y compris celle des Hommes), opposé à ce Blanc, une marée de Noir.

 

Noir dense.

Noir sans issue.

 Noir signe des ténèbres.

Noir du deuil.

Noir des catacombes.

 

Alors qu’advient-il de tout ceci ?

Le Blanc lutte contre le Noir.

Le Noir veut terrasser le Blanc.

 

   C’est un combat qui paraît sans issue. Sans doute, à son terme, tout se soldera par un Échec & Mat, dont ni le Blanc ne pourra se relever, ni le Noir connaître la lumière du jour. Comme si tout était nécessairement reconduit au Chaos avant qu’il ne devienne Univers. Étrangeté de cette vision qui passe du Clair à l’Obscur sans transition aucune. Coup de fouet. Vive entaille du couperet. Éclair vif parmi le sombre des nuages.

   Vous êtes cintrée dans un immense manteau noir, dans un fourreau dont émergent à peine la blancheur d’un poignet, le lueur d’un visage. Ce que le Noir retient en soi, le Blanc vous en octroie la faveur mais sur le mode du peu, de la retenue, de la modestie. Le casque de votre chevelure est de jais lui aussi et c’est comme s’il avait fomenté, avec la plaine noire de votre vêture, les plus maléfiques desseins. Certes il y a une lumière de votre face mais elle est comme reprise par la fermeture de vos yeux qu’éteignent les arcs doubles de vos cils, ils sont les gardiens sans doute, d’une livide geôle. Å l’évidence il y a une grande beauté qui monte de ce contraste : deux Vérités s’affrontent  dont chacune pense qu’elle seule détient la clé qui résoudrait la tension des questions posées depuis la nuit des temps.

  

   Å vous observer ainsi et sans préjuger aucunement qui-vous-êtes en votre fond, il me vient une idée dont j’aurais à craindre qu’elle ne fût une certitude. Sans doute toute interrogation au sujet d’une Inconnue est-elle la plupart du temps erronée, bien plus témoin de nos propres lacunes que de celle que l’on est censé percevoir dans le Sujet qui nous fait face. Tout ce Noir, toute cette étendue sans espoir aucun, toute cette dissimulation n’indiquent-t-ils une noirceur de l’âme consécutive à une vie dissolue inclinant vers le Mal ? Si cette hypothèse était plausible, alors comment ne nullement désespérer de vous, le Blanc qui vous innocente, vous situe dans la pureté est si réduit, si infinitésimal. Un large Continent Noir sous lequel la prétention à paraître d’un minuscule Île Blanche semble un geste aussi vain que désespéré. Mais je ne veux nullement vous « jeter la pierre » (les métaphores vides paraissent à nouveau !), et ma saisie de vous est probablement le geste d’un Autre Désespéré qui se raccroche à la première impression venue. En une certaine façon placer la tête de l’Autre sous le joug et, par simple effet de contraste, relever la sienne et regarder la pure beauté des étoiles.

 

    Je crois qu’avec un peu de recul, et un brin d’imagination, dans le court laps de temps qui était imparti à ma vision, j’ai simplement été sous la domination d’un songe dont je ne pouvais (principe de réalité), nullement infléchir le cours, subissant bien plutôt la férule de ses implacables décisions. Mais oserais-je vous avouer ma candeur, vous montrer ma naïveté en même temps que le visage infatué, qu’un instant j’ai tendu à votre légitime incompréhension ?   

  

   Tout ce Noir opaque, toute cette massive désespérance, c’était l’Enfer. L’Enfer, oui, avec ses flammes et toute sa noirceur. Je m’étais glissé dans la peau du sublime Virgile et j’étais Dante à la recherche de sa Béatrice. Sans doute l’aurez-vous deviné, vous étiez cette Béatrice qui portait en elle, vêtue de cette poisseuse suie, tous vos péchés et tous les péchés du Monde. Cruel destin s’il en est mais, au bout du long tunnel du Tartare, un feu brillait au loin qui disait, peut-être, la flamme de quelque espoir. Tous trois, Virgile, vous Béatrice et moi-même le Poète désespéré, nous progressions sur le chemin que nous espérions être celui de notre libération, mais il y avait encore de nombreux cercles à franchir. Et vous que j’accablais des plus terribles noirceurs, voici soudain que vous étiez ma Muse, la belle Beatrice Portinari, l’inspiratrice de mes jours, celle qui illuminait la gloire de mes vers.

  

   Vous étiez la Passante, celle qui m’introduisait dans le dernière et la plus brillante sphère, celle du Paradis, celle du Grand Monde Blanc, celle de la Pureté sans tache aucune, celle de la plus Grande Liberté. Et je savais, du fond de mon âme qui venait de traverser tant d’épreuves, que le Bonheur est un tissu fragile, que l’instant doit être cueilli et honoré sans l’ombre d’un remords. Le Destin qui m’échoirait, j’en pressentais la forme, j’en estimais la valeur en même temps que son inévitable retrait. Tout est si indéterminé, irrésolu, instable et notre vie n’est jamais que cette dentelle ajourée dont, prioritairement, nous rencontrons bien plutôt les vides que nous n’en connaissons les pleins.

   Mais bientôt, du sein de mon extase, je sentais monter de confuses nuées dont je savais combien elles obscurciraient mon ciel. Vous, « La Noire Venue » qu’un poème avait transformée en une Pure Déesse, voici que soudain vous m’étiez ôtée, remplacée par le très pieux et très estimable saint Bernard de Clairvaux, mais reporté à votre aune, il n’était qu’un guide insignifiant. Certes il me déposait en Dieu, mais combien je regrettais votre merveilleuse Silhouette, cet éclat du Blanc au Noir, cette sublime vertu qui, parfois, d’une manière terrestre et délicieuse troquait le Vice contre quelque encombrante Vertu.

 

Béatrice, soyez mon Enfer,

seulement à cette mesure

 je pourrai gagner

ma part de Paradis !

 

 

 

 

 

 

  

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