Dessin : Barbara Kroll
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[Préambule – Ce texte est entièrement construit sur de l’instable, de l’incertain, sur des sables mouvants qui vont de-ci, de-là, au gré de leurs versatiles humeurs. Un mur élève-t-il sa prétention à paraître, qu’aussitôt un funeste destin vient en compromettre le projet, vient abattre la mince cloison qui se voulait protectrice, manière de digue en charge de protéger ses hôtes. En effet le « Venir-à Soi », l’installation de qui-on-est à l’intérieur de sa propre citadelle n’est rien moins que capricieuse, toujours souci de Soi, toujours remise en question de ceci même qui eût pu bénéficier de la rigueur de quelque logique mais demeure dans cette frange irréductible de brusques retours en arrière, de saltos inattendus. Tout ceci suivi de prodigieux bonds en avant que viennent effacer, périodiquement, comme sous l’effet d’un mauvais génie, des biffures, des ratures, des pâtés d’encre qui remettent en question toute possibilité de lire la prose existentielle avec l’assurance, sinon d’une totale certitude, du moins dans une approche qui soit gratifiante pour l’esprit, lénifiante pour le corps.
Certes la Vie, la sublime Vie, la triviale Vie (on ne s’y retrouve jamais dans ce maquis, dans ce continuel imbroglio, dans ce consternant tohu-bohu, l’on croyait tenir et voici que seule la fuite se donne comme présentation du réel, et seul le manque gire tout autour de Soi à la vitesse d’une toupie), la Vie donc est experte en surprises, en chausse-trappes de toutes sortes, en promesses qui n’ont de cesse de « tomber en quenouille », en miroitements s’abolissant à même leurs propres reflets. Partout des failles s’ouvrent, des diaclases fracturent la roche, partout des séismes grondent, signes avant-coureurs d’éruptions et autres jets de lapillis. Å peine s’est on abrités que survient, dans l’échancrure ouverte du temps, le bondissement d’une joie, que s’annonce la gaieté d’un madrigal, que se signalent des aubes claires comme des fiançailles, de majestueux crépuscules à l’orée des gestes d’amour.
Tout est toujours en brusques changements, en constants réaménagements, en subites métamorphoses si bien que le Quidam que, tous nous sommes, ne sait plus guère où donner de la tête, ne sait plus présager l’événement heureux, ne sait plus le distinguer de son contraire. C’est cette danse éternelle et vertigineuse de Derviche Tourneur, félicité en moins, spiritualité en moins, extase en moins, qui nous soude au roc de l’exister sans qu’il ne nous soit jamais possible d’en modifier la structure, d’en détourner les desseins mystérieux. De ce continuel tumulte, de cette effervescence spontanée, de ce chaos informe, nul ne sort indemne et le langage lui-même, le merveilleux langage, troublé par tant de transgressions, de trahisons, de forfaitures, ne sait plus guère où trouver son orient, disant une fois Noir, une fois Blanc, ne parvenant à se fixer, à arrêter l’oscillation du balancier, à l’arrimer à la position médiane du Gris, la seule qui eût été capable d’apaiser l’inquiétude, de lui conférer l’assise d’un sol stable, à l’endroit même situé entre excès et retrait, entre mesure et démesure, entre promesse et abandon.
Voici, Lecteur, Lectrice, le marécage à visage lagunaire, le sombre marigot dans lesquels vous allez pénétrer. Il n’est, ni plus, ni moins, que la figure clignotante, scintillante, cillante de ce SOI qui fuit à mesure qu’on l’approche, telle l’Amante effarouchée qui se rend à son premier rendez-vous avec le rose de l’espoir aux joues et l’ombre au cœur, de la toujours possible déception.]
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« Le-Venir-à-Soi ». Combien ce titre doit sonner étrangement auprès des Lecteurs et Lectrices. « La venue à soi », telle eût pu être l’autre déclinaison dont nous aurions pu penser qu’il s’agissait d’une simple analogie. Et pourtant, le langage n’est jamais aussi dépouillé et son caractère polysémique, le plus souvent nous égare. Å preuve l’usage des synonymes dont nous savons tous qu’ils ne sont jamais qu’une approximation, que substituer « penser » à « méditer » n’est qu’un pis-aller, qu’une perte de substance en résulte, une euphémisation, l’intériorité méditative subjective se métamorphosant en une simple constatation objective visant un objet sur lequel s’exerce une réflexion. Si « Le-Venir-à-Soi » se justifie en quelque manière, il ne le doit qu’au recours à la forme verbale, laquelle indique une puissance, une énergie, une action dont le mot « venue » serait dépourvu, tant sa signification est passive, de simple constat. Donc « Venir-à-Soi » fait signe en direction d’une genèse dont nous sommes les seuls initiateurs, parfois, faut-il en convenir, sur le mode du retrait, de l’attente, de la procrastination et c’est bien là que « le bât blesse ».
En effet, il n’y a de « Venir » qu’à l’aune d’un long travail d’approche au motif que ce fameux « Venir » n’est en rien une évidence, qu’il ne suffit nullement d’exister au jour le jour, au fil de l’heure, pour que cette faveur paraisse. « Faveur » oui, car le mouvement ontologique qui nous porte au-devant de nous se teinte d’une joie, se colore d’une grâce dès l’instant où nous le plaçons dans la lumière de la Vérité. « Le-Venir-à-Soi » n’est possible qu’en Vérité. Il s’agit donc de se conformer à l’action authentique qui le détermine et le pose tel qu’il est : une nécessité. Une nécessité esthétique : le « Venir-à-Soi » est pure beauté. Une nécessité éthique : le « Venir-à-Soi » exige une morale puisque, toujours, à l’horizon de notre conscience, le phénomène de l’Altérité surgit comme ce qui, de tout temps nous a été alloué, afin que nous puissions connaître la dimension de notre complétude. Le Soi n’est lui-même qu’à la mesure de l’Autre.
Mais le temps est maintenant venu d’imager notre discours, de lui donner des assises bien plus concrètes. C’est ce beau et spontané dessin de Barbara Kroll qui nous y aidera. Il sera, en quelque sorte, un guide graphique, une esquisse selon laquelle la constitution de ce Soi qui nous est cher devra trouver les voies de son cheminement. Parlant « d’Esquisse » (nommons-là provisoirement ainsi), en réalité nous ne parlerons que de Nous, de cette statue que nous ne dressons jamais, tel le Tailleur de pierre, qu’à ôter pellicule après pellicule, dans le but de donner jour à qui-nous-sommes après que nous nous serons extraits des lourds sédiments d’une affligeante contingence. Elle soustrait, à notre propre regard, l’être que nous ne cessons d’édifier, acte après acte, mot après mot, sentiment après sentiment.
C’est tout juste si nous émergeons au-dessus des herbes de la savane, tels les Homo Erectus nos ancêtres, qui redressaient leurs corps tubéreux afin d’apercevoir l’écrin de la Nature qui les accueillait en son sein. Car « s’envisager » correctement (c’est-à-dire « prendre visage ») suppose, qu’à la myopie de la vue, soit substitué un regard panoptique qui, après avoir balayé tous les horizons, revient vers soi, lesté des prodiges et de la multiplicité des lointains. Une lourde moisson dont il s’agira d’évaluer chaque gerbe à son juste prix, de trier les épis, de les réduire en un froment qui sera la provende même de notre « pain quotidien ». Cette métaphore de la culture, de la moisson du grain, du façonnage du pain est précieuse car elle nous fait sentir l’œuvre lente et toujours mûrie qui préside à notre « nourriture terrestre », autrement dit à l’édification de ce Soi, lequel, le plus communément, demeure une pure abstraction, un simple concept, le résultat d’une délibération intellectuelle.
Mais saisissons Esquisse en son élément le plus essentiel.
Esquisse.
Esquisse,
les traits sont confus,
les traits sont pluriels,
les lignes sont racinaires
qui montent du sol et
colonisent l’espace,
griffent le vide,
hurlent parfois
de ne rien proférer d’autre
que ce langage grossier,
approximatif,
ce sabir tout
droit venu de
la nuit du néant.
Esquisse.
Esquisse
ne peut être autre
que cette longue
et infinie surrection,
comme si, en un seul
et tragique geste,
elle voulait être
Soi-en-Soi-hors-de-Soi.
Comme si le Soi était une
violente hallucination,
un écho rebondissant
de falaise en falaise,
se réverbérant de mur en mur,
une geôle se dirait
dans l’impossibilité
même de parvenir à Soi,
de tracer ses propres contours,
de signer au graphite,
sur le blanc livide du jour,
sa tremblante
et soluble effigie,
tout vibrionne alentour,
tout s’agite en tous sens,
tout parle et s’aphasie
en une langue occluse,
pareille aux écroulements
des murs de l’antique Jéricho.
Le corps n’est pas le corps, pas le corps dont on pourrait être fier, le corps dont on souhaiterait faire son emblème, dire, par exemple : « je suis mon corps » et alors on se cloitrerait dans son épaisse gangue de chair et tout serait dit et l’on n’aurait plus rien d’autre à produire que d’exposer son anatomie ici et là, aux carrefours des villes, sur les plages de sable blond et notre cause serait entendue et nous aurions résolu le problème de notre dualité et alors, logés au sein même de notre pulpe intime, nous n’aurions plus rien à prouver, telle une sculpture de glaise, nous serions tout entiers circonscrits à cette matière d’origine ductile que nous aurions soumise au feu de notre volonté et, ni l’esprit ne nous questionnerait, ni l’âme ne ferait ses bizarres volètements à notre entour. Nous aurions trouvé la halte que nous attendions et nous bivouaquerions longuement en nous, au plein de nous, inexpugnables telles ces forteresses perchées sur d’inaccessibles montagnes.
La vue n’est pas la vue. Une vue dont ou pourrait à loisir varier les angles d’attaque, la rendre tantôt aiguë, perçante, tantôt douce comme la soie en laquelle viendraient s’inscrire le très cher Ami, l’œuvre belle entre toutes, la corne d’abondance de la vie, les grappes dorées d’un Dionysos fécondant, lequel nous offrirait le luxe d’une sexualité sauvage, sans tabou, l’amour pour l’amour dans sa version la plus crue, la plus verticale. Tout ferait feu de Soi. Tout exulterait depuis une invisible semence et tout se donnerait dans le débordement sans fin de la joie, une crue qui n’en finirait de gonfler, d’araser toute contrainte, de balayer toute logique de la restriction et du demeurer en Soi.
L’Ouïe n’est pas l’Ouïe. On se hisse tout en haut de son corps de traits et de lignes confuses, on sonde l’espace de ses oreilles ouvertes telles de vastes entonnoirs. On espère un chant doux, une comptine pour enfants, la souplesse d’un adagio, l’écoulement lent d’une fugue et ce ne sont que myriades de bruits, et ce ne sont que cataractes de mots embrouillés, et ce ne sont que chapelets de sons indifférenciés et notre ouïe est débordée et nous plaquons nos deux mains sur les pavillons de nos oreilles mais rien n’y fait, la marée est invasive, les flots d’équinoxe, les eaux de déluge. Il s’en faudrait de peu que nous ne devinssions, nous-mêmes, cette indistincte onde liquide qui n’aurait nulle identité, se jetterait aux confins d’un Monde perdu.
Le toucher n’est pas le toucher. Dans l’intervalle du « Venir à Soi » que nous supputions droit et lumineux, nous projetions des gestes alanguis telles de somptueuses caresses. L’un de nos bras, nous en faisions le support du boulet de notre tête, la griffe en laquelle s’insérerait la longue théorie de notre chevelure. Mais notre saisie du réel n’était qu’hypothétique et le réel, bien plutôt que de se donner dans un geste de gratuite oblativité, le réel aux mille dents se retournait contre nous, labourait les collines de notre corps, hersait la dune de notre visage, entaillait les feuilles de nos paupières, nous ramenait à l’étrange substance sans contours d’un protoplasme à l’état natif, une simple obsolescence avant même que l’exister ne s’en empare, le rende vraisemblable. Mais pour combien de emps, mais pour quelle qualité d’espace ?
Le goût n’est pas le goût. Le massif de notre langue, la voûte ogivale de notre palais, nos dents rangées en batterie, nous les armons, nous les bandons tel un arc en possibilité de manduquer ce qui viendrait dans l’isthme de notre gorge. Les fruits, les mangues, les divines pommes, les délicieuses dattes dont nous escomptions qu’elles élèveraient notre architecture, les nutriments que nous désignions tels nos précieux Amis, voici qu’ils se révulsent, se retournent contre nous de l’intérieur, fomentent de vénéneuses attaques. Certes, parfois, au milieu de ce maelstrom, une pointe d’acidité sonne agréablement, une saveur sucrée enchante nos papilles, une fragrance de guimauve enrubanne notre bouche mais c’est peine perdue au motif que se lèvera bientôt une meute de goûts insipides qui feront de notre palais un orphelin de la vie gustative.
Tout ce qui est de l’ordre de la sensation a reçu, jusqu’ici, un traitement négatif. Ceci n’a de justification qu’à mettre prioritairement en lumière l’essentielle difficulté du « Venir-à-Soi ». Les facilités, les courtes joies, les bonheurs immédiats, c’est à eux de se frayer un chemin parmi les complexités ombreuses de la mangrove. Certes, la Vie n’est nullement cette étoffe trouée, sur toute sa surface des poinçons paradoxaux d’une infinie tristesse.
Parfois le corps
se bande tel un arc
et ricoche dans l’espace
avec le brillant d’une comète.
Parfois la vue se pare
de mille cristaux
aux reflets chatoyants.
Parfois, dans la cavité
largement éployée de l’ouïe
se donnent mille symphonies,
mille sonates qui rivalisent
du prodige de la musique.
Parfois le toucher conduit
nos mains en coupe au-devant de soi
afin que la belle pluralité du Monde
puisse trouver à s’y inscrire.
Parfois notre goût connaît
une pure ivresse et alors
nous troquons notre lourdeur humaine
pour une légèreté,
une diaphanéité séraphiques.
Rien ne prend sens
qu’à être envisagé
selon une perspective
qui intègre en soi
les levées et les couchers,
l’immobile et le rebond,
le silencieux et la parole qui chante.
Si les sensations polyphoniques nous déportent de nous et nous conduisent sur le seuil d’une pure merveille, c’est bien parce qu’à la pesanteur de la nuit succède le velouté du jour ; qu’à la mutité de la pierre se substitue la subtile évanescence de la fleur.
Oui, malgré ces brusques illuminations, le « Venir-à-Soi » est une réelle épreuve, une lutte de tous les instants. L’Ennemi est embusqué partout qui arme ses arquebuses, lance ses assauts et affute ses boulets, si bien que notre forteresse endommagée, si bien que nos barbacanes s’écroulent, nos meurtrières s’ouvrent tels des châteaux de cartes. Mais il nous faut mettre un point final à notre métaphore, regarder encore l’œuvre qui, un instant, a porté notre écriture. Certes Esquisse est levée, campée sur ses jambes solides, un bataillon de traits. Certes le compas du bras est vigoureux. Certes la chevelure est dynamique, le visage tendu en direction du vaste ciel. Mais la chaise rouge, l’assise sur laquelle l’Humain trouve son repos et sa satisfaction, l’assise est désertée, juste quelques lignes éparses dans le Destin du Monde. Et le miroir pour la toilette. Le miroir en lequel convergent les traits de l’humain, le dessin intimement narcissique, le miroir est esseulé qui ne renvoie rien d’Esquisse, rien de l’Autre, rien du Monde. Seulement deux traits oscillants, deux oiseaux en partance, peut-être pour un impensable Au-delà. Deux lignes s’annulant à même leur propre indécision.
Tout « Venir-à-Soi »
est une épreuve
de chaque instant.
Un tissu bariolé, armorié de dessins hauts en couleur, traversé de fils sombres à l’illisible figure. Serions-nous, par hasard, plus que ceci :
un curieux emmêlement
de fils de chaîne et de fils de trame,
une tapisserie sur le métier,
un tissage à jamais fini ?
Que sommes-nous réellement ?
Nous voyons bien que
cette interrogation est traversée
d’un feu aporétique au sein duquel
notre anatomie se combure
faute de pouvoir énoncer
le premier mot d’une réponse.