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21 avril 2023 5 21 /04 /avril /2023 07:58
Quelle biffure de vous ?

 

Peinture : Barbara Kroll

 

***

 

   Savez-vous l’urgence des intuitions à se manifester ? Voici, le dos appuyé contre le tronc rugueux d’un vieil arbre, l’on se prend à rêver.

 

Å l’aile d’un nuage

qui frôle la toile du ciel.

Au voyage que l’on fit

en des temps anciens sur

les terres du Septentrion.

Å un jeu de billes dans

la cour de l’école.

Å une belle voiture avec laquelle

on gagnait les rivages de l’Océan.

Å une « conquête »

 (le terme est bien usé aujourd’hui)

qui voulut bien vous gratifier

d’un regard, l’espace d’un éclair.

 

   Et au milieu de tout ceci, comme une feuille qui émerge du tumulte des eaux, quelques traits flous, juste une esquisse, mais combien heureuse afin que l’âme connaisse quelque paix à laquelle elle aspire depuis le jour de sa naissance. L’intuition, disais-je. L’intuition que quelque chose va survenir, que cette chose comblera une longue attente, qu’elle sera un baume sur une plaie incisée à vif.

   Car, voyez-vous, vous que je ne saurais encore nommer, le Printemps a, sur moi, ce curieux effet, nullement de me reconduire sur les rives de ma naissance (ceci serait encore un bien grand bonheur !), mais bien plutôt de me plonger dans la nasse cotonneuse d’une infinie mélancolie. L’Hiver à peine passé, j’en regrette les vifs frimas. L’Été, encore en attente, j’en espère un réveil qui me sortirait de ma léthargie. L’Automne, l’admirable Automne fait en moi ses flaques, dorées, ses lagunes de miel, si bien que je m’impatiente de ne nullement en toucher le tissu de soie. Vous l’aurez compris à l’aune de ma triste antienne, je ne peux ni trouver le temps de ma présence, ni rencontrer le lieu qui participerait à ma félicité. Et, à défaut de cette dernière, un court bonheur m’aurait suffi qui aurait tracé sur la courbe de mes yeux le dessin d’un lumineux trajet.

 

Or tout est sombre

qui confine à la nuit.

Or tout est silence qui fait signe

vers la redoutable mort.

  

   Appuyé contre mon chêne, avec le sol de blanche pierre pour assise, avec l’illisible horizon pour limite, avec la persistance d’un songe-creux fiché au mitan de ma tête, je vogue en moi sans possibilité aucune de connaître autre chose que la vastitude de mon propre désert. J’y aurais au moins souhaité qu’un ermitage y élevât son spectre gris, que la nudité d’une pièce pût y accueillir cet immense flottement que je suis, qu’une voix s’y installât avec son coefficient de vérité, qu’une fleur de pierre y fût arrivée à éclosion, que ce que je suis pût se déterminer comme un être possible, nullement en tant que ce Néant qui m’habite et tresse en moi le cruel vertige d’un vortex.  

   Oui, je sais, pour vous, qui m’êtes une Étrangère, combien ma complainte doit vous paraître infantile, sinon affectée de cette « Fleur Bleue » d’un Romantisme hors de saison. Mais je vais dire un truisme : l’on ne se refait pas et, le pourrait-on, je ne tenterais nullement de m’exiler de qui-je-suis car il y a une saveur un peu perverse à se sentir fragile, à en jouer, comme le musicien se plaît à faire vibrer les cordes de son violoncelle. Je crois que je suis de la nature de cet instrument qui sait si bien se languir, si bien sangloter, si bien s’alanguir dans le marais confus de Soi, y creuser sa niche, y trouver un refuge sans pareil. Voyez-vous, L’Étrangère, tout Homme, toute Femme sont de curieux paradoxes. Toujours ils se plaignent de leur sort et ne font que s’y ruer et s’y complaire avec de petits cris, de simples gémissements, mais ils sont joie bien plutôt que peine.

   Mais il faut que je trace de vous un portrait, que certes vous ne connaissez pas, dans lequel vous vous apparaîtrez à vous-même telle une altérité. Car notre regard, celui que, singulièrement, nous portons sur notre propre existence est toujours si éloigné de ce que nous croyons. Å des années-lumière, comme s’il était un astre nébuleux venu du plus loin du profond et inquiétant cosmos. Donc je vous ai désignée, au passage, en tant que L’Étrangère, celle que pour moi vous serez à jamais.

 

Je vous eue souhaitée Blanche.

Blanche comme le névé au soleil,

blanche telle les plumes du cygne,

blanche telle la belle fleur de lotus,

blanche comme la candeur,

blanche en sa virginale pureté.

 

   Et voici que le Blanc s’est étonnamment transmuté en ce gris des jours tristes, en ce gris qui affecte les âmes de courte destinée.

 

Oui, votre visage est Gris,

 il a la couleur des fumées crépusculaires,

la lenteur des flocons semés de poussière,

la consistance d’un papier mâché exténué

 d’avoir été longuement trituré.

Certes, vos joues sont bien

saupoudrées d’un rehaut de Rose,

 mais d’un rose éteint,

mais d’un rose-thé oublié

dans les pages d’un antique grimoire.

 

   Si bien que la face que vous tendez au Monde n’est rien moins qu’antiquaire, peut-être un dessin à demi effacé sur le galbe d’une poterie ancienne.

 

Je vous eue souhaitée Bleue,

mais d’un Bleu profond,

d’un Bleu-Marine comme celui

dont j’imagine que les

 sombres abysses sont tapissés.

 

   Mais le Bleu a viré, mais le Bleu s’est abîmé en des teintes si foncées que c’est le Noir qui est venu usurper ce qui, en lui, demeurait comme un souvenir de la lumière.

 

   Les globes de vos yeux, ces vivantes comètes, ces fanaux sur lesquels l’Autre vient se fixer afin de vous connaître, voici qu’ils sont pareils à deux billes de verre strié, à deux calots atteints de nuit, à deux pépites de charbon qui ne signifient plus rien hormis cette taie qui vous recouvre et menace de vous faire disparaître. Et vos cils, et vos sourcils, que sont-ils, tout autour du puits de vos yeux, sinon des épis de broussaille, des épines pareilles à celles qui ceignent la tête du Christ et sèment, alentour de son corps de souffrance, la vivante constellation du Mal ? Mais êtes-vous donc le Mal incarné, êtes-vous ce Malin Génie qui agite mes nuits, y projette ces lueurs blanches, ces glaives phosphorescents qui traversent la maigre colline de ma poitrine et me fixent sur le lit de douleur de l’exister ? Ces traits incisifs sont pareils à ces effrayantes chauves-souris qu’on clouait autrefois aux portes des granges et des remises.

   Je vous eue souhaitée teintée d’un Parme adouci, juste un effleurement de Lilas, et voici que c’est l’Écarlate du sang qui me saute au visage, et voici que c’est une violente explosion de Carmin qui envahit mon horizon et le badigeonne des mouchetures des corps que le combat a réduits à néant. Partout est l’éclat sauvage de l’Alizarine, du Cinabre, de la Garance. Votre bouche. Mais avez-vous au moins une bouche ou bien est-ce cette éclaboussure de feu, cette grenade qui livre impudiquement le suc de ses graines violentées ? Votre bouche, ce Vésuve qui vomit ses flammes et projette dans le ciel ses desseins de Mort. Votre bouche, cette biffure à jamais qui ligote et enserre votre Langage, autrement dit détruit jusqu’au moindre atome de votre Essence. Et vos cheveux, ces deux torchons gris, ils chutent de Gris fer à Anthracite, passant par le lourd Plomb, par la plaque d’Ardoise, celle qui convient si bien aux ossuaires et aux cénotaphes où reposent pour l’éternité, les corps roidis. Êtes-vous donc la Forme Humaine immolée à jamais, la Déesse sacrificielle qui n’a plus rien à offrir que cette tragique démesure en laquelle vous vous abîmez et m’entraînez à la suite ?

   Vous ayant aperçue une fois, une seule, l’instant d’un éclair, et me voici devenu l’otage que, sans doute, vous ne tarderez guère à phagocyter, Vous-la-Dévoreuse-de-vie, vous qui ne vivez que du sang de vos innocentes Victimes. Et, sachez-le, Vous-l’Étrangère, vous que, plutôt, je devrais baptiser l’Innommable, je n’ai nullement l’intention de vous renier, de soustraire mon corps aux incisives d’acier que vous ne manquerez de planter sous peu dans le massif de ma chair, réduisant mes prétentions à néant.  Faisant ceci, cet acte de manducation ultime, vous m’aurez entièrement livré au sort qui, depuis la nuit des temps, ne fait qu’attendre son heure, répondant ainsi aux délibérations incontournables des Moires qui, toujours, se penchent sur nos cendres avec le sentiment du devoir accompli.

   Ici, sur Terre, Moi-le-Chemineau-égaré, Vous-la-Tisseuse-de-Mort, Elles-les-Moires qui nous toisent du haut de l’empyrée, tous à notre manière et selon nos devoirs respectifs, nous aurons répondu au Destin qui est le nôtre. Tous, nous sommes des Héros convoqués à suivre les traces d’une Odyssée qui, de tous temps, a fixé l’ordre des choses. Nul ne pourrait s’y soustraire qu’à s’exiler de son Essence. Or rien n’est plus absurde que d’envisager ceci.

 

Nous avons à tisser la toile

de notre propre suaire.

Voici le fin mot de l’histoire

et serait bien malin qui

prétendrait en modifier le cours.

Oui, en modifier le cours !

 

 

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