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4 mai 2023 4 04 /05 /mai /2023 07:47
Le Milieu de Soi

Image : Léa Ciari

 

***

 

   [Avant-propos – Le texte qui va suivre repose entièrement sur le phénomène de la « spéculation », autrement dit, selon ses deux occurrences étymologiques : « observation, réflexion » ; « recherche théorique abstraite ». Or un lien évident, de l’ordre de la logique de la Langue, place en un même creuset un sens convergent. Observer le réel, viser l’intelligible sont de même nature, ce que le vocable de « réflexion » éclaire d’un jour évident. C’est toujours en effet d’un mouvement de « réflexion » dont il est question : la chose que je vise se réfléchit sur le miroir de ma conscience, l’idée que je cogite se réfléchit sur le miroir de mon intellect. Or, depuis sa provenance latine, le miroir se nomme « speculum ». Comme si, entre le miroir, l’observation du réel, la contemplation des idées, s’instaurait un genre de cercle herméneutique incontournable nous reconduisant au foyer du Sens, là où les mots chargés de polysémie nous disent, non seulement le lieu de leur être, mais aussi bien le lieu du nôtre, puisque le Langage est ce par quoi, pour nous, un Monde peut apparaître, être nommé et rayonner bien au-delà de l’habituelle mutité de la matière.

   Les quelques brèves recherches ci-après voudraient s’interroger sur le problème du fait humain, de l’identité personnelle en relation avec la notion d’altérité. La thèse soulevée est la suivante : nous ne sommes nous-même qu’à nous refléter dans le miroir de l’Altérité qui n’est jamais que notre image dédoublée sur le visage du Monde. Partant de Nous, prenant acte de notre propre écho sur le mur du réel, revenant à Nous, c’est notre propre Vérité qui nous regarde, nous porte à l’Être, nous conduit dans cet étrange « Milieu de Soi » qui est l’intuition de coïncider avec qui-nous-sommes dans un sentiment d’unité accomplie. Comme toute thèse, comme toute spéculation concernant les grandes interrogations humaines, qu’il s’agisse des Idées platoniciennes, de la Substance aristotélicienne, de la Monade leibnizienne, de l’Esprit hégélien, de l’Être heideggérien, le propos est nécessairement difficile à saisir, le Fil Rouge se montrant puis se dissolvant parmi le réseau de fils secondaires qui sont comme ses commentaires. L’on retiendra, sous la forme ramassée, synthétique, la célèbre formulation rimbaldienne « Je est un autre » qui nourrit et innerve tous les reflets de cette spéculation. L’intuition poétique est, sans doute, la forme la plus haute de l’exercice spéculatif. Un miroir dans lequel nous plonger afin qu’une lumière vienne traverser notre naturelle et confondante cécité.]

 

*

   Notre vision, le plus souvent, ne s’abreuve que d’images familières : la perspective de notre rue, un arbre au sommet d’une colline, la silhouette connue d’une Passante. Toutes ces apparences, nous les archivons au creux de notre mémoire, elles y dorment pour l’éternité sans que, jamais, nous ne les remettions en question. Autrement dit, le quotidien ne s’arroge le droit que de reproduire, à l’infini, le quotidien. Est-ce ceci, la constante réitération du banal qui nous plonge dans une morne existence, dont nous souhaiterions que, chaque nuit qui vient, elle trouvât son extinction sans possibilité aucune de retour ? Mais rien n’y fait, l’ennui ne sécrète que l’ennui et l’horizon est bien triste en lequel notre regard s’enclot. Alors, pareil à Œdipe à Colone, nous errons dans les rues, au sein de notre profonde nuit, sans que quelque lueur vienne en atténuer la sombre clameur. Nous créons les conditions mêmes de notre propre geôle. Mais a-t-on d’autre choix que de demeurer en Soi, que de trouver refuge dans l’enceinte de sa propre chair ? Ferions-nous effraction de ceci, nous y perdrions notre identité (enfin du moins le croyons-nous) et la reconnaissance primaire que nous nous devons afin, qu’au jour, nous puissions offrir notre image.

   Mais il faut sortir de Soi, au moins provisoirement, en venir à l’image et écouter ce qu’elle vient nous dire. Le mur est bicolore, un Jaune Auréolin, cette belle teinte d’argile qui penche vers l’originaire, l’à-peine venu à la lumière. Encore un reste de nuit primitive dans sa parole discrète. Ce Jaune tutoie un Vert Mousse qui a peine à surgir de lui-même, lui aussi vient de l’Ombre et pourrait bien y retourner en silence. Puis un cadre, un cadre Gris de Lin, juste une levée du Rien, un simple chuchotement à l’orée des choses, la mesure d’une retenue, la distance d’avec le Monde et ses agitations, ses remous, ses vortex infinis où les Humains croissent et meurent de ne jamais connaître que la Finitude et ce qui rime avec elle, tragiquement, l’Hébétude. Toujours l’Humain est dans le Gris, c’est-à-dire dans le passage, le glissement, la chute d’une forme à une autre, un Noir s’allume qu’un Blanc vient éteindre, un Gris de Cendre s’en élève qui, bientôt, retombe sur les Chemins de Poussière. La pulvérulence a alors des airs d’infini.

   Le cadre Gris, c’est le cadre du Miroir. Nullement la psyché dans laquelle laisser refléter son image, poudrer ses joues, peindre ses cils de rimmel, discipliner une mèche rebelle. Non, ceci serait trop simple, trop usuel, lissé de pure quotidienneté. Ce Miroir a les reflets, la sombre profondeur d’un lac, le mystérieux tain en lequel le visage de Narcisse vient s’abîmer, et non seulement le visage, mais Narcisse en son entier dont le funeste destin se confond avec celui d’Ophélie.

 

Tout Miroir est Mirage.

Tout Miroir est Illusion.

Tout Miroir est perte de Soi

en ce qui n’est nullement Soi.

L’Image n’a aucune consistance.

 

   Å peine « Silhouette » se sera-telle éloignée du Miroir que son image s’évanouira comme sous l’effet d’un charme, d’un tour de passe-passe de quelque Magicien. Jamais il ne faudrait se confronter au lisse du Miroir qui, de Nous, ne fait paraître qu’un genre d’artefact, une ruse de commedia dell’arte, un ballet poudré de sa propre mort.

   S’observer dans le Miroir est procéder, au surgissement en Soi, de la plus vive angoisse. Là, dans les reflets, là dans les éblouissements, là dans les chatoiements, se bande, avec la plus grande fureur qui se puisse imaginer, l’arc de la fausseté, celui qui, nous détournant de notre propre Vérité, nous fera perdre le Milieu de qui-nous-sommes, et le fléau de notre balance intime oscillera pour le reste des temps à venir. La seule image de Nous qui ne soit pas payée en « monnaie de singe », c’est celle que nous renvoie notre Conscience, mais elle exige des efforts, de la profondeur, un travail sur Soi, souvent de la douleur, de la souffrance parfois. Non de l’ascétisme, non la pratique d’un jeûne, non le fer d’une mortification. Non, le Regard Juste seulement, l’exercice de la Lucidité, l’appel à l’exactitude, l’éloignement des faux-semblants. Non, je ne fais pas là œuvre de Moraliste, j’en serais bien incapable, j’essaie simplement de viser le Réel avec suffisamment de recul, d’objectivité.

   Toute genèse d’accomplissement humain consiste en la reconnaissance de sa propre identité. Or identité, dans le cadre d’un principe logique, veut dire identique à quelque chose qui est autre, qui est hors, qui est différent, qui est dans la distance, dans l’intervalle. Ici prend place l’énigmatique formule qui fait florès, ici et là, dans le bourgeonnement de mes textes : « En-Soi-Hors-de-Soi ». Or cette formule ne demeure celée en elle-même que le temps où le sens ne s’en sera nullement éclairé. Si je pars de mon sol ontologique primaire, mon « En-Soi », que je lui oppose un sol ontologique secondaire mon « Hors-de-Soi », les deux entités évoquées s’éclairent d’elles-mêmes en une sorte de phénomène d’écho, de réverbération. Mon « En-Soi » n’est lui-même identique à qui il est (ma Vérité, mon Milieu-de-Soi), qu’à être reporté, à être projeté sur cet « Hors-de-Soi » qui est comme sa caution, le complément d’un originaire manque-à-être. Et si l’on fait ici retour à l’image de Léa Ciari, son « tour de force » n’est rien d’autre que de poser, face à l’énigme de son Sujet, un Sujet-bis-homologue, autrement dit une Altérité de Soi à Soi, un « En-soi-Hors-de-Soi ».

   Là seulement se rend visible la dimension de l’Être à l’aune de cet écart, lequel pour n’être nullement une spatialisation topologique est une plénitude ontologique rendue possible par un simple effet de réverbération. Mais ici, il ne s’agit pas du miroir de verre qui crée des événements irréels, des artifices, des décors de carton-pâte. C’est bien le Sujet qui prend acte de lui-même en un seul et même mouvement de sa conscience.

 

Je me vois me faisant face.

 

   Ceci ne signifie pas que je dresse face à moi un masque de carnaval. Non, je dessine les contours au gré desquels mon épiphanie, i.e mon Être fait phénomène sur la face du Monde, à commencer par la mienne face, énigme pour les Autres, mystère pour Moi. Je suis en vis-à-vis de qui-je-suis, je m’appartiens, sinon en totalité, du moins dans la quasi-certitude de qui-je-suis.

   Bien évidemment, ceci ne se peut comprendre qu’avec l’aide de la sémantique, ce ferment premier du Sens. Si je dis « la pierre », je ne pose rien qu’une énigme. Si je dis « la pierre est cristalline », je fais paraître la pierre dans toute l’ampleur de son mode, de son prédicat cristallin. Et pour rendre compréhensible mon hypothèse, mimant la position du « En-Soi-hors-de-Soi », c’est-à-dire montrer la relation d’identité, il me suffirait de faire venir la tautologie suivante : « la pierre est la pierre », ce qui, bien loin de constituer l’étoffe d’un non-sens, accroit la dimension ontologique, le coefficient d’être de la pierre puisque, aussi bien, la copule « est », lui attribue l’Être qui n’était que latent, posé tel un a priori dans le ciel du mot. Au mot « pierre », tout comme à l’Existant, il est nécessaire qu’un vis-à-vis apparaisse sur lequel ils puissent faire fond, ceci est la condition même pour qu’ils échappent à leur mutisme primitif.

   Bien entendu, ma thèse ne tient que si je postule, dans l’image offerte par Léa Ciari, en tant que réel le Sujet qui me fait face, et comme « réalité seconde », le Sujet que j’aperçois de dos. La présence du miroir est alors de nature simplement allégorique, lequel nous inviterait à nous méfier des apparences et des fausses joies liées à une vision trop rapide et superficielle des choses que nous rencontrons dans notre quotidienneté.

 

« Miroir, miroir, dis-moi qui est la plus belle ? »

 

   Cette phrase célèbre prononcée par la méchante Reine dans Blanche-Neige, ne pouvait être posée que par elle car toute Vérité suppose moins de noirceur, moins de faux sentiments, plus de candeur. Or il n’y a jamais que le Face-à-Soi qui détermine ce Milieu-de-Soi où le juste équilibre du fléau de la balance nous dise le lieu authentique de notre Être, le lieu d’une éthique derrière laquelle vient se placer, quelques coudées en arrière, une esthétique fardée qui ne s’honore que d’être dissimulée.

   Tout miroir est un piège. Il nous donne en guise de viatique de faux écus que notre habituelle distraction nous livre pour vrais. En tout cas cette image de l’Artiste est belle de sincérité. Son voile n’est qu’apparent. Et il est essentiel à notre compréhension des choses. Tout comme « La Nature aime à se cacher », selon la belle sentence d’Héraclite, la Vérité, l’Être aiment eux aussi à se cacher. Être aussi bien que Vérité sont originairement en un état de dissimulation, de pré-déploiement et leur dévoilement n’est qu’au prix de leur voilement. Tout comme le patient Archéologue, toute révélation du Secret n’aura lieu qu’à soulever le Voile d’Isis, le manteau de la fable qui cache la richesse de la Philosophie à ceux dont le regard, orienté sur le seul sensible, oublient de découvrir la gemme qui se cache dans la veine d’argile sombre, qui a pour nom « l’Intelligible ».

   C’est toujours par un effet d’altérité que nous différons de nous, prenons du champ et, retournant à nous-même, pouvons faire de notre conscience le moyen d’investigation de qui-elle-est, donc de qui-nous-sommes à nous-même, aux autres, aux choses du monde qui nous deviennent familières sous cet horizon singulier. Tout sentiment « d’inquiétante étrangeté » (songeons à Freud éprouvant une sorte de frayeur consécutive à la non reconnaissance de qui-il-est, simple reflet dans la vitre du train) toute étrangeté donc vient de ce manque de retour à Soi, de ce défaut d’accusé de réception. Le drame du Schizophrène est entièrement contenu dans cette impossibilité pour lui de prendre de la distance et de se regrouper ensuite en un point unitaire. Le Schizophrène est enfermé en Soi. Nul cheminement vers une extériorité qui le confirmerait en lui et le ramènerait à « la maison ». Il est toujours en exil de lui pour n’avoir éprouvé nul écart.

   Le sens de l’exister est de forme dialogique primaire : retour à Soi qui suppose une forme secondaire, relation à l’Autre. Toute identité bien comprise est d’abord détachement de Soi, puis connaissance de Soi, laquelle est la prémisse de la saisie de ce qui est Tout Autre : Celui qui me fait face en tant qu’Existant, cette Chose dont le secret se dévoile, ce Monde qui m’entoure et auprès duquel je ne peux être qu’après avoir éprouvé en mon fond, la dimension sans équivalent de l’Altérité. D’une manière extrêmement paradoxale pour le souverain Principe de Raison, je ne m’appartiens jamais plus qu’à différer de Moi, ce qui, en un seul empan de ma compréhension me reconduit à l’étrange formule rimbaldienne :

 

« JE EST UN AUTRE »

 

   Que dire après ceci, cet éclair de lucidité, qui ne serait qu’une justification de Sophiste cherchant en dehors de lui, une Vérité qui lui est sienne, intimement sienne ?

 

 

 

 

 

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