Peinture : Barbara Kroll
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En cette soirée de Printemps, le temps n’était pas le temps.
Seulement une durée qui semblait n’avoir ni commencement, ni fin. Une durée sans consistance, une matière ductile qui remaniait sa forme à chaque instant. Un peu à la manière d’une pâte de guimauve qu’on malaxe entre ses doigts, on la replie en forme de boule, on l’étire, on la sent fuyante, imprécise, nullement assurée de soi. Et, par simple mimétisme, on en rejoint la confondante indécision. On est guimauve Soi-même, on est déréliction sur quoi rien ne prend, sauf la grise pliure du jour.
Toute la journée on a erré
sur l’ossature blanche du Causse,
toute la journée on a piqué
ses mollets aux échardes des genévriers,
toute la journée on a épuisé
son propre contingent de secondes
à ne se reconnaître nullement,
à divaguer d’une pierre à l’autre,
à suivre de loin sa propre voix intérieure,
elle est identique à un écho bleu
qui résonnerait sur les
parois obliques du Monde.
En cette soirée de Printemps, l’espace n’était pas l’espace, nulle dilatation, nul éploiement. Une seule ligne continue sur laquelle on plaquait sa mince silhouette de Fil-de-fériste. Nul balancier afin d’assurer son équilibre. Nul regard aigu qui eût décrypté le moindre détail, le nommant selon des mots connus, familiers :
« arbre »,
« colline »,
chemin de castine ».
Non, l’espace était muet et l’on était muet dans la vastitude de l’espace. Peut-être un simple point sur la rotation sans fin d’un cercle. Peut-être un simple mot dans le texte serré de l’Univers.
On n’avançait sur le chemin de son Destin qu’à tracer un sillage à côté de Soi. On était trace de blanche écume à la poupe d’une mince pirogue. On était sans être. On était sans conscience de Soi. On était le Fou d’un Vaste Damier, sautant mécaniquement d’une case à une autre :
une Blanche, une Noire,
une Noire, une Blanche
et ainsi à l’infini de
son propre désarroi.
Et cette confusion du corps (il ne possédait nul contour) et ce désordre existentiel (il était indescriptible), on les éprouvait à part Soi, comme si l’on n’avait été Soi qu’à la mesure d’une distraction, une diversion des Choses, une erreur d’Alchimiste dans la goutte de verre de ses cristallines cornues. Se connaissait-on, comme on connaît un Équipier, un Collègue, une Amante ? Nullement.
On était une maille lâche
dans le tissu des jours.
On était un trou dans
la robe d’une Princesse.
On était la vilaine tache
sur la surface éblouissante
de la toile.
On était un puzzle dont
il manquait l’ultime pièce
qui l’eût accompli
et déterminé en tant que tel.
Autrement dit on errait dans son outre de peau, pareil au vin fermentant dans sa jarre, au hochet faisant sonner ses grains de sable, à la tige métallique frappant au hasard les bords du triangle idiophone. On était, du moins le supputait-on, sans que quelque assurance en vînt confirmer la verticale présence. Et le délice était ceci, ne pas savoir qui l’on était, cela ménageait la place pour
une infinie transmutation,
un surgissement peut-être
sous la morphologie
d’un cancrelat comme chez Kafka,
sous le portrait du Bouffon Gonella
dans un tableau de Jean Fouquet,
ou de l’autre bouffon
shakespearien, Yorik,
qui ne livre que son
crâne d’os dans Hamlet.
Enfin, voyez-vous,
l’Étrange en sa plus étonnante concrétion,
un peu comme les statues grotesques
dans les jardins de pierre de la Renaissance.
Alors, pouvait être lu autrement qu’à
l’aune d’une tératologie ?
Licorne à la corme torsadée,
Chimères au corps léonin,
Triton gris au ventre ocellé,
Léviathan à l’anatomie
flexueuse semée d’écailles ?
Le pire, sans doute s’étonnera-t-on de ceci,
eût été de demeurer dans sa forme définitive,
condamné à végéter dans la camisole
de sa propre identité.
Comme si les Mots, les divins Mots s’étaient soudain vus condamnés à renoncer à leur plurielle polysémie, ne connaissant plus qu’une étroite monosémie, ce qui serait revenu à une aliénation de leur essence nécessairement polymorphe. Ce qui devenait urgent : être-Soi-plus-que-Soi de manière à échapper aux griffes du Néant. Mais échappe-t-on jamais au Néant, nous les Mortelles Créatures ? Ceci nous le savons de toute éternité et c’est bien là ce qui nous différencie des autres règnes qui croissent sous le ciel en toute quiétude.
Donc on a erré tout le jour à la recherche du Rien. Et, bien entendu, l’on n’a rien trouvé que cette dissolution de Soi qui en est la vibrante analogie. Maintenant le crépuscule a tendu son voile sur l’entier mystère du Causse. Les pierres, en se refroidissant, font entendre le craquement de leurs jointures. Nul mouvement sous la lente coulée de la Lune gibbeuse. Les animaux sont au terrier, les hommes au logis. On s’apprête à l’épreuve du souper,
SEUL face à Soi, face au Vide.
Seul à Seul dans l’immense mystère du Monde. Seul, entièrement livré à la grimaçante et pourtant admirable solitude. L’on ne s’éprouve jamais mieux Soi-même qu’à se faire face dans la blanche cellule de l’isolement. Rien pour distraire de Soi, l’Altérité est à peine un souvenir perdu sur le cercle de quelque clairière fardée du deuil des feuilles.
Tout, autour de Soi,
est plongé dans le Bleu,
le Bleu minéral,
le Bleu aquatique,
le « Bleu à l’âme » comme
le disent les Midinettes,
le Bleu du ciel où se
perdent les idées des Hommes,
où s’évanouissent
les serments d’amour.
La toile en est usée jusqu’à la trame.
On est pure divagation. On ne sait plus si l’on se reconnaît Soi-même sur le miroir dépoli de la conscience, si son esprit produit encore quelque flamme, si ses projets ne sont que de funestes intuitions ne trouvant plus la source de leur manifestation. On est une Forme assemblée devant le mur bleu, le mur mutique. En quelque manière on s’y réfléchit mais sans image de retour, on s’y abolit, on s’y éprouve dans la non-différence, dans la muriatique confusion.
On est dans le Noir.
On est le Noir.
Le Noir de la chute.
Le Noir du péché.
Le Noir de l’inconnaissance.
Le Noir du deuil.
On est le deuil lui-même, on assiste à l’oraison funèbre de son propre corps, on entend sonner le glas tout contre sa cage d’os, les bruits rampent le long des clavicules, les bruits entament tarses et métatarses, percutent les aponévroses, vrillent les ficelles blanches des ligaments. Sous le dais de sa tête chenue, cette boule de neige, cette congère livide, on n’a plus pour pensée que quelques enroulements d’étoupe, des grincements de poulies, des frottements d’émeri. Les mots, eux-mêmes ne sont plus qu’un amas confus de grappes grises, pareilles à des œufs de batracien. La mémoire, la vaste mémoire s’est abîmée dans l’abysse sans fond des réminiscences sans objet, un simple flottement dans la toile de bitume du crépuscule.
On est assis devant la table, on dirait le Christ d’une Cène triste, les Convives s’en sont allés pour de bien contingentes tâches, mais combien vivantes, mais combien animées d’une gigue existentielle :
voyager, tailler
un pieu en pointe,
faire cuire un ragoût,
faire l’amour à une
Inconnue de passage.
On est en Soi, plié sur Soi, deux notes qui ne profèrent nul son : une Blanche, une Noire, inutiles croches ayant déserté la partition de la Vie. On est triste diapason qui ne vibre plus qu’au rythme d’un grand Vide Intérieur. Tout murmure intime s’est tari, juste un filet d’eau que boit un humus avide. Ses mains, mais est-ce encore des mains ces immenses battoirs blancs, ces illisibles moignons aux jointures à peine visibles ?
Pour quelle prière
se sont-elles rassemblées ?
Quel exorcisme demandent-elles
à un Dieu absent ?
De quel étonnant rituel
sont-elles la piètre figure ?
Devant, identique à un linceul, la table. Vide. Désolée. Lieu d’agapes à jamais disparues. Sur la grande plaine livide, sur la plaque de lourd silence, un objet, un seul, sans doute une bouteille. Mais quelle bouteille ? Pour quelles ambroisies ?
En vérité une Bouteille à la Mer
avec toute sa charge sémantique.
Å l’intérieur, un message illisible tracé à l’Encre Sympathique.
On y devine, parmi les copeaux des signes,
quelques lettres hiéroglyphiques
dont l’énigme est à venir,
toujours à venir
>>>
>>
>
Solitude est notre condition
Solitude dit notre essence
Toujours nous sommes SEULS
L’Autre est une invention du Diable
Seul pour toujours
Å la face mutique du Monde
*
(Solitude est notre condition
Solitude dit notre essence
Toujours nous sommes SEULS
L’Autre est une invention du Diable
Seul pour toujours
Å la face mutique du Monde)