Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
26 juin 2023 1 26 /06 /juin /2023 08:50
L’Homme de la Fine Mesure

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

   En notre époque hautement médiatique où les images tiennent lieu de pensée, où les images conditionnent l’Homme malgré lui, combien il est heureux de rencontrer une Photographie Vraie, autrement dit un visage qui correspond à son essence. Le foisonnement des vignettes médiatiques, leur banalité, le plus souvent, constituent une manière d’égarement pour la conscience. Non seulement l’image n’est plus vue en son fond mais, prise sous le réseau incessant d’une invasive marée, une proposition en effaçant une autre, les Existants sont soumis à un constant évanouissement de ceci qui a été vu, qui vient grossir les flots indistincts de l’inconscient. Autrement dit rien ne demeure qu’une manière de désert, qu’une oasis dont toute eau a été asséchée, il ne reste qu’un sable illisible et quelques mirages qui flottent au loin, pareils à des linges d’indigo qui auraient été arrachés au peuple des Nomades. Mais nous ne filerons nullement la métaphore plus avant tellement l’évidence est massive d’une perte qui tutoie le non-sens. Beaucoup devrait être biffé de ce qui vient à la rencontre des yeux, ces puits disponibles à accueillir l’épreuve de l’être véritable, pour peu que sa consistance vienne à nous sur le mode de la révélation. « Révélation », certes le terme est religieusement connoté mais nullement à proscrire car c’est bien un fragment du « sacré », fût-il simplement de nature laïque, fût-il dirigé vers une conscience athée, dont il nous faut faire l’hypothèse, faute de quoi nous ne viserions jamais que des contingences, faute de quoi la pure immanence nous déborderait et, en quelque sorte, nous réduirait à néant.

    Car c’est bien le problème du multiple, de la pullulation, de l’insuffisamment déterminé, du chaotique, du sans-mesure dont les représentations médiatiques sont les vecteurs les plus confondants. Tout esprit humain, en sa nature essentielle, demande qu’à son cheminement, soient posés des orients, soient institués des amers, que se déploie la rose des vents, mais selon une direction bien affirmée, celle du Ponant, par exemple et, muni de ces précieux viatiques, l’essor pourra se poursuivre en avant de Soi, un futur trouvera les fondements et les raisons de son procès. Å toute progression il faut de la clarté. Å toute compréhension il faut ses prémisses signifiantes.

   Ce que nous voudrions aborder, avec la belle photographie d’Hervé Baïs, ce que nous avons nommé selon notre titre : « L’Homme de la Fine Mesure », laissant l’Homme dans l’ombre pour ancrer notre vision dans l’exactitude de cette « Fine Mesure » dont nous voudrions tracer quelques perspectives. Å première vue, la formulation paraît sujette à oxymore, « Fine » en sa donation intuitive, venant percuter une « Mesure », outil privilégié du Principe de Raison. Mais l’on s’apercevra vite que la contradiction apparente est la condition même qui donne accès à cette Image Vraie dont, toujours, nous devrions être en quête, bien plutôt que de nous perdre dans le marécage des clichés indigents et des propositions uniquement talquées d’apparence. Toute condition de possibilité repose sur ces deux pieds à la fois : une intuition vient nous livrer le point de vue de la sensibilité, une raison vient l’étayer qui lui donne ses assises les plus sûres.

   Mais que voyons-nous dans le geste photographique, dans la résultante qu’il nous propose ? Nous voyons une intuition-rationnelle ou une raison-intuitive, l’oeuvre se situant à leur exacte confluence, à leur plus mince jointure. Tout, en réalité, est unifié sous les auspices des facultés humaines. Il n’y a de scission Intuition/Raison qu’à l’aune de la logique qui a institué les catégories à des fins pratiques d’immédiate reconnaissance des choses soumises à notre entendement. Mais écartons-nous des postures théoriques pour ne regarder que l’image en soi et en explorer la richesse, richesse qui, avant tout, réside dans la simplicité de ses choix.

   Le ciel est de neige que précède une cendre grise, peut-être un orage se dessine-t-il sur la toile de fond de l’image ? Le mystère, la turgescence de la terre méditerranéenne, son surgissement en plein éther, une manière de juste effusion, c’est ce palmier largement déployé qui nous en fait le don. Un don sans retenue. Une dimension de pure oblativité. Le palmier en majesté est là, pour nous, rien que pour nous et c’est un peu comme si notre âme était requise à l’énigme de son apparition. Nulle rupture entre le Soi qui regarde et la chose qui est regardée.

 

Corps à corps.

Chair à chair.

Fibre à fibre.

 

Imminente présence de l’un,

le Voyeur, à l’autre, le Vu.

Voyeur/Vu, Vu/Voyeur

 une seule et même réalité.

Des visions gémellaires.

Des visions siamoises.

Des visions en miroir.

  

   Ici, dans le dépliage des palmes, dans leur généreuse manifestation, c’est l’intuition qui est sollicitée, un genre de perception avant-courrière, antéprédicative de ceci qui va venir à l’orée des choses visibles. Et ce que l’intuition développe, déploie largement, la raison en rassemble le divers sous l’espèce du stipe qu’architecturent les triangles réguliers, véritable mosaïque, des pétioles sculptés par l’homme, façonnés par l’habileté artisanale.

 

Palmes éployées : Esprit de Finesse.

Stipe armorié : Esprit de Géométrie.

 

   Notre œil fait la synthèse dont notre esprit métabolise la substance. Et, si, face au bel emblème du palmier nous faisons silence, c’est bien au motif de cette efflorescence interne qui tresse à notre insu, le tissage de notre compréhension.

   Mais le surgissement du palmier n’est pas le seul. Ou, plutôt, sa venue en présence est médiatisée par cette ligne diagonale qui traverse l’entièreté de l’image, dévoilant à nos yeux deux espaces complémentaires qui, à l’analyse, se disent selon le beau motif de la complétude, selon la ressource unique de l’osmose.

 

Le palmier n’est palmier

qu’à se dialectiser avec le mur.

Le mur n’est mur

qu’à se dialectiser avec le palmier.

 

   Réversibilité des apparitions, l’une féconde l’autre et ne vit que d’elle, et toutes deux fusionnent en une totalité, une unité, fins de tout mouvement dialectique. En termes pratiques et utilitaires, nous pourrions dire « que la boucle est bouclée », à la façon d’un cercle herméneutique qui parcourt l’ensemble des significations afin d’en tirer un Sens ultime, un genre d’Absolu, si l’on veut.

   Le mur par sa solidité même, par sa force de dense Matière fait du Ciel un pur Esprit, une fuite diaphane, une éternité s’opposant à la finitude des choses terrestres. Le Ciel est la demeure des Dieux. Le cube blanc de la Maison est le lieu où vivent les Hommes. Alors, comment ne pas vivre le palmier en tant que ce Médiateur qui met en coïncidence Hommes et Dieux, prose terrestre et poésie céleste ? Ici est le lien qui assemble l’image, ajointe ce qui apparaissait en tant que fragment. C’est au titre même de ces « oppositions confluentes » que l’image assure son assomption et se donne comme le lieu d’un irremplaçable Sens. Or le Sens est doué d’éternité en ce qu’il relie le divers et l’harmonise, l’arrache au souci d’une temporalité strictement humaine, pour l’ouvrir au geste même d’une transcendance.

   L’image matérielle fixée sur le papier pourrait bien disparaître que ceci n’entamerait en rien sa permanence au-delà même de la vision humaine, en des lieux dont nulle conscience ne pourrait tracer le chiffre. Une Idée tout en haut de l’éther est-elle assignable à autre chose qu’à elle-même ? Le songe dont notre esprit est occupé se traduirait-il sous le visage de l’esquisse ? Non, nous voyons bien que raisonner ainsi est raisonner à vide, que de l’Indicible l’on ne peut rien dire ou bien alors proférer au risque de le vider de sa substance. Mais que nul n’aille s’abuser, ici le vocale de « transcendance » ne vise nul « Transcendant », nul Dieu, mais le mouvement même par lequel l’humain, se libérant de ses soucis existentiels, s’élève en direction d’une Pensée, d’une Méditation, de l’Art en son inimitable hauteur.

   Tout se dit à même l’image sans réserve.   Tout se dévoile avec générosité en même temps que discrétion. L’ombre portée d’une buse d’évacuation d’eau joue une identique partition à celle du stipe du palmier. Comme si les deux formes voulaient symboliser une même signification : la verticalité de plomb qui règne sous les ciels du Sud, là même où, bientôt, commencent les vastes étendues du Désert. Ce prélèvement d’un fragment du réel est tout sauf gratuit. Il n’est pas un détail dans le paysage. Il n’est pas un mot isolé qui se serait détaché de l’espace du langage. Certes, il est bien un vocable minimal, condensé, qui s’énonce selon Ciel, Palmier, Maison, Mur, Buse mais, pour autant, il ne demeure nullement dans le cadre étroit que l’on serait en droit de supposer. Observant l’image, Nous les Voyeurs ne sommes pas une conscience vide en laquelle rien ne se serait déjà imprimé. Nous sommes de vraies bibliothèques qui avons archivé des milliers de souvenirs, d’impressions, de portraits, de lumières et d’ombres, bref des images à foison, des représentations à l’infini qui ne demandent jamais qu’à être réactualisées, portées à la clarté du jour.

   C’est pourquoi les figures de l’image en appelleront d’autres, homologues, par simples associations d’idées. Peut-être le palmier nous renverra-t-il à la Palmeraie d’Elche, ce bout d’Afrique tombé, tel un météore, sur un coin de la Péninsule Ibérique ? Peut-être le gris du ciel, sa mouvance interne, ses puissances secrètes feront-ils signe en direction d’Almeria, lors des chauds étés, lorsque l’orage menace, que l’air devient lourd telle une gueuse de fonte ? Peut-être le cube blanc du bâti nous fera-t-il songer à ces Villages Blancs d’Andalousie, l’âme même de cette belle région, songer à Setenil de las Bodegas avec ses maisons construites dans la roche, avec ses ruelles, ses grappes de cafés et de restaurants ? Songer à Mijas, ses rues en pente avec vue sur la mer, avec ses pots de fleurs Bleu-Ciel accrochés aux façades ? Songer à Zahara de la  Sierra avec son village perché qui se reflète dans les eaux claires du lac situé en contrebas ? Et le mur blanc crépi grossièrement à la chaux, sa hauteur, sa face aveugle, ne nous transporteront-ils devant ces majestueuses Alcazabas, ces forteresses étincelantes, sises tout en haut de leurs collines, comme à Grenade, à Malaga, à Mérida ?  

    Certes, cette Palmeraie, ces Villages, ces Alcazabas ne sont nullement présents « en chair et en os » à la manière dont un réel nous enserrerait dans les mailles de son effectivité.

   Mais c’est bien la vertu du langage que de partir d’un mot et de jouer avec la constellation lexicale qui l’entoure de ses orbes multiples.

   Mais c’est bien la vertu de l’imaginaire que de faire se succéder des myriades de représentations à partir d’une seule.

   Mais c’est bien la vertu de la Photographie, surtout lorsqu’elle est vraie, que de poser devant nous le vaste musée où se donneront à voir les images-sœurs, les réverbérations de ceci même qui ne vient à notre rencontre qu’à s’essaimer, qu’à rayonner, qu’à ouvrir la dimension inépuisable d’une sémantique active, lieu même où la rencontre de notre être propre avec le divers qui l’entoure connaît l’espace de sa révélation.

   Donc « L’Homme de la fine Mesure » est celui dont l’œil, exercé à opérer des choix, sait intuitivement ne retenir du paysage que le vocabulaire strictement nécessaire à son énonciation. Ces quelques simples et rares voix qui s’en détachent, créent les harmoniques au gré desquels se déclinera la polyphonie des tonalités dont notre attente est toujours en quête afin que, s’ouvrant aux dimensions d’un Monde dilaté, notre esprit lui-même, par effet de simple mimétisme, puisse voir dans la goutte d’eau, la pluie ; dans la pluie, le nuage ; dans le nuage, la vaste étendue océanique sans laquelle ni eau, ni pluie, ni nuage n’existeraient, pas plus que nous n’existerions, simples coléoptères cloués sur la planche de liège de l’entomologiste.

 

Car vivre n'est nullement végéter

et s’enclore dans l’enceinte

de son propre Soi,

mais, telle la Belle Image,

saisir le sens du dehors et,

le ramenant à Soi,

s’accomplir en

tant que ceux

qui questionnent.

 

 

 

 

 

 

 

Partager cet article
Repost0

commentaires

Présentation

  • : ÉCRITURE & Cie
  • : Littérature - Philosophie - Art - Photographie - Nouvelles - Essais
  • Contact

Rechercher