Roadtrip Iberico…
Castillo de Santa Catalina…
Tarifa…
Photographie : Hervé Baïs
***
Si j’étais Poète
J’aurais en tête
De franchir
Les montagnes
De partir
En Espagne
D’y trouver
Château
Au plus haut
Au plus haut
D’y écrire Poésie
Dans le Gris
Dans le Gris
Je traverserais la frontière,
irais du côté de Port Lligat,
mon château n’aurait pas
d’œuf sur le toit,
à la manière de Dali.
Je longerais la mer,
irais à Barcelone,
mon château n’aurait pas
de minarets,
à la manière de Gaudi.
Je passerais à côté
du Désert de Tabernas,
irais à Grenade,
mon château n’aurait pas
la superbe de l’Alhambra,
à la manière d’Andalousie.
J’irais du côté de Tarifa
Sur le Cerro de Santa Catalina
Mon château
Serait une forteresse
Un terreau
Pour la tendresse
Un lézardeau
Pour la paresse
Un vaisseau
Pour l’ivresse
Mais n’étant pas poète
La suite de ma quête
Si je l’ose
Sera en prose
En prose
***
Le ciel est gris, uniformément gris, pareil à une toile sombre flottant au plus haut. La butte de terre est grise, identique à ces beaux sols de tourbière d’Irlande. Les échauguettes sont grises, on dirait les colonnes de cierges que lisserait la lumière rare d’une crypte. Les murs du Castillo flottent entre le gris léger, le blanc à peine affirmé. Un dire secret, une parole retenue en soi comme si cette citadelle, partiellement détruite, voulait conserver, en elle, au plus profond, le mystère de ses ténébreux Hôtes, peut-être de ses Martyrs. Peut-être une écriture de ces âmes évanouies voudrait-elle apparaître sur la bannière muette du ciel ?
Si j’étais Poète, à l’intérieur de l’énigmatique bâtisse, j’aurais dressé des murs de paix et de silence, j’aurais tapissé la chaux des cloisons de milliers de mots, taciturnes oriflammes ne témoignant que d’eux-mêmes ; les Hommes, au loin, sont si préoccupés d’eux que leurs oreilles sont bouchées de cire, leurs yeux aveuglés d’envies polychromes. Contre la pure vanité des choses,
si j’étais Poète, j’aurais déclamé,
en voix silencieuse,
les hantises qui m’habitent,
j’aurais imprimé sur le cuir de ma peau,
plus d’une ode disant la Beauté du Monde,
la longue sollicitude des âmes perdues,
l’affliction des Peuples solitaires,
j’aurais gravé à la cimaise des jours
les plus effectives phrases d’humanité,
celles qui abrasent la barbarie
et donnent à l’Homme son visage
le plus clair, le plus épanoui,
le plus disponible à la cause des Autres.
Si j’étais poète, du fond de mon alcôve grise, j’aurais peint toute la palette des gris, cette douce effusion, ce juste milieu entre la réserve du Noir, le cri du Blanc. Gris de la médiation, il est la juste parole à s’adresser à Soi, puis à diffuser à Ceux et Celles qui voudront bien en recevoir le baume infini : l’Amante dans le pli blanc de son lit, le Petit Enfant qui joue innocemment à la marelle, l’Astronome qui, la tête dans les étoiles, est la réverbération même des constellations, celui qui nous rapporte le chant des étoiles, celui qui ouvre nos yeux au scintillement d’Andromède, au pointillé de clarté de Chariot.
Du plus profond de mon refuge, si j’avais été Poète, j’aurais tracé toute la climatique des sentiments humains :
Le Gris-Argile du bonheur à peine venu ;
le Gris-Étain des ciels de Paris,
il abrite, en ses mansardes,
la délicatesse des ébats amoureux ;
le Gris-Acier, celui qui luit au fond
des yeux des Hommes justes
et clairement déterminés ;
j’aurais dit le Gris-Lin, je l’imagine
doublant le revers de ma peau,
Mère attentive m’enveloppant
de la soie de son regard ;
si j’étais Poète, je dirais le Gris-Souris
des yeux d’une Belle, cette invite
au songe le plus précieux ;
je dirais le Gris-Plomb
des jours mélancoliques ;
je dirais le Gris-Châtaigne
où se lève un peu
de l’admirable clarté solaire ;
je dirais le Gris-Grège,
celui de la réminiscence,
pareil à ces photographies sépia,
on y lit sa vie avec émotion ;
je dirais enfin le Gris-Gris,
cette manière d’Absolu
qui nous replace au sein
même de qui nous sommes,
dans cette dette de vivre qui,
tout autant, est luxe d’exister.
Santa Catalina de Tarifa, ceinturé de sa belle barrière grise, haut perché sur son promontoire, je l’aperçois, certes selon la Prose mondaine, mais aussi tel un signe venant tout droit du lointain Azur des Poètes, cette parole retirée dans un illisible firmament, nos Commensaux n’y devinant plus qu’un bavardage inutile, une parole usée, des mots poncés à blanc par des millénaires d’usage dont il ne demeure guère qu’une vague trame, que des trous par lesquels s’enfuit le Langage. La blessure est mortelle qui fait de la Poésie un simple mannequin à ranger dans un sombre réduit de l’Histoire. Notre présence à nous, Mortels sur cette Terre, trouve son fondement dans l’épopée pluri-millénaire de l’Iliade et de l’Odyssée, ce geste immémorial qui, tel un vivant archétype, grave sur nos fronts insoucieux
la beauté infinie du Langage,
reflet infini de la beauté du Monde.
Notre actuelle civilisation a renié l’élégance, la discrétion du Gris pour lui substituer la déflagration polychrome et mortelle telle que surgissant des petites « Boîtes Magiques ». Mais la magie a ceci de vénéneux que celui qui s’y abîme ne fait que s’aliéner, estimant, pourtant, par ce pur geste de mode, s’accomplir au-delà de toute espérance.
Si j’étais Poète, depuis ma tour d’ivoire de Santa Catalina, tel le sémaphore qui, de point en point de la côte, faisait passer son message afin que les Hommes puissent vivre en paix, j’écrirais, tout le jour durant, toute la nuit aussi, des tresses de mots qui, certes partiraient en fumée, souhaitant seulement que du Gris s’élève, encore et toujours, le Gris. Et puisqu’il y a, selon moi, homologie du Gris et de la Poésie, je laisse volontiers la parole à un Vrai Poète, lui, Louis Aragon dans « Est-ce ainsi que les hommes vivent ? » :
« Le ciel était gris de nuages
Il y volait des oies sauvages
Qui criaient la mort au passage
Au-dessus des maisons des quais
Je les voyais par la fenêtre
Leur chant triste entrait dans mon être
Et je croyais y reconnaître
Du Rainer Maria Rilke. »
Le ciel gris, le ciel de la poésie, était traversé par le cri des mots (celui des oies sauvages), ces mots qui « criaient la mort au passage », le Poète Aragon en était transi, pénétré jusqu’en son intime car les mots qui se dissipent en l’air sans être entendus sont perdus pour le Poète, certes, mais aussi pour tous ceux et celles qui n’habitent pas en poésie, pour ceux qui, oublieux des signes premiers de l’Homme s’égarent en des corridors sans issue. Alors, oui, il faut convoquer Rainer Maria Rilke, ce Prince des Poètes, entendre sa plainte et savoir reconnaître toute la douleur qu’il y a à créer, à poser sur la page blanche (ce linceul parfois !) la braise éteinte des mots, à peine une cendre grise que le Néant reprend en soi. Ce qu’il dit dans « Vergers » (ces puissances de fructification, ces nourritures pour l’Homme) :
« Comme un verre de Venise
sait en naissant ce gris
et la clarté indécise
dont il sera épris… »
Oui, Venise, la belle Ville des Doges sait le Gris, le gris de la lagune, le gris du ciel qu’on dirait de fine ardoise, ces gris posés sur l’hésitation du jour, ces gris qui jouent avec les Vers du Poème, avec les Verres de Murano travaillés dans l’intime clair-obscur de la conscience artisanale, laquelle se sait elle-même à l’aune précisément de cette lumière discrète qui est la clarté même de l’âme, sa vibration de cristal. Cette lente effervescence, cette sève inapparente qui sourdent des choses, cette matière quasiment spirituelle, seul le Gris les rend possible, seul le gris les porte à l’éclosion. Certes Murano est connue, en premier lieu, pour sa maîtrise des couleurs, parfois pour son exubérance d’arc-en-ciel, pour le déploiement sans limite de sa polychromie. Mais cette symphonie colorée est la face qui est à montrer aux Touristes afin de les séduire, elle ne correspond nullement à l’essence du lieu qui est d’essence bien plus modeste, longée d’ombres bien plutôt qu’affligée d’une exténuante lumière.
Nature morte au pichet et poêle Vase en verre de Murano
Jean Roll (1966) Source : designitaly
La haute colonne du « Faro » (le phare) se réverbère dans les eaux grises du Canal, tout comme le Palais de la Mula, tout comme la place Campo San Bernardo où, sur les pavés de pierre, se reflète la gorge grise des pigeons, ces emblèmes de Venise, cet envol gris dans le ciel ensemencé d’une belle douceur aquatique. La trop vive couleur, l’éclat exubérant des différents plans de la Cité ne sont le signe de nulle joie, seulement un écho du « Cri » de Munch poussé vers la boule incandescente du soleil. Non, à la Poésie, à la Peinture aquarellée qui se voudra intimiste, il faut
la délicatesse de la touche,
l’à peine venue de ce qui est,
un murmure plutôt
que symphonie vocale.
La belle Nature Morte de Jean Roll (« Je n’aime pas beaucoup le mot de « nature morte ». Je lui préfère le mot allemand « Stilleben » car ce que j’aime, c’est la vie tranquille et secrète des objets.», disait-il, cette « Stilleben » donc, fait le lien avec la photographie à l’économie esthétique d’Hervé Baïs, avec la sobre Poésie de Rilke.
C’est ceci qu’il faut bien comprendre,
le Gris est l’espace d’entre les espaces,
le gris est le temps d’entre les temps,
le gris est le juste sentiment
d’entre les sentiments.
Toujours nous, Humains, sommes
de cette nature de « l’Entre »,
entre le jour et la nuit,
entre la lumière et l’ombre,
entre Naissance et Mort,
simples phrases un jour commencées qui,
avant même leur chute,
ne vivent que dans l’intervalle.
L’intervalle du gris.
Là est notre refuge, notre repos,
là est cette accalmie de lave grise,
de galet poli,
de plaque de zinc
que lisse le doux
regard du ciel.