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20 septembre 2023 3 20 /09 /septembre /2023 09:52
D’une vision dionysiaque du réel

Crayon : Barbara Kroll

 

***

 

   Assurément, dans un premier geste de la vision, face à ce « crayon » nous pensons être en présence d’un gribouillis d’enfant, d’une simple fantaisie posée sur l’innocence de la feuille. Tout nous incline à cette interprétation immédiate : le peu d’assurance du graphisme, le jeu des lignes comme semé au hasard, la biffure rouge de la tête, les lianes de la chevelure grossièrement évoquées. Cependant, un regard plus attentif ne tardera guère à remarquer, sous l’apparente désinvolture, la maîtrise du geste graphique, l’exactitude de la forme féminine se montrant à nous sous les auspices d’un dépouillement, d’une décision originelle, une esquisse qui peut-être demeurera dans cette posture approximative, peut-être trouvera le chemin d’une réalisation plus accomplie. Ce n’est nullement cet aspect formel qui nous retiendra mais bien plutôt la symbolique qui en traverse l’effectuation.

   Si, par le biais des analogies, nous cherchons à décrire l’événement que constitue ce dessin à peine ébauché, alors notre imaginaire, sans délai, se peuplera des images suivantes. Vision d’une combe, d’un ravin, d’une faille, peu importe, à la seule condition que, de ce regard porté sur ces choses posées là-devant, ne ressorte que du flou, de l’imprécis, du confusionnel, de l’embrouillé.

 

De l’inextricable si vous voulez

mais acquis à quelque bonheur,

du sibyllin mais semé d’ivresse,

de l’illisible mais poudré d’extase,

de l’incompréhensible mais animé

en son intériorité du feu de la joie.

 

   D’une joie sauvage, indescriptible, sans frontière, sans foi ni loi. Tout est libre de soi qui ne connaît nulle entrave. Le Printemps est là qui recommence le cycle des saisons. Le Printemps qui s’immisce dans les corps des Hommes et des Femmes, les met sous tension, les gonfle de désirs turgescents, dilate au plein de leur chair de radieuses perles séminales.

   Ils sont, Les Printaniers, tels des fleuves, des flux et des reflux, des remous et des tourbillons, ils sont des vortex par où le vaste Monde lui-même menacerait d’être englouti s’il n’était régénéré par cet infini mobilisme, cet exubérant vitalisme, cette effusion de soi dans le vaste sein de la Nature. Ceux, Celles qui font la fête, sous leurs déguisements, ne sont nullement reconnaissables, sur leurs visages les ruisseaux pourpres du vin dessinent d’étonnantes fleurs de sang. Ils sont tout près de la terre, comme si, d’un instant à l’autre, ils pouvaient y retourner, nullement pour mourir, mais pour y puiser les graines d’une nouvelle germination, en réalité d’une « re-naissance », d’un Éternel Retour à Soi depuis le lieu même de son corps parcouru d’étranges irradiations, un éclair pourrait s’y allumer, une foudre en surgir. Enfin une manière d’éternité puisée à la source printanière, dont le sifflement égrillard d’une flûte de Pan signerait la résurgence,

 

ici et maintenant,

en ce moment de débord,

de pure exaltation de Soi,

de jaillissement hors de

ses propres limites.

  

   Oui, ce dessin jeté à la hâte sur le vélin, comme s’il voulait en traverser la trame, en percuter les grains, oui ces hachures de graphite, oui cette liane de sang qui biffe la tête (à moins qu’il ne s’agisse du sang de la vigne), oui ces tracés pleins de vie et de bouillonnement nous installent d’emblée parmi les images des Anciens Grecs, parmi ces fameuses Dionysies qui rythmaient, sous une forme violemment orgiaque, les rites de populations encore soudées à la Nature, dédiées au culte de la grappe, adoratrices des pampres, courtisanes empressées des vendanges, cette évocation si intense du flux vital, de la nécessité de le fêter périodiquement, de faire retour vers un Temps originaire, archaïque, doué des valeurs les plus hautes, ce qu’un temps profane ne pouvait donner, lui dont les rouages n’avaient plus nul souvenir du lieu et de l’instant de sa naissance. Et si, initialement, nous faisons venir Dionysos, c’est seulement en raison de la forme « aporétique » de ce dessin qui paraîtrait, dans sa brisure, sa fermeture, sa violente occlusion, faire signe en direction de « La Mort de Dieu », ce concept nietzschéen trop souvent interprété d’une manière inadéquate.

   Cette mort, beaucoup l’ont interprétée en tant que la mort du Dieu des Chrétiens. Double mort, si l’on peut dire. Première mort liée à l’étrange phénomène de l’incarnation, Dieu se faisant homme chute de l’éternité pour connaître la temporalité close de la finitude. Seconde mort : mort de Dieu crucifié en la personne du Christ. Mais, pour l’auteur de « Zarathoustra », cette mort est trop christique, trop liée au dogme d’une religion tombée dans le séculier. Il faut voir autrement, il faut rétrocéder en un temps originaire, un temps archaïque, celui-là même immergé dans l’immédiateté donatrice de la Phusis, dans le surgissement des Choses à même leur étonnante déclosion. En philologue averti, le natif de Röcken, voit les choses d’une façon plus primitive, lui le fougueux, l’impétueux, le bouillant interprète de la Grèce archaïque, le familier des Présocratiques, celui qui nourrit de nombreuses affinités avec Héraclite, avec son être en perpétuel devenir, avec son concept du tout qui se meut sans cesse, sa pensée que nulle chose ne demeure en ce qu’elle est, qu’elle passe toujours en son contraire, avec son ressenti d’une constante polémique du réel « Toutes choses naissent de la discorde », le Père du « Gai Savoir » ne pouvait que solliciter l’exubérance d’une existence dionysiaque, laquelle contrastait en tous points avec la sagesse, l’harmonie d’une vie apollinienne.

   Malgré la longueur de la citation, qu’il nous soit permis de livrer au Lecteur, à la Lectrice, cet extrait du « Gai Savoir » qui dit le tout de la pensée nietzschéenne sur le point qui nous occupe, en même temps que ce singulier et admirable langage atteste de la puissance du génie de son Auteur :

   « Dieu reste mort ! Et c’est nous qui l’avons tué ! Comment nous consolerons-nous, nous, les meurtriers des meurtriers ? Ce que le monde a possédé jusqu’à présent de plus sacré et de plus puissant a perdu son sang sous notre couteau — qui effacera de nous ce sang ? Avec quelle eau pourrons-nous nous purifier ? Quelles expiations, quels jeux sacrés serons-nous forcés d’inventer ? La grandeur de cet acte n’est-elle pas trop grande pour nous ? Ne sommes-nous pas forcés de devenir nous-mêmes des dieux pour du moins paraître dignes des dieux ? Il n’y eut jamais action plus grandiose, et ceux qui pourront naître après nous appartiendront, à cause de cette action, à une histoire plus haute que ne fut jamais toute histoire. » - Ici l’insensé se tut et regarda de nouveau ses auditeurs : eux aussi se turent et le dévisagèrent avec étonnement. Enfin il jeta à terre sa lanterne, en sorte qu’elle se brisa en morceaux et s’éteignit. « Je viens trop tôt, dit-il alors, mon temps n’est pas encore accompli. Cet événement énorme est encore en route, il marche — et n’est pas encore parvenu jusqu’à l’oreille des hommes. Il faut du temps à l’éclair et au tonnerre, il faut du temps à la lumière des astres, il faut du temps aux actions, même lorsqu’elles sont accomplies, pour être vues et entendues. Cet acte-là est encore plus loin d’eux que l’astre le plus éloigné, — et pourtant c’est eux qui l’ont accompli ! » - On raconte encore que ce fou aurait pénétré le même jour dans différentes églises et y aurait entonné son Requiem æternam deo. Expulsé et interrogé il n’aurait cessé de répondre la même chose : « A quoi servent donc ces églises, si elles ne sont pas les tombes et les monuments de Dieu ? »

    Quelques rapides commentaires afin que le texte de Nietzsche ne demeure en friche, incompris, gauchi dans le message qu’il veut nous adresser, lequel n’est rien moins que « vital », à savoir ce « qui concerne, constitue la vie », donc en détermine l’essence.

   « Dieu reste mort ! Et c’est nous qui l’avons tué ! ». Étonnante formulation que celle-ci, dans son emploi de « reste », comme si, de toute éternité, les Hommes avaient accompli le meurtre de Dieu en raison même d’une incapacité de s’élever vers lui, de le reconnaître en tant que Dieu et ceci pour le reste des temps à venir.

   « de plus sacré et de plus puissant », c’est bien ici la force subversive, transgressive, tellurique de ce dieu étranger, porteur de mystères, initiateur d’extases qui est salué en tant que ce qui est le plus précieux pour les Hommes qui en célèbrent le culte. 

   « l’Insensé », celui qui a perdu ses sens, celui que la vision, dans une rue de Turin, d’un cheval battu (figure dionysiaque s’il en est) , plonge dans la plus grande des afflictions, puis, finalement, entraîne dans une folie dont, jamais, il ne se relèvera. Chacun, chacune, aura compris que l’Insensé est la figure transposée de celle de Nietzsche lui-même.

   « Je viens trop tôt », oui, c’est le lot des Prophètes, des Visionnaires, des Oracles, c’est le prix à payer des Zarathoustra, les trop-tôt-venus dont la lanterne n’atteint nullement le peuple des Égarés, ceux dont les yeux ont des œillères, dont les oreilles sont operculées de bouchon de cire.

   « Il faut du temps à l’éclair et au tonnerre », comment ici ne pas reconnaître le visage dissimulé mais cependant très apparente de Zeus, ce dieu des dieux que le regard des Hommes n’atteint plus ?

   « les tombes et les monuments de Dieu », il faut se détourner de tous les dogmes religieux, déserter les églises, retourner aux rites agraires, champêtres, fêter le sol et sa prodigalité, sa promesse de croissance, renouer avec le cep noueux qui, bientôt, portera les grappes, le suc rouge dont on s’enduira le corps, manière de régénération naturelle, de retour aux sources, de possibilité de renaître de Soi.

   La richesse des Présocratiques était totalement incluse dans cette immédiateté ontologique, dans cette plongée dans l’indéterminé, le fougueux, le chaotique, faire de son propre cops une simple racine en contact avec le primordial, l’élémental, l’originaire, ce en quoi trouver la force de croître, de devenir arbre aux larges ramures, tronc rugueux, feuillaison tutoyant de célestes hauteurs. Ce que les Présocratiques avaient instauré en tant que fondement de l’Humain en sa plus effective présence, voici que les Post-Socratiques en sapaient les bases, mettant, en lieu et place de Dionysos, la haute et apaisante figure d’Apollon, lui, le Lumineux, celui qui conduit le char du Soleil, le dieu des Purifications, le médiateur des Arts, celui qui favorise Poésie et Musique. Ce faisant, les successeurs de Socrate avaient substitué

 

à la folie la raison ;

 au rugueux le lisse ;

 au terrestre le céleste ;

au débridé la Sagesse,

 

   occultant en ceci le côté ténébreux du dieu vengeur qui déchaîne les épidémies. En tout Homme, comme en tous dieux, ceux-ci, par leur côté humain, se haussent tout en haut des vertus, mais chutent parfois dans les douves de la faiblesse, du désordre, peut-être du libertinage, toutes « vertus » attribuées au rustique Dionysos, celui dont le nom signifiait « deux fois né ». En effet, selon la légende, Dionysos est né deux fois, c’est un dieu dithyrambe, il a franchi deux fois les portes de la vie. C’est pour cette raison que le symbolisme de la grappe lui a été associé, cette grappe uniquement née afin de mourir pour renaître en vin, ce sang qui irriguait de manière jugée aujourd’hui insolente, les célèbres Dionysies.

   Cette toute puissance de l’énergie dionysiaque irrigue en profondeur toute l’œuvre de Nietzsche, Éternel Retour d’un temps cyclique qui n’est autre que le temps sacré, le temps hiérophanique au terme duquel convier sa propre palingénésie, laquelle se livre aux Hommes selon une création infinie, une manière de volonté démiurgique, laquelle, parfois, se paie au prix fort de la folie. Ce que Nietzsche reprochait à la vision apollinienne du Monde à partir de Socrate, c’était cet affadissement, ce nivellement du réel, cette mise sous le boisseau de l’énergie passionnelle qui ne se résolvait qu’en morale triste, cette « moraline », cette morale chrétienne dominante des bien-pensants, cette inclination bourgeoise acharnée à dissimuler, sous le tapis, la nature sulfureuse de ses vices les plus maléfiques, les plus délétères, ferments, s’il en est, des pires apories qui se puissent concevoir, mais aussi creuset d’une existence plurielle, foisonnante, polyphonique, un geyser éclatant à la face du Monde, lui donnant ses couleurs, lui attribuant un rythme, le dotant de ces scansions qui sont le battement même de la Vie, son effusion, son éternel vitalisme.

   Ce long détour dionysio-apollinien n’avait pour but que de conférer un cadre interprétatif au dessin de Barbara Kroll. Son esquisse énigmatique, la violence de son graphisme, la puissance avec laquelle elle surgit du fond du subjectile, tous ces signes hautement visibles, nous les avons reportés à une vision strictement dionysiaque du geste esthétique. Et c’est sans doute à ceci que nous invite l’Artiste en nous imposant (nous proposant ?) cette manière de cariatide nue ne soutenant nul autre chapiteau qu’elle-même en cette vigoureuse surrection, elle nous fait penser à ces attributs sexuels gigantesques, les phallophores qui, en tête des cortèges dionysiaques étaient censés représenter, de façon totalement prosaïque, mais combien réelle, l’exubérance de la Vie, son aspect continûment créateur, ses excès qui, toujours se soldaient par la mort, phénomène que les Dionysies étaient censé annuler au titre de cette mystérieuse renaissance dont le temps toujours renouvelé était l’incontournable fondement. Oui, tout ceci, pour nous, peut se lire au travers de cette œuvre qui ne semble dictée que par l’impulsion, le débordement énergétique, la dilatation d’un naturel enthousiasme, le saut à même la vie dans ce qu’elle présente de plus impétueux, d’indompté, de ruades, tel ce cheval de Turin dont la simple vue foudroie le Génie.

 

Oui, la vision nietzschéenne est belle.

 

Oui, la vision socratique est belle.

 

   Car, rien sur notre Terre, ne se donne sous le sceau de la simple et univoque unité, le pluriel nous habite et fourmille telle la plurivocité qui nous ait, tantôt Êtres de ceci, Êtres de cela. Ceci est inscrit, tel un puissant archétype dans la cire ambivalente de notre psyché. Et nous flottons, « deçà, delà », telle la feuille verlainienne au Noroît d’automne, sans doute à notre insu, en direction de ce qui se donne pour notre Destin, toujours un entier mystère !

 

 

 

 

 

 

 

 

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