Peinture : Barbara Kroll
***
Comme dans nombre de mes écrits, ce sera, une fois de plus, le principe de l’analogie qui nous servira d’entrée en matière. Ce que, parfois, le réel échoue à dire, pour des raisons de complexité, la comparaison le délivre sous une forme symbolique directement assimilable, immédiatement compréhensible. Ici, le problème de l’Altérité qui sera abordé, se manifestera au travers de l’image de l’Archipel, ce naturel éparpillement géographique, ce saupoudrage au milieu des flots bleus de la mer se pouvant en tout point comparer à l’étrangeté de la figure de l’Autre, cette étonnante mosaïque, ce bizarre puzzle qui, malgré nos tentatives d’en unifier la vision, s’égare toujours, ce visage, en une manière de pluralité qui nous échappe. C’est bien là, sinon la matière d’une aporie, du moins le lieu d’un constant égarement de qui-nous-sommes par rapport à ce qui, n’étant pas nous,
est toujours hors,
est toujours au-delà,
est toujours la texture
d’un indéfinissable.
Si, une fois de plus la peinture de Barbara Kroll nous questionne sous les traits de ce masque humain plâtreux, semblable au moulage de quelque célébrité posant pour la postérité, c’est moins en son titre formel qu’en sa consistance ontologique singulière. Qui est-elle donc, elle qui nous toise depuis la meurtrière de son anonymat ? Qui est-elle pour elle ? Qui est-elle pour nous ? Donc, la procédure comparative nous appellera à évoquer les contours de cette « Étrangère », sinon sa riche intériorité, au moyen de ce bel Archipel Finlandais dont le semis d’îles parsème la vaste étendue d’azur de la Mer Baltique.
Homologie de notre ressenti
du phénomène de l’Altérité et
de ce poudroiement de terres
émergeant à peine de
la grande nappe liquide.
Et l’on ne se lassera nullement de décrire, dans des termes faisant signe vers la pure beauté, de décrire donc ces chapelets d’îles aux noms chantants que nous imaginerons prononcés par quelque Finlandaise Poétesse de la Mer et de ses profonds mystères.
*Écoutons l’île de Kaunissaari, Pyhtää ,
« L’île de beauté » poudrée de
plages de sable blanc.
Écoutons les Îles Pellinge, Porvoo,
regardons le motif de leur
danse du feu ancestrale.
* Écoutons la rumeur marine
de Suomenlinna-Helsinki,
découvrons ses collines
vertes surplombant la mer.
* Écoutons fredonner Pentala, Espoo,
cherchons à deviner
la pureté de son lac,
de sa plage sauvage de sable blanc.
* Écoutons la voix de drap blanc
de Jussarö, Tammisaari,
l’île fantôme de Finlande.
*Écoutons le froissement du vent
qui traverse le château médiéval
de Nauvo, Parainen.
* Écoutons le soleil parcourir,
à la manière d’une caresse,
Åland, celle que l’on nomme
« la terre fluviale ».
* Écoutons Reposaari, Pori,
prêtons l’oreille aux longs
craquements de ses
bâtisses de bois.
* Écoutons le doux clapotis
des eaux des lagons de
l’Archipel de Kvarken, Vaasa.
Écoutons le cri des barges
à queue noire survolant
le miroitement des dunes
à Hailuoto, Oulu.
Oui, nous avons tout écouté,
mais avons-nous seulement entendu ?
Oui, nous avons vu,
mais avons-nous seulement regardé ?
Oui, nous avons senti,
mais avons-nous réellement éprouvé ?
Si, par un simple trait de notre esprit, nous prenons de la hauteur, si nous immobilisons la quête de nos yeux sur cette partie infime du Golfe de Botnie, qu’y apercevons-nous d’autre que ces taches de verdure, ces sols terreux, ces vagues contours qui tracent la légende d’une illisible géographie, qui posent en nous plus de questions que nous ne pourrons jamais en résoudre la confondante complexité ? Nous demeurons au bord de la question sans jamais en pouvoir franchir les hauts murs, en traverser la mutité de fortin. Nous demeurons HORS et c’est bien ceci qui aiguillonne notre désir de connaître. Y a-t-il une logique qui relie entre elles, la beauté de Kaunissaari, Pyhtää, la solitude de Jussarö, Tammisaari, le multiple chant ornithologique de l’Archipel de Kvarken ? Nous voyons bien que ces questions sont insolubles, que la pluralité de ce réel nous égare au même titre que nous égare la présence de cet Autre dont nous n’obtenons jamais que quelques clichés épars disséminés au hasard du temps, dans l’anonymat de l’espace. L’Autre, par définition, nous le butinons, prélevant ici un peu de nectar, plus loin un peu de pollen avant que tout ne s’éparpille dans l’illisible marche aveugle des destins particuliers.
L’étrangeté presqu’insulaire est un
halo de l’étrangeté humaine,
une réverbération,
une sorte de facsimilé.
Ce que le réel nous dissimule, le symbole nous l’octroie à la force de sa représentation. Cependant il serait naïf de croire qu’apercevoir des genres de passerelles entre les îles nous installerait de facto dans le site de compréhension de la dimension humaine. Certes le symbole aiguise notre intuition, il ne peut prétendre pour autant nous livrer toutes les clés herméneutiques de décryptage du hiéroglyphe humain. Ce dernier est d’une autre nature. Voyant l’Archipel Finlandais, en quelque sorte je vois la figure selon laquelle s’ordonne la complexité humaine. Peut-être la danse du feu ancestrale de Pellinge, Porvoo nous aidera-t-elle à nous approcher du feu qui couve en « Masque Ambigu » (tel sera le nom de la figuration krollienne), ce feu follet, flou, équivoque, ce ballet qui, une fois dit sa texture, une fois nous l’ôte comme s’il était devenu braise éteinte, puis cendre.
Peut-être la rumeur marine de Suomenlinna, Helsinki nous disposera-t-elle à entendre l’imprononcé, l’indit de la parole silencieuse de « Masque ». Mais, ici, pensez à ces Pierrot tristes, à ces faces blêmes des masques de Mimes, ils expriment dans leur rigidité de celluloïd une vérité inhérente à l’humain, son constant retrait de Soi en d’inaccessibles douves. Qui s’y aventurerait le ferait au risque de Soi, c’est-à-dire au danger de se perdre en l’Autre, au péril de son propre effacement, de sa possible disparition. Car s’il y a un réel problème de l’Altérité (et parions sur celui-ci), il ne se peut mesurer qu’à l’aune des positions respectives des Présences, lesquelles ne supposent nul empiètement des formes l’une sur l’autre, affirment le caractère de non miscibilité de principes nécessairement séparés, différents. De Toi à Moi, un abîme se creuse dont ni l’amitié, ni l’amour, ni la compréhension, ni la charité ne pourront combler le hiatus car il en est ainsi de l’événement anthropologique que les Monades sont à elles-mêmes leur principe et leur finalité. Contrairement aux idées reçues elles ne communiquent pas ou, si elles échangent, ce n’est que dans la superficie, le discours vite clos, la vive effraction puis le repli. Il y a d’indépassables évidences.
« Précurseur » du Diagramme de Venn
Si la théorie des Ensemble nous montre l'intersection de deux formes dans un diagramme de Venn (voir schéma ci-dessous), une appartenance de deux systèmes autonomes signant l’apparition d’un tiers inclus, ceci est bien entendu une vue de l’esprit qui ne saurait facilement se transposer dans le cadre de la réalité humaine. Cette dernière, la réalité humaine, ne postule que le tiers exclus au simple motif que ni les corps, ni les âmes ne sont miscibles, que nulle osmose ne peut les affecter, que ce sont des singularités absolues dont le constat le plus effectif est bien celui de la Tragédie des Hommes abandonnés à leur sort sans qu’il leur soit existentiellement possible d’enfreindre cette Loi de la Nature :
un chêne n’est pas un olivier
qui, à son tour, n’est ni
un aulne ni un bouleau.
Chacun inclus en son écorce,
chacun posé sur ses propres racines,
chacun s’abreuvant à son ilot d’humus singulier.
C’est en ceci que le fameux « Je T’aime », possessif, autocentré, d’appropriation, de capture, n’est qu’un vulgaire miroir aux alouettes jouant sur le clavier des illusions, des paradoxes, des ambiguïtés. Le « Je T’aime » est à destination uniquement auto-référentielle, il vient conforter la royauté de l’ego en son hermétique citadelle. Il est un genre de boomerang lancé en direction de l’Autre, lequel moissonne de précieux nutriments avant que de revenir à Soi dans le plus rayonnant des solipsismes. Cette constatation est-elle affligeante ? La réponse à cette question ne peut qu’être bifide :
d’un côté elle nous indique
une foncière impossibilité
d’accéder à l’Autre,
d’un autre côté elle nous comble
au titre de cette Liberté que seule
assure une entière autonomie.
En aucune manière il ne peut y avoir intersection, interpénétration de deux Principes par nature opposés, comme le sont le Feu et l’Eau. Cette supposée part commune dénommée « AMOUR » n’est en rien commune, elle appartient en propre à l’Amant, à l’Aimée en leur impartageable essence. Pour reprendre la métaphore, l’Amant-Chêne n’est nullement l’Aimée-Aulne, il y a singulière incompatibilité. Deux réalités ontologiques sont nécessairement séparées par l’infranchissable du Tiers Exclus. L’Amour, ce prodige, cette exception, cette ressource à nulle autre pareille ne peut se donner que sous la vêture de ce Tiers Exclus. Il faut le dire à nouveau, s’en persuader afin de lutter contre l’imperium des idées fausses.
Et ceci est condition de possibilité
de deux Libertés qui ne peuvent
empiéter l’une sur l’autre.
L’Amour donc ne peut s’envisager qu’à l’aune d’une recherche épistémologique, ne peut s’inscrire que dans l’ordre de l’imaginaire et de son rejeton, le fantasme, ne peut figurer que dans le site vide et sidéral de cet indéfinissable ENTRE-DEUX dont il convient de comprendre que le TIRET qui en relie les deux termes existe en tant que symbole au second degré, lien sans consistance réelle mettant en présence deux Signifiants (l’Amant et l’Aimée) au pli d’un même Signifié,
ce nébuleux Amour,
cette chair sans épaisseur,
cette pure transparence,
cette haute diaphanéité,
cette illisible figure
telle qu’elle existe dans l’effectivité même du « súmbolon » (le symbole tel que défini par les anciens Grecs », dont le dictionnaire nous précise le contenu :
« En Grèce, on nomme symbolon un signe de reconnaissance obtenu en brisant en deux un objet, souvent un tesson de poterie. Chaque contractant emporte un morceau. Pour liquider le contrat, chacun doit produire son symbolon, qui doit s’emboiter parfaitement à celui du co-contractant. »
Le symbolon
Source : Jean-Claude Bologne
Or, si l’on regarde adéquatement ce fameux symbolon, que partagent donc les Contractants (L’Amant, l’Aimée), sinon
cette césure immatérielle,
cette cassure entre deux fragments,
ce genre de mince mais efficace abîme ?
Oui, c’est bien là l’irrépressible loi du symbole que d’isoler et de relier par une sorte d’habile artifice, deux entités inaliénables, deux tessères, deux tablettes définitivement irréconciliables dont même la « coïncidence des opposés » ne parviendrait à résoudre la contradiction. Il faut le redire, le Chêne n’est pas l’Olivier et ne le sera jamais, la réversibilité du propos étant également vraie. C’est sur cette tremblante ligne de faille que l’Amour s’est toujours érigé, ceci fondant aussi bien sa ténuité que son essentielle valeur aux yeux des humains.
Afin de clore provisoirement cet article, nous citerons la conclusion d’un bel article de Jean-Jacques Wunenburger, spécialiste de l’Imaginaire, dans un texte intitulé :
« Typologies de l’entre-deux : de l’intervalle au tiers inclus ».
Quelques rapides commentaires tiendront lieu d’épilogue :
« L’entre deux constitue donc une matrice fondamentale pour penser la complexité et le dynamisme des choses. S’il peut s’entendre en un sens faible, comme un intervalle anonyme, indifférencié, vide d’identité, il accède souvent à un sens fort. Dans ce cas, il rend possible le passage du duel vers le ternaire. Un ternaire qui peut être euphémisé, ou au contraire promu au rang de réalité pleine. Le tiers devient dès lors la condition pour rendre possible les rapports entre deux identités distinctes, il leur donne vie et sens. Il institue un champ ontologique et cognitif de complexification. S’il œuvre dans le champ ontologique, il réalise pleinement ses fonctions dans le champ symbolique. Les processus de symbolisation de l’imaginaire lui doivent leur logique et leur fécondité herméneutique. »
(C’est moi qui souligne)
Cette notion « d’entre-deux » possède en soi une inestimable fécondité. Elle vient, en une certaine façon, euphémiser l’aporie insoluble surgissant au cœur même de toute relation, précisément entre l’Amant et l’Aimée. Cet espace de pure vacuité, cet espace qui, en réalité, est un non-espace, une épaisseur sans épaisseur, la simple texture d’une utopie, vient au secours de Ceux et Celles qui désespèrent de ne jamais connaître la totalité d’une Chose (l’Amour en l’occurrence), de n’en percevoir que la fluidité essentielle, quelques remous puis la dissolution en forme de vortex. Ce « Ternaire » qui vient heureusement s’immiscer au plein de la rencontre, ce Ternaire à la légèreté de soie, ce fil de la Vierge, cette onde arachnéenne, voici qu’il se donne en tant que ce viatique, ce soutien, ce refuge dont nous attendons qu’ils nous sauvent de Nous, qu’ils nous sauvent de l’Autre sous ce visage sans épiphanie de ce Tiers inclus qui n’est jamais que le revers de ce Tiers exclus dont, Tous, Toutes, nous sommes les involontaires et mortels hérauts. Loin devant nous, à la limite extrême de notre vision, nous en déployons la luxueuse bannière, conscients que nous sommes de n’agiter que des êtres de pure forme, des fantômes, des spectres, des entités de papier et de cendre. Cette constations n’est nullement une invite à désespérer. Bien au contraire elle est un hymne au génie humain qui, toujours a su se sortir des ornières et des marécages à la seule force de son imaginaire, cette Puissance à laquelle nul corps ne saurait accéder.
Seul le vide.
Seul l’intervalle.
Seule la faille.
Quant aux esprits épris de logique, sans doute leur déconvenue sera-t-elle à la hauteur de leur espoir. Les Logiciens qui postulent l’effective présence du Tiers inclus sous la forme de l’Enfant né de l’union de l’Amant et de l’Aimée, raisonnent à la manière des Sophistes. Si cet Enfant né de l’Amour est ce « Tiers Inclus » en la matrice maternelle le temps nécessaire à sa gestation, et encore cette affirmation est-elle hasardeuse, comment cet Enfant pourrait-il le demeurer, cet Enfant nécessairement Tiers Exclus au titre de sa Liberté, de son autonomie ontologique ? Et c’est bien pour cette raison que les Géniteurs qui pensent avoir un droit de propriété sur leur Progéniture se trompent grandement. Ce souhait serait-il exact, l’appliquer à l’Autre reviendrait, par pure logique, à se l’appliquer à soi-même, c’est-à-dire à ne nullement être Libre, à ne nullement exister.
Nous voyons bien ici que nous sommes irrémédiablement pris dans les mailles de l’absurde et de l’irrationnel, ce même absurde, ce même irrationnel qui, par définition, ne peuvent être que des Tiers Exclus afin que la dignité humaine puisse trouver un temps et un espace à sa convenance. Ainsi notre itinéraire imaginaire trouve-t-il son terme dans une constatation que nous pensons devenue évidente :
nous sommes des Réalités Archipélagiques
qu’une simple eau relie, une eau médiatrice,
qui, parfois, peut revêtir la forme
d’une eau lustrale signant
notre purification, notre baptême,
notre venue au Monde.
Sans l’Autre, sans l’Amour
elle ne serait pas,
notre existence.
Sauf une virtualité !
Une vacuité !