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11 novembre 2023 6 11 /11 /novembre /2023 10:42
Du divin et d’autres postures de l’Être

« Lumière pulsée »

Source : Sanodev

 

***

 

    [Ce qui va suivre est un dialogue entrepris avec Christine Raison. Il est de nature métaphysique, c’est-à-dire, qu’essentiellement, il interroge l’Invisible, la Lumière, par exemple.]

 

*

Mon texte à l’origine du questionnement :

 

« Å la recherche de son être »

 

   « Dans le travail de création, c’est le Soi qui est totalement engagé et rien ne serait pire que de l’hypostasier, le réduire à l’exercice d’une fonction subalterne. Cependant qu’on n’aille pas imaginer quelque stature divine qui tracerait son aura tout autour de Celui-qui-crée. Celui-qui-crée, est, comme vous, comme moi, à la recherche de son être et sa conscience est entièrement tendue vers cet effort de dépassement de Soi qui est la condition même de l’atteinte d’une possible complétude. Or rien d’autre que le geste artistique n’est plus à même de répondre à une telle quête. La reproduction à l’infini d’une pratique qui, par bien des côtés, semble confiner à l’obsession confirme, s’il en était besoin, cette décision permanente d’être-Soi-plus-que-Soi. Aussi, lorsqu’on se penche sur l’œuvre finie de tel ou tel Artiste, nous avons l’impression que ce dernier, sous la conduite de son génie, n’a fait que tracer ce chemin lumineux qui, de toute éternité n’attendait qu’un geste, une main, un regard pour en actualiser la forme. »

 

*

 

 

Le commentaire de Christine Raison :

 

« Une petite interrogation

Pas de stature divine, non.

Les mains sont celles de l’artiste.

Quand il creuse la lumière,

il reçoit par son travail éthique,

la lumière du monde.

Tout est flux.

Le Divin, n’est-ce pas

nos propres énergies

mêlées d’ombre, de suie

qui retrouvent la source

de toute lumière ? »

 

*

 

Mon commentaire sur le commentaire de Christine

 

   La réflexion que je poursuivais dans mon texte était celle qui consistait à extraire du travail de l’Artiste, du Créateur, l’essence même qui le conduisait à se dépasser dans son œuvre, ce dépassement constituant le fondement originel de son action. En quelque manière, l’Artiste s’extrayant de la matière sur laquelle il exerce son art afin de n’en conserver que l’esprit, lequel laisse deviner sa diaphanéité, son allégie, sous la métaphore du « chemin lumineux » en lequel, inscrivant son âme, Celui-qui-crée se rend semblable au Démiurge dont Platon nous fait l’offrande dans sa recherche cosmologique du « Timée ». Cette image volontairement floue du Démiurge, puisque s’enlevant des ombres mêmes du Mythe, il convient d’en donner, sinon une description exacte (ce qui le ferait chuter dans l’exister), du moins d’en tenter la vision approximative, telle que décrite dans l’Encyclopédie Imago Mundi :

   « Toutefois, comme la divinité doit être considérée non seulement en elle-même, mais dans ses rapports avec les choses, cette seconde considération amena l'esprit à l'idée d'un Démiurge, sorte de dédoublement de Dieu, et qui, comme un ouvrier, accomplit la besogne d'organiser le monde. […] Tel est le Démiurge du Timée : c'est l'amour (éros), disait Platon ; d'autres diront l'intelligence (noûs), ou bien l'âme du monde. C'est encore Dieu, ou plutôt un Dieu, inférieur cependant à la pure essence de la divinité, et qui se souille, semble-t-il, par son contact avec la matière. »

    D’emblée, après ces quelques lignes anticipatrices de la « réalité » divine, nous percevons combien cette notion recèle de pluralité, d’images en abyme, d’échos lointains, de confusions possibles, d’égarements pour qui cherche à en percer l’insondable mystère. Évoquant Dieu selon son immense polysémie, de qui parlons-nous vraiment : de l’Ouvrier, de l’Amour, de l’Intelligence, d’un Dieu inférieur (que l’étonnant oxymore viendrait réduire à néant), de l’âme du Monde, d’une Essence se perdant dans les mailles inextricables d’une substance indéfinie, sans contours réels ? Comment ne nullement s’apercevoir, Christine, que le « nom de Dieu », tel un pratique fourre-tout, permet toutes les indéterminations, toutes les fuites parfois, tous les évitements, certes, mais aussi pose le terreau sur lequel prospère, profitant du fluctuant, de l’imprécis, du nébuleux, prospère donc la certitude du dogme et, partant, toutes les dérives mortifères incluses dans ses plis maléfiques. Les « Puissants » de ce Monde le savent bien, eux qui pratiquent à merveille l’art du flou, de la dissimulation, eux qui utilisent « la langue de bois » afin de mieux enfumer les Sujets consentants que nous sommes, le plus souvent à notre insu. Mais refermons la parenthèse mondaine pour revenir à de plus « célestes » considérations.

   Rien de surprenant cependant que les termes de la Métaphysique, ne soient que des vêtures de brume, des oripeaux flottant, telles de hautes bannières, en des altitudes que nos yeux ne peuvent atteindre et c’est simplement un poudroiement qui nous rencontre.  Lequel d’entre nous, en effet, se risquerait à donner une définition précise de notions telles que celles de l’Infini, de l’Éternité, de la Forme, de l’Idée, de la Liberté, de la Vérité ? Avec le recul nécessaire à toute compréhension suffisamment étayée, qu’apercevons-nous à l’horizon de ces Mots Majuscules, si ce n’est qu’ils sont bâtis sur du sable dont le moindre flux pourrait saper la prétention à exister, à rayonner ?  Et, constatation faite de cette quasi impossibilité, pouvons-nous pour autant en faire l’économie ou bien en reléguer l’image dans des oubliettes sans fond, en faire de simples négativités proches d’un non-sens ? Bien évidemment, non. Croire ceci reviendrait à biffer d’un seul et unique trait la majeure partie de la conscience humaine qui, comme chacun sait, tel l’iceberg, recèle en sa partie immergée la majeure partie d’une vérité qui nous demeure inaccessible.

    Ainsi, les philosophes ou prétendus tels qui, enfourchant leur destrier, combattent au nom d’un dogme socialo-marxiste un autre dogme, à savoir le religieux, se fourvoient en leur principe même. Un dogme ne se peut détruire à l’aune d’un dogme qui lui est équivalent. Seule la Raison (cette grande orpheline de nos « Temps Modernes »), le pourrait. Seules les Lumières, celles du XVIII° siècle qui les abritent et leur confèrent puissance de rayonnement, seraient à même d’envisager correctement le problème, c’est-à-dire de « trier le bon grain de l’ivraie » au motif qu’en toutes choses, Amour, Religion, Infini, il y a du « bon grain », il y a de « l’ivraie ». Notre siècle si profondément enfoui, précisément « dans le siècle », vous me l’accorderez, Christine, a oublié les vertus de la justesse de raisonnement et de l’objectivité, ceci est assez confondant pour ne nullement mériter de plus ample développement.

   Mais, parfois, certains Philosophes, tentant de résoudre la quadrature du cercle, s’aventurent dans un domaine que nous pourrions qualifier de « méta-religieux », conservant l’esprit de la Religion dans son aspect étymologique de « religāre » (« relier », « rattacher »),  animés du souci de lancer au-devant d’eux une clarté (une Lumière selon vos mots, Christine), créant de toutes pièces le néologisme de « spiritualité sans dieu », tel André Comte-Sponville ou bien « l’humanisation du divin »,  selon l’expression de Luc Ferry. Comte-Sponville se réfère au « Sentiment océanique » tel que décrit par Romain Rolland, une sorte de mysticisme et d’enthousiasme laïcs ; Ferry pointant le doigt en direction d’un « nouvel humanisme » prenant appui sur les soi-disant ressources d’une considération nouvelle de la bioéthique, allant jusqu’à prôner le recours technique au « Transhumanisme » qui constitue, à mon sens, une erreur fondamentale et ouvre la perspective navrante d’une déconstruction de l’humanisme tel qu’hérité des belles perspectives esthético-intellectuelles de la Renaissance.

   Dans le fond, ce qui est à penser de ces tentatives, certes louables, au moins dans le cas de Comte-Sponville, c’est qu’il ne s’agit là que « d’emplâtres sur une jambe de bois » pour utiliser une expression imagée. En toute objectivité rien ne peut remplacer les « Confessions » d’un saint Augustin et ses merveilleuses méditations sur « L’Éternité et le temps » ; pas plus que nous ne pourrions faire l’impasse sur « Les sermons » de Maître Eckart ; pas plus que ranger au placard « Les visions » d’Hildegarde de Bingen ; pas plus que renoncer à lire les pages exemplaires de Jean de la Croix dans « La nuit obscure » ; pas plus qu’ignorer ce morceau d’anthologie littéraire aussi bien que religieuse contenues dans le fameux « Mémorial » de Pascal, pas plus que de nous détourner des mots quasiment magiques déposés par Angelus Silesius dans « Psaume » :

« Un rien

nous étions, nous sommes, nous

resterons, en fleur :

la rose de rien, de

personne. »

 

   La liste pourrait être déployée à l’infini, tant le génie humain crée de sublime et de transcendant lorsque, attisé par la foi, stimulé par la culture, métamorphosé par la beauté, il se dépasse, c’est ce que veut signifier mon expression : « être-Soi-plus-que-Soi » utilisée plus haut, ce qui veut dire :  être humain, entièrement humain, et, en même temps, être pollinisé, être fécondé par le principe même de l’Altérité, cet Autre (minéral, végétal, animal, humain), ce Grand Tout qui est le Cosmos même auquel, nous en tant que Chaos primitif, demandons le prodige de nous amener à une possible complétude, de nous placer face à l’Absolu, face à l’Infini, face à l’Éternité, toutes passions dont nous sommes envahis, toutes puissances que nous voudrions connaître, nullement afin d’exciper de notre Condition, mais pour y déployer la totalité de notre Être.

   Et l’attitude ici décrite n’est rien moins que « religieuse » au sens de « religāre », de poser, à partir de Soi, des points de repère, des amers, des orients qui ont pour nom « Absolu », « Infini », ne leur accordant nulle présence réelle, seulement mais fondamentalement, essentiellement, attribuant à leur statut d’Idée, d’Archétype, d’Unité, de Principe, la valeur fondatrice d’une présence humaine souhaitant, parfois, en des moments privilégiés, méditation, contemplation, création, se soustraire au particulier, au contingent, de manière à se laisser ensemencer par cet Universel qui nous requiert comme l’un des siens, comme ces sublimes Essences que nous révèlent la Littérature, l’Art, la Philosophie. Car, en elles, ces pures Essences, quelle est donc la force qui les anime :

Dieu,

le Langage,

le Concept ?

  

   Comment savoir ? Jamais nous n’avons accès à l’Origine, à la Graine, seulement à la Plante en ses prédicats existentiels.

   Certes les pistes multiplement explorées d’une « nouvelle spiritualité », certes les expériences de « développement personnel », certes les allégeances à la manière d’exister « New Age », certes l’appel du Bouddhisme, le Chemin du Tao, la voie de l’Animisme, les pratiques chamaniques, certes l’étude de textes Ésotériques, l’Écologie « mystique » constituent  autant de façons d’exprimer son Soi, à la nécessaire condition qu’elle ne demeurent liées à des phénomènes de mode et se mettent à explorer de façon exigeante le seul sol qui soit accessible à l’humain, le Sien, tâchant de le porter aux limites extrêmes auxquelles notre intelligence, notre imaginaire puissent légitiment prétendre. Je crois, Christine, que, de toute urgence aujourd’hui, il faut mener un combat contre toutes les tentatives de cybernétiser l’Humain, de le robotiser, de vouloir inscrire ses pas dans les ornières funestes d’une réification, d’un durcissement ontologique de ses conduites, qu’il est nécessaire de l’extraire de ces formules faciles, toutes faites, ces pseudo-spiritualités qui l’aliènent, bien plutôt que de les libérer, Adeptes naïfs que des « Gourous dans le siècle » placent sous la fascination de leur regard et qu’ils dirigent à leur guise, les orientant là où leur volonté veut les amener, à savoir à plier sous les « fourches caudines » de théories plus fumeuses les unes que les autres. Partout, il devient indispensable de réintroduire du rationnel. Å l’heure actuelle, les Réseaux dits Sociaux sont de navrants exemples de la manipulation mentale. Les côtoyer, certes, mais à la lumière de la lucidité !

   Mais reprenons. Seule analogie possible : L’Homme en tant qu’Homme, nullement L’Homme en tant que Machine. Certes, de la pratique du Yoga, de celle du « Seul trait de pinceau », donc du geste calligraphique, certes de la contemplation d’icônes (à condition qu’elles ne soient pas médiatiques), certes de la danse circulaire du Derviche Tourneur, plus d’un attend-il le dévoilement d’un secret qui le transformerait en un genre d’Être éthéré. Seulement nous ne sommes pas des Saddhus indiens, nous ne sommes pas des Adeptes du pays du Soleil Levant, nous ne sommes pas des Soufis avançant sur le Voie Mevlevi, laquelle raffinant notre goût, nous ouvrirait toutes grandes les portes d’une immuable félicité. Nous sommes des Humains enracinés à la terre, ce que le terme « humus », de la même famille qu’homme rend visible sans qu’il soit nécessaire de fournir un effort de compréhension.

   Occidentaux nous sommes, issus de la belle culture Grecque, terre de naissance et d’expansion de la Philosophie. Irrémédiablement, même si nous n’en sommes pas conscients, cette haute et belle discipline de la Métaphysique, « Reine des Sciences », nous habite de l’intérieur, à la manière dont notre chair structure notre être.  En nous s’écoulent ses eaux, en nous brillent ses feux, en nous se déploie son incroyable arborescence. Bien qu’existants (qui donc pourrait nous retirer cette faveur, sinon la Mort en personne ?), bien que réels selon notre apparence, sans doute la Métaphysique est-elle le fondement sur lequel nous reposons, certes depuis la plus lointaine Antiquité, depuis le « Poème » de Parménide, depuis le bel énoncé de Leibniz : « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » Ici, dans cette formulation qui pourrait paraître naïve, nous sentons que nous touchons à l’essentiel, que nous butons sur la question fondamentale de l’Être et du Néant, au-delà de laquelle rien ne signifie plus qu’a minima. C’est sur cette base instable mais cardinale que nous édifions notre savoir, que nous fondons nos sensations et perceptions, que nous fixons notre psyché, que nous donnons site à notre entendement. Comme Monsieur Jourdain faisant de la prose, nous philosophons sans le savoir, nous sécrétons de la Métaphysique sans le savoir. Tout notre être en est transi. Tout notre être est requis à la tâche de nous comprendre nous-mêmes et ainsi, de proche en proche de comprendre l’Autre (parfois le Tout Autre), de comprendre le monde en sa multiple et constante effusion.

  

Et, ici, il nous faut revenir aux termes mêmes de votre belle interrogation :

 

« Le Divin, n’est-ce pas

nos propres énergies

mêlées d’ombre, de suie

qui retrouvent la source

de toute lumière ? »

 

   Nous donnerons volontiers au Divin des valeurs plus générales, telles celles de Sacré, de Déité, de Principe, simplement de manière à nous extraire de son arrière-plan religieux. Etudier une notion, c’est toujours la mettre à distance de Soi, dans la « lumière » de son intelligence. Commençons par percevoir la pluralité de valeurs de ce terme cardinal au travers de sa dimension étymologique :

 

« Étymol. et Hist. « clarté, jour » ; « le sens de la vue » ;

 « lucidité » lumière de cire « bougie » ;

« flambeau, lampe » ;

« personne d'un mérite éminent

dans un certain domaine » ;

« éclaircissement, connaissance des choses » ;

les lumières (de qqn) ;

les lumières d'un siècle éclairé ;  

« ouverture dans le canon d'une arme à feu » ; 

Du lat. luminaria « lumière »,

plur. neutre de luminare « astre »,

« qui produit de la lumière »

devenu fém.; le sens de « fenêtre ».

 

   Nous voyons combien le maquis des significations est emmêlé, pluriel, touchant des domaines d’une extrême variété, ce caractère fondant l’immense richesse de la langue. Si nous voulons ranger, sous l’autorité des catégories, les différentes orientations de ce mot « lumineux », voici ce qu’il en ressort :

   Sens naturel : « clarté du jour », « astre ».

   Sens relatif à l’objet en général : « bougie », « flambeau », « lampe ».

   Sens d’un espace de jeu : « ouverture dans le canon d’une arme à feu ».

   Sens ouvert sur la sensation : « sens de la vue ».

   Sens concernant les qualités humaines : « lucidité », « mérite éminent ».

   Sens relié à l’activité conceptuelle : « éclaircissement, connaissance des choses », « les lumières de quelqu’un », « les lumières d’un siècle éclairé ».

   C’est ce dernier sens appliqué à la fonction épistémologique humaine qui me paraît le plus productif, celui sur lequel, de façon éminente, nous devons focaliser notre attention. Nous sommes essentiellement des êtres de connaissance et, d’une façon qui est coalescente à cette réalité-là, des êtres interrogatifs. Puis, dans la liste des définitions, nous retiendrons d’abord celle relative à la Philosophie des Lumières :    

   « HIST. DES IDÉES. Philosophie des lumières. Idéologie soutenue par des philosophes du dix-huitième siècle qui prônaient le progrès indéfini de la raison naturelle dûment affranchie de toute tradition religieuse. »

   Ensuite celle en direction de la pensée théologique :

   « THÉOL. Attribut de Dieu en tant que source de toute vérité. Lumière éternelle, incréée, surnaturelle : marcher, se tenir dans la lumière. Dieu éclaire ceux qui pensent souvent à lui, et qui lèvent les yeux vers lui. L'idée de Dieu est une lumière, une lumière qui guide, qui réjouit ; la prière en est l'aliment (Joubert, Pensées,t. 1, 1824, p. 123) »

   Enfin, nous attribuerons au mot « Lumière » l’exceptionnel rayonnement qui vient en droite ligne de l’injonction divine du « Fiat Lux » :

   « Fiat lux est une locution latine présente au début de la Genèse. Il s'agit de la première parole de Dieu, ordre donné lorsqu'il a créé la lumière le premier jour de la création du monde, traduisible en français par « que la lumière soit ». La phrase complète est Fiat lux et facta est lux : « Que la lumière soit, et la lumière fut ». Cette phrase qui connaît un grand succès à partir du xviiie siècle peut évoquer une invention ou une découverte. » (Wikipédia)

   Oui, comprendre une notion quelle qu’elle soit exige un réel travail, un travail de la logique et de la raison. Bien évidemment, le chemin du concept est toujours ardu et c’est bien cette difficulté-là qui en auréole toute la valeur, lui confère une aura sans équivalent. Joie de comprendre qui est, analogiquement, joie de SE comprendre. Lorsque nous prononçons le mot « Lumière », il ne vient jamais seul comme s’il n’était connoté que de quelque singularité, toujours, avec lui, il charrie toutes ces portées signifiantes, présentes, mais aussi passées. Toujours les mots sont lestés de cette pesanteur qui est leur infinie puissance. Seulement, en vertu du principe des Affinités, en vertu du principe des particularités qui se donnent à nous, nous n’en retenons jamais que quelques points saillants, quelques éclairages singuliers, ceci se nomme « subjectivité » et ceci est indépassable, vous le savez bien, au motif que ce que je perçois m’est intiment familier et que ce que vous retenez du réel, Christine, ne peut qu’être le facsimilé de l’image que vous destinez aux autres, au monde. Peu de mots sont autant connotés que ces mots princeps autour desquels girent mille et une expériences personnelles foncièrement irremplaçables. Alors, si, évoquant la « Lumière », c’est d’abord le « Fiat Lux » qui s’adressera à vous, alors qu’à moi se présentera la dualité Esprit/Raison, nous n’aurons, l’un et l’autre, nulle justification à fournir, car ces subites intuitions nous dépassent et s’imposent à nous selon la guise qui leur convient.

   Une précision s’impose quant à l’usage que je fais de quelques mots cardinaux. En lieu et place du terme « spiritualité », ce mot employé abusivement de nos jours, lequel entremêle sans aucune liaison logique, aussi bien des pratiques orientales méditatives que des modes comportementales occidentales mâtinées de spiritisme, sinon d’animisme, de religion sylvestre, de procédures chamaniques, d’écologie radicale, j’utilise donc le simple terme d’« Esprit », en sa valeur générale de « Principe de la pensée et de la réflexion » et essentiellement en son expression hégélienne : « Dans la philosophie, l’esprit se connaît lui-même comme sujet et comme substance : le sujet qui se pense lui-même et pense le monde, se confond avec la substance du monde. » (Atlas de Philosophie). Et cet Esprit trouve son fondement dans la Raison qui n’est autre que le Réel lui-même : « Ce qui est rationnel est réel, et ce qui est réel est rationnel » (« Principes de la philosophie du droit »).

   Ici, le terrain spéculatif est-il clairement balisé, ce qui évitera bien des approximations ou des assimilations abusives. Bien évidemment à cet Esprit/Raison, s’oppose frontalement l’Intuition, démarche intellectuelle qui était née du rejet d’une référence jugée abusive au rationnel par le Siècle des Lumières. Å la logique imparable de la Raison répondait, au sein du mouvement Romantique, le surgissement de l’enthousiasme, le déploiement sans limite du Sentiment, lesquels ne pouvaient trouver leur sens, d’après les Exaltés, les Imaginatifs, qu’à l’aune d’une compréhension immédiate des choses, prodige dont était auréolée l’Intuition. Mais, selon la belle leçon hégélienne, le mouvement de l’Histoire est dialectique, le Blanc se substituant au Noir, que, plus tard, le Noir vient à nouveau remplacer. La Raison était donc décrétée inutile, l’Intuition la seule démarche possible afin de s’adonner à la tâche de connaître. La Vérité d’un jour est l’erreur du lendemain. Mérite encore du Penseur d’Iéna que de nous avoir fait toucher du doigt que la Vérité ultime n’est ni dans la Raison, ni dans l’Intuition, prises à part, nullement dans le fragment, mais dans la Totalité du Réel. Question de position dans la fluctuation et la mouvementation continue de l’Histoire, Héraclite et son « flux » ne sont jamais très loin.

   Cependant, que le Vrai du concept soit la résultante de la relation Raison/Intuition ne nous met nullement en position du fléau de la balance penchant tantôt d’un côté, tantôt de l’autre. En vertu du Principe des Affinités déjà évoqué, toujours nous inclinons en direction de ce qui nous attire et, peut-être même nous fascine. Vous aurez aisément compris, Christine que mes polarités insignes se donnent sous le vocable double Esprit/Raison, ne rejetant nullement pour autant la soi-disant spontanéité de l’Intuition. Toutefois, à propos de cette dernière, je crois qu’il faut se garder d’une conception naïve et paresseuse de l’Intuition qui voudrait que le Savoir se livre d’emblée à notre conscience « sans autre forme de procès ». C’est une erreur fondamentale de croire à une familiarité instantanée de ce qui a visage d’altérité. Toute prise en compte de cette altérité, tout recueil en soi d’une vérité qui se dissimulerait dans les plis multiples du Monde nécessite une longue exploration, une patiente recherche.

   Exigence d’un genre de chorégraphie intellectuelle, laquelle en fonction de la loi des analogies et des différences, de la mise en abyme des causes et des conséquences, des liaisons logiques et des contraintes et oppositions naturelles des objets qui se posent devant notre réflexion, cette connaissance donc ne s’acquiert qu’au terme d’une laborieuse mais fructueuse propédeutique, qu’au motif de prémisses sûrement mûries. Autrement dit, la valeur de l’Intuition ne pourra recevoir sa confirmation qu’en aval d’un travail de l’Esprit sur la matière qu’elle s’est proposée d’aborder, qu’à l’issue du processus structurant de la Raison, seule à même de trier, de sélectionner, de classer la forêt luxuriante des sèmes entremêlés, des idées fourmillantes qui y sont inscrites en germe.  Ici se dit l’effort, ici se dit le laborieux travail de toute entreprise dialectique, exploration complexe de ce qui vient à nous, le plus souvent sous le chiffre de l’énigme.

   Mais reprenons votre propos, n’en retenant que le contenu « énergétique », de « puissance en acte », si vous préférez, de manière à nous affranchir de ce « divin » que vous citez, qui risquerait de connoter de façon trop impérieuse la nature même de notre réflexion commune :

« nos propres énergies

mêlées d’ombre, de suie

qui retrouvent la source

de toute lumière. »

 

   Votre expression, outre qu’elle est esthétiquement très réussie, joue sur des oppositions primaires qui sont faciles à repérer : valeurs positives de « énergies », « source », « lumière », contre laquelle viennent buter de sombres desseins, les ondes négatives de « ombre », « suie ». Dit d’une autre manière : l’Ombre jouant dialectiquement avec la Lumière. Coïncidence des opposés, cette « coïncendentia oppositorum », théorie de l’école pythagoricienne reprise à la fin du Moyen Âge par Nicolas de Cues, théologien et philosophe, dans son essai « De la docte ignorance » (1440). Autrement dit de l’Universel venant, comme toujours, rencontrer du particulier. Si l’on voulait inscrire cette vérité du réel sous la forme d’une métaphore, alors on pourrait avoir recours à celle de la Ligne d’horizon qui délimite le Ciel de Lumière au-dessus, alors que le dessous serait l’Océan des abysses, là où végète une Ombre sans doute maléfique. Cette partition en deux de la Réalité humaine structure d’une façon quasi exemplaire notre psyché dans l’ordre d’une troublante analogie :

 

notre Inconscient refuge des Ténèbres,

notre Conscient, ouverture à la Lumière.

 

   Cependant sans verser dans l’ornière facile d’un manichéisme qui placerait le Bien dans la sphère céleste, le Mal dans les fosses océaniques, la décision de nous y retrouver parmi la complexité, en sollicitant ces deux versant d’un Adret lumineux habité d’Esprit et de Raison, auquel s’opposerait un Ubac traversé par les flux de l’Irrationnel, de l’Absurde, cette décision nous offre un schéma interprétatif qui place au centre du jeu la lutte immémoriale de deux Principes Antagonistes qui, sans nul doute, sont le terreau sur lequel s’est bâtie la Dialectique, cette science maîtresse de la spéculation philosophique.

   Y aurait-il meilleur terrain pour asseoir l’édifice d’une pensée nullement fondée sur un humus hasardeux, incertain, mais établie sur une sorte de Nécessité Logique innervant toute présence humaine dès lors que la Conscience (« Instinct divin » de Rousseau), suffisamment sortie de sa nuit primitive, s’éveille aux premières clartés du jour. Dès lors le chemin sera long, au travers des figures historiques de l’Esprit, à partir de ses reptations premières chez les Hominidés, pour parvenir, en de multiples strates successives millénaires, aux ressources du Génie Humain, cette incarnation de l’Esprit Absolu qui donnera naissance, en son versant esthétique à l’Art, en son versant divin à la Religion, en son versant conceptuel à la Philosophie, laquelle culminera de sa haute stature les faits et gestes d’une Humanité parvenue enfin au faîte de ses possibilités.

   Pour ma part, je pense que ce parcours de la Conscience Humaine, se hissant dialectiquement plus haut et plus loin que Soi (ce qui est la définition même de la Transcendance), afin de s’arracher à sa glèbe matérielle (ce qui est la définition même de l’Immanence) constitue à l’évidence l’une des voies « royales » qui s’offre à l’horizon de Tout Homme, à condition cependant que sa Conscience, fouettée par la Lucidité, ouvre une clairière Lumineuse, Infinie, Absolue, antidote à tous les obscurantismes, à touts les finitudes, à tous les relativismes qui obèrent une vue juste des choses. Voyez-vous, Christine, bien que je n’invalide nul choix humain au titre d’une nécessaire liberté individuelle, bien que n’étant nullement opposé ni aux Religions, ni aux croyances multiples qui parcourent le vaste Monde, en ce qui me concerne j’ai fait le choix de la voie Philosophique telle que magistralement définie par le Génie de Hegel dans ce chef-d’œuvre absolu qu’est « La Phénoménologie de l’esprit ». Au terme de l’étude de cet Idéalisme fondamental surgit cette « Lumière » à laquelle vous semblez faire référence. Il semble bien qu’il y ait là, sur le plan strictement conceptuel, un plan absolument indépassable, ce que nous précise cette remarque tirée de « L’Atlas de philosophie » :

   « Å ce dernier stade de conscience, la phénoménologie, en tant qu’elle est expression de la métamorphose de la conscience de soi jusqu’au savoir absolu, engendre une forme de connaissance qui possède l’absolu par soi-même. »

   De la Conscience médiatisée par ses propres possibilités jusqu’au Savoir Absolu, le parcours est superbement Lumineux. Qu’il soit éclairé par Dieu, par l’Esprit/Raison, ceci ne dépend nullement de nous et le problème sera éternellement reporté « aux calendes grecques », ici, comme par un « miracle » justement humain, voici que les Grecs surgissent à nouveau, eux, ces Antiques qui avaient une vision si claire des choses, eux qui croyaient aux dieux multiples, mi-déités, mi-Hommes, qui, depuis l’Olympe méditaient peut-être la formule énigmatique d'Héraclite :

   « Le temps (aiôn) est un enfant qui joue. La royauté de l'enfant » invite à s'interroger sur le rapport du philosophe au jeu, du divin et du ludique, du hasard et de la chance, et à développer une réflexion interdisciplinaire. » (Wikipédia).

   Méditons ceci : avant tout nous sommes des enfants temporels qui jouons tout le temps qui nous est accordé sur cette Terre. Mais qui donc nous l’accorde ?  

 

Dieu ?

L’Esprit ?

La Raison ?

 

   Cette interrogation demeurera ouverte, du moins pour nous, atteints de finitude, autant de temps que, pour nous, la Lumière brillera ! Je crois que nous pouvons conclure sur cet accord qui sonne telle une apodicticité ! Merci Christine d’avoir ouvert la porte du Dialogue, seul moyen de se confronter à toute Altérité et d’y découvrir des Vérités qui sont ultimement universelles dès lors que nous envisageons la Totalité du réel en lequel elles s’inscrivent. Toute position de Soi est un moment de l’Histoire, un moment nécessaire. Mais Hegel dirait bien mieux que moi. Mettons tout ceci au repos. Souvent ai-je eu l’occasion de citer ces paroles de Nietzsche, ce Penseur accompli de la Métaphysique :

 

« Ce sont les paroles les moins tapageuses

qui suscitent la tempête et les pensées

qui mènent le monde viennent

sur des pattes de colombe. »

 

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