Source : Photos en noir et blanc
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On voit les choses. Mais les voit-on vraiment ? Les choses se donnent-elles en l’entièreté de leur être à l’aune de notre regard ? Du réel qui vient à nous, n’est-ce la part d’inaccompli, la part d’irrévélé qui nous posent question et nous métamorphosent en chercheurs de mystère ? Notre vision (ce luxe inouï !), parvient-elle à se combler, à se saturer, elle qui se voudrait universelle, qui demeure, la plupart du temps, bien singulière, circonscrite à l’orbe étroit de qui nous sommes ? Car, regardant le Monde, ne s’agit-il que de Nous ? Je veux dire l’essai de préhension limité à notre Moi, circonscrit à l’aire étroite de notre Ego ? Notre propre esquisse est si démesurée qu’elle nous reconduit, le plus souvent, à une cécité quant à l’altérité. Comme si nous voulions être le centre et la périphérie d’un Univers, certes Majuscule, du moins le croyons-nous, mais si étroit, si limité !
Å peine une lentille d’eau
sur le miroir étincelant du lac,
à peine le cristal d’une goutte
vibrant à l’extrémité de la vague,
à peine l’envol d’un grain de sable
depuis la crête de la dune.
Toujours nous interrogeons à défaut de le savoir. Toujours nous débordons le visible de l’auréole de l’invisible, toujours nous effaçons le connu sous le dais immense de l’inconnu. Cette manière de transitivité du regard, de glissement vers Soi hors de Soi est condition de possibilité même de notre existence. Car faire du Soi un simple Moi reviendrait tout simplement à gommer nos propres traits, à nous abstraire de notre silhouette, à connaître un territoire dévasté où même la plus infime graine ne connaîtrait plus sa faculté d’effectuation. Une coque si resserrée sur son amande, qu’il n’y aurait plus ni amande, ni coque, mais une terrible confusion hiéroglyphique.
Mais il nous faut nous extraire de cette aporie, élargir le cercle, briser la tunique étroite de la chrysalide. Si le regard de Soi est quasi chimère, force nous est imposée de lui trouver de plus larges appuis, de passer du point focal de la myose à celui, extra focal, largement dimensionnel, de la mydriase. Faire de la pure localité le prétexte à surgir à même la globalité, à entamer le chemin en direction d’une hypothétique Totalité. Faire en sorte que ce qui paraît, loin de se réduire à son évidence, nous ouvre les fontanelles de l’imaginaire, autrement dit pose les fondements de ce qui, par nature, nous fait défaut, cette « part manquante » qui se nomme indifféremment « angoisse », « mélancolie », « solitude », toutes inclinations qui délimitent le site chaotique de ce qu’il est convenu de nommer « vague à l’âme » dont nul ne pourrait dresser le portrait qu’à se mettre soi-même en danger d’aborder l’inabordable. Certes, lorsque nous nous risquons dans ce qui, par définition, nous est étranger, il est bien normal que cette étrangeté diffuse en nous, projette ses lianes, nous corsète de ses ligaments, fasse de notre liberté un genre de toile faseyant au large de Soi dans une manière d’inconsistance originaire.
Mais nul ne peut demeurer longtemps dans cette position inconfortable, dans cette attitude de scission, un pied dans l’adret lumineux, l’autre pied immergé dans l’ombre de l’ubac. Il nous revient donc de partir de la confrontation initiale de Présence/Absence et de faire émerger un Sens là où il devient possible d’en discerner les linéaments, d’en découvrir les rhizomes. Gloser abstraitement ne nous conduirait qu’au trouble et à l’embarras. Å l’image de nous dire ce dont elle a le secret. Car, si elle s’absente de nous, c’est de nous seulement que pourra se donner son déchiffrement. Elle-qui-est-de-dos, nous la nommerons « Présence », tout-ce-qui-n’est-pas-elle, nous le nommerons « Absence », essayant d’instaurer entre ces deux entités un dialogue, de faire fonctionner un jeu. Tout ceci, bien évidemment étant de nature dialectique, confluence des opposés ; éclairement, l’un par l’autre, des contraires. Une Épiphanie appelant en retour un Voilement.
Dire l’image en son saisissement premier qui, aussi bien et immédiatement, est saisissement de qui nous sommes au contact de l’étrange, cette réalité qui ondoie à l’horizon et menace, toujours, de nous échapper. La pièce (une salle de café, peut-être ?) est plongée dans une sorte de demi-obscurité où le noir domine. Ce noir joue en présence d’autres noirs : noir de la croisée, noir de la robe en laquelle se glisse la blanche anatomie de Présence. Puis le blanc de la tasse posée sur la table, puis un blanc diffus venu du dehors. Puis un gris intervallaire qui dessine la brume d’une illisible fiction. Alors, sommes-nous plus avancés dans notre recherche de Sens, dans la délimitation d’une possible Vérité ? Nullement car nous avons obéré l’essentiel qui tel le chiffre de la pièce de monnaie se situe sur son revers, face cachée de la Lune, si vous préférez. En cet instant de notre investigation, nous avons les matières brutes, le plomb, l’étain, nullement l’airain, nullement l’or alchimique qui résultent du long processus de leur subtile métamorphose. Et ceci au motif que nous nous laissons hypnotiser par le doux profil de Présence alors que, d’une manière plus subliminale, c’est hors d’elle que se trouve la réponse à nos interrogations.
Elle, Présence, qui emplit la totalité du cadre de notre attention, cheveux platine cascadant sur sa chair d’écume, quelques reflets cendrés s’y laissent deviner, main clairement découpée qui entoure son bras gauche, tous ces détails ne sont que pure diversion, l’essentiel se dissimule ailleurs, « hors cadre » si je puis dire. Présence n’est pas à elle mais à ce qui n’est pas elle, qui est à sa périphérie, sa propre configuration dimensionnelle, son espace ontologique, sa chair la plus palpable. La présence de Présence (oui, tautologie !), est pure Absence à Soi. Qu’est donc, pour elle, son corps de chair, si ce n’est de la matière parmi la confluence d’autres matières ? D’une façon tout à fait étonnante, il nous faut l’admettre, Présence n’est elle-même que dans l’orbe exact de son Absence, ce qui se traduit par l’axiome suivant :
PRÉSENCE = ABSENCE
Certes c’est illogique, certes cela contredit le souverain Principe de Raison et le Principe de non-contradiction qui lui est attaché. Mais la vie n’est nullement une équation. Mais l’existence n'est nullement un théorème dont, à l’avance, on aurait fixé la finalité, établi les déductions, décrété l’enchaînement des causes et des conséquences. Nous sommes moins surpris par la vie que la vie n’est surprise de Soi, saltos et revirements, sauts de carpes et figures de style mouvantes, diaprées. Jamais là où on l’attendrait, toujours en-deçà, toujours au-delà. Imprévision souveraine qui la rend attachante, qui la rend émouvante, pulsatille, tragique. Alors qu’en est-il de cette fameuse Absence dont la prétendue consistance détoure Présence à la manière d’une aura existentielle l’assurant de qui elle est ? Eh bien, comme en bien des cas, Vérité de Sable dont chaque grain qui lui est arraché remet en question la solidité de l’édifice.
Absence : les hypothèses seraient faciles autant que fallacieuses, absence de l’Amie confidente, absence de l’Amant dispensateur de joie, absence toujours postulée d’un Existant, d’une Existante, inévitables figures humaines tels un tremblement, une irisation de Soi, un écho, une répétition de qui l’on est. Mais ceci est trop contingent, mais ceci pêche de « couler de source ». Toujours une Altérité fugue, s’esquive, se dissimule au large de Soi et l’âme pleure doucement de cette disparition, de ce deuil qui est nulle effectuation, de cette trahison.
Seule à Seule,
alors Grande
est la Solitude
« Nue plus que nue » prévient le titre en forme d’énigme. Il veut simplement signifier que Présence face à Soi et uniquement face à Soi, connaît l’immensité, la terrible vacuité de sa nudité. Plus aucune vêture où dissimuler sa peine. Plus le moindre linge où abriter son propre désarroi. Ce dont cette belle image témoigne avec la plus parfaite rigueur, c’est du sentiment infini de l’Absurde qui nous étreint dès l’instant où, derrière notre ennui substantiel, nous ne pouvons ni placer un nom, ni évoquer un événement qui en tisseraient la toile flaccide, atone, dont les mailles ne tiennent plus qu’à l’aune d’une respiration, d’un battement de cœur, nullement d’une volonté assurée de son chemin de lumière. Angoisse du Rien qui est bien la pire que l’on puisse imaginer.
Cette insignifiance fondamentale, cette fluctuante indécision, cette versatilité de l’instant sont l’image tangible de l’intangible temporel,
ce temps du Passé dont
nous n’étreignons plus
que de rares lambeaux,
ce temps du Futur
qui peine à figurer
sous quelque projet
que ce soit,
ce Présent qui s’effrite
à même sa venue.
Toute Présence est
continûment et
irrémédiablement
Absence.
Seulement de ceci
sommes-nous assurés !
Nous ne bâtissons que
des Cathédrales de sable.
Elle, Présence le sait encore
plus tragiquement du
haut de sa beauté.
Le Vide est profond
qui appelle
et jamais ne s’épuise
dans son appel.