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19 février 2024 1 19 /02 /février /2024 11:11
D’un continent l’autre

 

Roadtrip Iberico…

Al Sùr del Sùr…

El Estrecho de Gibraltar

 

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

   On a beaucoup roulé, on a sillonné de longs chemins de bitume, on a franchi des cols, longé de blanches cascades, on a aperçu des chapelles romanes, leurs toits de pierre ; on a glissé le long de rivages bleu Outremer, de longues voiles faseyaient au large ; on a dormi dans d’antiques hôtels blanchis à la chaux, d’immobiles moulins à vent montaient le long de sombres collines ; on s’est faufilés parmi les troncs fibreux des palmiers ; on a traversé les gorges des villes que dominait la silhouette ocre de l’Alcazaba ; on a vu les plages d’Aguadulce couvertes de tapis de chiendent ; puis on a plongé vers le Sud, aussi loin que l’on pouvait aller car c’est de notre identité d’Hommes finis dont il s’agissait, de la possibilité d’un futur immédiat, car on était appelés à être en Soi, à  expérimenter les seuils, les passages, les transitions, autrement dit mettre à l’épreuve nos propres limites.

   

   Tels des poulpes resserrés au fond de leurs grottes marines, il fallait lancer les lianes de nos tentacules en direction de ce qui n’était nullement nous et nous appelait urgemment à la hauteur de cet inconnu qui nous fascinait et nous mettait au défi d’en connaître la troublante énigme. Il fallait grapiller, hors de Soi, tout ce qui nous questionnait, cueillir la myrtille sauvage, cueillir l’acide prunelle, cueillir toutes ces baies à portée du regard, en faire des nutriments à portée de la main, s’accroître de leur dimension, se dilater à la mesure de ces fragrances qui n’étaient jamais que nos propres fragments disséminés dans le vaste Monde avec lesquels notre Destin, existentiellement, devait nous mettre en présence.

   Un jour de grise certitude, on a su, irrémédiablement, que l’on était arrivé au terme du chemin. Tout là-haut, le ciel tenait son immuable toile noire, identique à un étendard qui disait à la Terre le lieu inimitable de sa lointaine venue. Des nuances de gris descendaient vers la terre, comme si le ciel, adoucissant sa nuance, avait voulu poser sur le sol sa légendaire légèreté. Un fin liseré de nuages doucement pommelés s’étirait au-dessus de la ligne d’horizon. Et cette ligne d’horizon était lointaine, étrangère en quelque sorte, venue d’une illisible contrée, pareille à ces songes duveteux qui talquent nos rêves des plus délicieuses rêveries qui soient. L’horizon était une montagne, des plissements de rochers, des failles, peut-être des gorges à la noire profondeur, l’horizon étai tel qu’en lui-même une pure évidence mais, pour nous, les Étrangers, les Nomades sans but, il n’était que singulières ténèbres, charade dont nous n’avions nullement la réponse, fable dont nous ne pouvions ni percevoir le début, ni imaginer la fin, genre d’histoire sans paroles qui ne pouvait que rencontrer notre propre mutité. Un silence contre un autre silence.

  

   Nous étions sur le point le plus éloigné, sur cet étrange finisterre, comme si, sur le bord de nous-mêmes, nous étions parvenus à notre plus grande ouverture, mais aussi la plus inquiète, la plus fragile. Du promontoire qui nous offrait son sol étroit, nous découvrions, en avant de nous, tel notre probable futur, la large bande blanche de la Mer, cette manière d’étalement uniforme qui scindait le monde en deux : en deçà, un territoire connu bien que non entièrement décrypté ; au-delà, un territoire qui, pour être totalement visible, n’en recelait pas moins sa part obscure, sa part de mystère. Sous nos pieds, en quelque sorte, la lame précise de notre conscience (ce site infini d’éclairement), devant nos yeux, l’étrangeté de notre inconscient (ce lieu nocturne et de songes lourds), et cet inconscient montrait ses plis et ses replis, ses entailles hermétiques, ses vastes couleuvrines dont on devinait les bizarres desseins à défaut d’en percevoir le troublant message. Sur la dalle claire de la Mer, simple glissement de suie sur la blancheur, un simple trait noir, une anonyme embarcation avec, sans doute, dans ses soutes, des objets innommés, des provisions illisibles et, peut-être, d’obscurs Passagers occupés à des tâches sans nom.

  

   Alors, comment demeurer sur la lisière de sa conscience, n’être nullement happé par ce violent désir de connaître, sinon de posséder, tout ce qui, à l’horizon, résiste, parfois se cabre, refuse de nous appartenir ? Mais, vers cet au-delà il faut oser aller, comme l’on s’aventure en sa propre profondeur pour en sonder les rêveries, les fuyants linéaments, tâcher d’en percevoir le sens, fût-il éphémère, intangible, sur le point de s’évanouir. D’un continent l’autre. De Soi, hors de Soi. De la parole doucement proférée en son intérieur, vers cette parole inaudible, extérieure, qui nous requiert et se donne comme notre nécessaire prolongement. Bander l’arc de ses sensations, en faire des tremplins, qui, nous exilant de nous, ne font que procéder à cet accomplissement dont, toujours, nous rêvons, comme de galets dont il nous faudrait saisir la grise texture avant même que l’écume n’en efface l’image subtile à nos yeux.

   

   Partir de ce continent-ci, découvrir ce continent-là, voici notre trajet existentiel le plus vraisemblable, celui auquel, lui accordant quelque crédit, notre vie se fardera des mille signes qui la rendent singulière, incomparable.

  

   VOIR les ruelles bleues et blanches des kasbahs, la lumière y ruisselle, pareille à celle qui

   court au fond des gorges.

   VOIR le quartier des Tanneurs avec ses cuves rondes tachées de rouge Brique, de marron   

   Châtaigne, de Tangerine ou d’Abricot.

   VOIR la ville sainte de Moulay-Idriss, ses collines plantées d’oliviers et d’aloès.

  

   ENTENDRE le vent glisser parmi les feuilles vives des palmiers, une mince chanson, douce      

   aux oreilles des Nomades et des Ermites qui hantent de leur belle présence l’immensité du   

   Désert.

   ENTENDRE les coups alternés des marteaux des Dinandiers qui dressent le cuivrent, y

   dessinent des signes d’un alphabet abstrait plein de ressources secrètes, ésotériques.

   ENTENDRE l’outre de peau qui percute l’œil aveugle de l’eau au fond de la bouche étroite

   d’un puits.

  

   GOÛTER la saveur complexe du curry avec la touche légèrement anisée de la coriandre, la    

   note fortement épicée du gingembre, la puissance aromatique, citronnée, de la cardamome.      

   GOUTER la texture moelleuse de la datte Deglet Nour, son délicat goût de miel.

   GOÛTER le thé royal, subtil mélange de cannelle, de cumin, d’anis étoilé, de menthe, un   

   univers entier dans un de ces verres d’argent finement ciselés.

  

   TOUCHER le sable lisse des dunes, le laisser s’infiltrer dans la résille souple des doigts.     

   TOUCHER la peau usée des dromadaires, ce cuir des barkhanes,

   TOUCHER les boucles laineuses des moutons, on dirait de fins nuages cardant leur belle

   complexité.

   TOUCHER les murs de crépi jaune des forteresses de glaise du Haut Atlas.

  

   SENTIR les odeurs fortes, mêlées des Souks, celle d’essence et d’huile des cuirs,

   SENTIR la texture serrée des tissus,

   SENTIR les nuages âcres des forges.

   SENTIR l’air iodé, salé, l’odeur du grand large fouettant les murs des fortifications

   d’Essaouira.

   SENTIR la lourde fragrance des bouquets de menthe brûlés par le soleil.

  

   Voir, Entendre, Goûter, Toucher, Sentir, au-delà du promontoire de notre habituelle appartenance, tous ces signes qui ne franchissent le Détroit qu’à nous enseigner une autre manière de vivre, à nous transmettre les codes d’une culture différente de la nôtre (nous en perdons habituellement la valeur insigne), à nous arracher à nos immémoriales polarités afin que, touchés par une sorte de grâce étonnante, nous puissions devenir autres que nous sommes sans, pour autant, renier en quoi que ce soit la condition qui nous a été remise à l’orée de notre existence.

 

   Franchir le Détroit veut dire : s’accroître d’un degré qui, jusqu’alors, nous était inconnu.   

   Franchir le Détroit veut dire : sortir hors de Soi, butiner tout ce qui passe à porter puis regagner

   sa propre enceinte riche de nouvelles visions, habité de nouvelles saveurs.

   Franchir le Détroit veut dire : jeter son propre Soi parmi le tissage serré de l’altérité, en

   ramener un long fil de soie au terme duquel nous serons des Hommes en partage, des Hommes

   fécondés par cette invisible ligne immatérielle qui se nomme Connaissance, Amitié, Amour.   

   Franchir le Détroit veut dire : abattre les apories contemporaines (guerres, famines, génocides,

   violence, domination, aliénations) et leur substituer un profond savoir de l’Humain en son

   essence au gré duquel nous serons, selon la belle expression de Francis Cabrel, dans sa

   chanson éponyme :

 

« Des hommes pareils

Plus ou moins nus sous le soleil »

 

   Ce qui, ici, est à retenir, certes « des hommes pareils », certes, « sous le soleil », mais ce qui nous paraît décisif, c’est bien « nus », cette nudité qui préside à notre naissance, à notre venue parmi les Mortels dans le plus grand dénuement qui soit.

 

NU : nulle différence.

NU : adoubé au Simple et à lui seul.

NU : jamais la Vérité n’a été aussi près.

 

   Ce à quoi nous invite le Chanteur-Humaniste se retrouve dans le propos du Photographe, ce dépouillement, cette évidence inscrite au cœur même du Soi.

 

D’un continent l’autre,

il nous faut trouver le juste milieu,

l’équilibre,

la voie sublime

 de la Raison.

Hors de ces choix,

hors de ces décisions,

erratiques parcours seulement,

figures de la tragédie,

catapultes du Non-sens

qui nous réduisent à Néant !

 

 

 

 

 

 

  

 

 

 

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