Montags-Selfie 2
Barbara Kroll
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De façon à entrer adéquatement dans cette image, il nous faut faire l’hypothèse que le Noir du fond, que le Noir de la vêture constituent l’évident symbole d’une saturation des signes du Monde, comme si trop de paroles, trop d’écritures avaient brouillé le message initial, originaire, de la venue à l’être des choses : aussi bien la Nature que les Hommes, aussi bien les Lieux que les Temps, lesquels semblent se fondre dans une manière d’étrange étoupe, dans une sorte de nocturne dont plus rien n’émerge, dont nous ne pouvons plus tirer que la vague rumeur d’une confusion, d’un vide abyssal venant frapper la lame stupéfaite de notre conscience. Si, jamais, jadis, une capacité de visionnaire ne nous fût jamais attribuée au titre des transparences qui venaient à nous, voici que, soudain, plongé dans un chaudron de bitume,
plus aucun signe ne fait signe,
plus aucune forme ne s’informe.
A halluciner cette image, nous sommes immédiatement reconduits en un site d’avant-naissance, à une ténébreuse niche, nos oreilles enduites de cire, nos yeux obturés d’œillères, nos mains devenues gourdes à force de ne saisir que de l’intouchable, partant, de l’innommable. Å proprement parler nous sommes en nous en-dehors de nous, dans cette étrange zone interlope où notre sentiment d’exister se confond avec son contraire, ce battement du Néant en lequel nous disparaissons avant même d’en avoir éprouvé la vertigineuse nullité, la constante et destructrice aporie. Cette vision est-elle pessimiste, cet éprouvé est-il tragique, ce ressenti correspond-il, en quelque manière, au tissage serré d’un Absurde qui serait le point ultime d’une condition affligée uniquement occupée de détresse ?
Il nous faut bien reconnaître que cette représentation, loin de s’auréoler de pure félicité, incline bien davantage à considérer le cheminement humain sous la forme d’un essentiel chagrin qui ne saurait connaître que le point terminal d’une finitude à nous promise depuis une éternité. Ceci est-il source de quelque désespérance ? Nullement, car nous sommes légitimement informés, depuis le lieu de notre naissance, depuis le premier cri que nous avons jeté au visage du Monde, de la sinistre entreprise dont nous sommes le centre même : contribuer, à l’aune de chaque geste esquissé, à l’aune de chaque parole proférée, à notre propre déconstruction, chaque acte accompli étant le dernier, jamais renouvelable, épilogue définitif sur l’écueil duquel nos plus beaux espoirs ternissent, nos plus belles illusions fondent comme neige au soleil. Sans doute même y a-t-il secrète jouissance de se savoir Mortels, chaque minute grapillée à la sombre Camarde signant, en quelque sorte, une sorte de victoire, certes relative, et c’est bien ce relatif qui se donne pour la chose la plus précieuse qui soit. Rien n’est davantage considéré, adulé, que ce qui échappe.
Donc cette parure Ombreuse étant consubstantielle à notre présence, loin de pouvoir s’en dispenser, convient-il de marcher à son côté, certes sans pouvoir en faire l’économie, en l’ignorant parfois, cependant cette ignorance, cette feinte ne dissolvent nullement la persistance de sa silhouette à tisser notre revers même, c’est un peu comme si, égouttant nos mains pour en chasser l’humidité, nous pensions annuler, pour toujours, la volonté de la pluie à paraître ici ou là. Ici, après ces quelques considérations adventices, sommes-nous contraints d’avancer dans notre tâche « herméneutique », déceler en l’image les mystères qui s’y abritent, les significations qui y sont en repos dont il nous faire moisson ou bien, à défaut, grappiller quelques épis.
« La Blanche », ainsi baptiserons-nous le Modèle de l’image, émerge de ce fond de suie et d’obsidienne afin de trouver prétexte à sa propre parution sur la lisière des choses observables.
Il y a effort à ceci,
il y a contrainte,
il y a douleur.
Toute naissance est nécessairement aux forceps. S’extraire de ceci, qui se donne ici pour le Néant, cette touffeur crépusculaire, obscure, suppose la mise en avant d’une réelle souffrance. Et ceci se comprend d’autant mieux si nous faisons l’hypothèse que toute avant-naissance, drapée dans ce qui peut apparaitre comme un linceul noir, ce noir, bien plutôt qu’affecté de pure négativité, se donne dans la pure joie d’une retenue au bord de l’exister. C’est la stance heureuse avant toute détermination, les prédicats, toujours entachés certes de bonheur et, le plus souvent de malheur, sont tenus à distance dans cette sorte d’a priori qui est figure de Liberté, d’entière et renouvelable Liberté. C’est comme le sentiment qui précède tout amour, rien n’est plus Libre de soi que cette posture théorique, toute méditative, où le Sujet réel, plutôt que d’être étroitement incarné, surgit comme la pure promesse d’une infinie contemplation sise en ses propres atours. Le premier baiser est déjà le signal d’une possible tromperie, d’un hypothétique désaveu, d’une préférence égocentrée du Soi par rapport à l’Altérité. Tout Autre, par définition, est menace de Soi, aussi est-il ce bien privatif, cette donation oxymorique dont, toujours, nous redoutons, qu’il ne soit empiètement sur Soi, possibilité d’annulation au motif de son étrange rayonnement.
Ce qui est en tous points remarquable en cette esquisse peinte, c’est que l’Artiste, dans cette première phase de son travail, nous donne à voir la mesure métaphysique de l’œuvre qui est l’écho de notre propre dimension spéculative, transcendante, inabordable au motif de la Raison, seulement intuitionnable, seulement perceptible sur la lisière de notre consentement à être. Car, en toute objectivité, par rapport à l’Être, cette buée, cette fuite de soi d’une possible parole, nous ne pouvons qu’y prétendre, y acquiescer, y correspondre le temps fugace d’une sensation, puis plus rien ne paraît que l’interrogation à elle-même son propre objet. Ce qui, dans cette toile en devenir, est aussi étrange que fascinant, c’est cette juxtaposition de deux réalités dont on penserait que, d’ordinaire, elles ne puissent que s’annuler réciproquement, alors qu’ici la coalescence est possible, manière d’enjamber le mur obstiné des contradictions. La « présence » (mais peut-on parler de « présence » lorsque tout reconduit au sentiment de l’absence ?), de « La Blanche » est
pur absentement à Soi,
reniement de qui elle pourrait être,
biffure majuscule de la prétention
à exister plus loin que le bourgeonnement
d’une idée à l’orée des choses.
Voyez-vous, ce qui est remarquable, c’est la mise en abyme, sur un même plan, à égalité de valeur, de ce Noir insondable dont nous disions, il y a peu, qu’il figurait le Néant, de ce Blanc également énigmatique, inabordable, inconcevable, de ce Blanc censé représenter l’Être, ceci rejoignant les sublimes intuitions des Grands Philosophes, mais aussi de quelques Religieux, de quelques Spiritualistes, posant la dérangeante et illogique équivalence :
ÊTRE = NÉANT
Or, ici, d’évidence, face à cette peinture,
l’équivalent devient hautement visible :
être revient à n'être pas,
faire présence revient à se distraire de Soi,
s’affirmer comme réel à surgir dans l’irréel,
prétendre à la concrétude d’une forme se réduit
à l’appel d’une opérante Métaphysique.
Au revers de ce que nous voyons,
toujours de l’invisible.
Au revers de ce que nous touchons,
toujours de l’impalpable.
Au revers de ce que nous entendons,
toujours de l’inaudible.
Certes, les Êtres que nous croyons être tremblent sur leurs fondations d’argile, tous les murs de Jéricho dont nous entourions notre fragile constitution s’écroulent sans bruit dans la vastitude silencieuse du désert. Y aurait-il image plus puissante pour mettre en exergue le désarroi des Existants que nous ne sommes, peut-être que par défaut, mesure d’un Hasard dont les dés jetés ne montrent jamais leur face qu’à se recomposer continuellement.
Et puisque nous parlons de « face », comment ne pas rebondir sur « cette face » précisément, sur ce visage du Modèle en son étrange absentement ? Ce qui vient à nous dans le plus étrange qui soit, ce visage privé de ses habituels attributs, n’est-il le sourd et inamovible écho d’un non-être qui, toujours surgirait, à l’ombre de l’être, ubac de l’être gommant son adret, profération de signes usés avant que d’être prononcés ? Il nous faut parcourir le paysage de neige de ce visage de la même façon que nous aborderions l’inextricable jungle seulement armés de ce coupe-coupe destiné à abattre les lianes nous obturant toute possibilité de dévoiler quelque vérité. A moins que, surgissant à même cette inconsistance blanche, la Vérité ne se dise qu’en mode se retirement, de repliement.
Yeux, nez bouche, oreilles, orifices au gré desquels toute présence se donne en tant que possible, toutes ces sublimes anfractuosités humaines s’abîment dans un long silence, synonyme d’une perte à Soi irrémédiable. Et les mains, cet autre sens du toucher dont le privilège est de rencontrer le Monde « en chair et en os », qu’agrippent-elles, que crochètent-elles sinon ce visage de plâtre qui nous fait irrésistiblement penser à ceux des mannequins d’osier de De Chirico ? « La Blanche », à égalité de destin de ces étranges figures, signe en cela même son immarcescible abolition. Nul recours au fait d’exister. Les choses sont têtues qui demeurent en retrait, celées, identiques à ces étonnantes berniques soudées au rocher, qui finissent plus par être rochers, que bernique : mouvement d’auto-annulation comme unique paradigme du vivant. Tel l’enfant désireux qui jouit de son jouet puis, soudain, le casse au motif de son incapacité à le combler, lui l’Enfant-Roi qui souhaite ne dépendre de personne, lui l’enfant de la toute puissance qui veut dresser face au Monde hostile la volonté bandée de son arc.
« Sur le seuil d’une naissance », proposait le titre. Ce seuil est-il humainement franchissable ? Ne demeurons-nous, notre existence entière,
sur le bord de…,
en lisière de…,
en marge de…
ce que nous aurions voulu qui brasille au loin tel le feu d’une inatteignable comète ? Cette œuvre est saisissante, nous voulons dire, d’abord saisie en soi, ensuite ouvrant notre propre saisissement. Y aurait-il vision plus tragique que celle d’Existants privés de leur propre visage ?
En ces temps de disette intellectuelle,
en ces temps d’idées frelatées,
en ces temps de conduites formatées,
en ces temps de frilosité conceptuelle,
que reste-t-il à l’Homme qui ne serait
que de basculer tête la première
dans la première fosse facticielle venue :
drogue, sexe, violence et autres horizons hermétiquement déterminés, une manière d’épilogue pour le genre humain ? Que reste-t-il lorsque
la Littérature,
l’Art,
la Philosophie,
toutes transcendances assurées de leur être, il ne demeure dans ce Monde forclos que de la matière pure que l’esprit semble avoir désertée pour un temps infini ? Vivre, ce simple fait se suffisant à lui-même, ne s’est-il confondu avec cette « « rage de vivre », cette fureur d’être dont la vitesse, le consumérisme à tout va, l’oubli des valeurs dressent l’inquiétant portrait ? Nous voulons voir, dans cette œuvre de Barbara Kroll,
cette annonce de temps funestes,
cette prédiction infiniment triste,
cette dépression mélancolique,
cette inquiétude foncière,
cette noirceur qui menace
de tout obombrer,
de tout reconduire sur les fonts
funestes et illisible du Néant.
Cette Métaphysique, dès lors qu’elle prend visage, nous saute au visage, nous cloue au pilori, nous met nus devant le Monde, nous biffe de la race des êtres-possibles sur Terre. Sans délai, il faut redonner vie à ce visage,
lui faire le don des Yeux
qui contemplent l’Art,
le don du Nez qui hume les
belles fragrances du Jour,
le don de la Bouche qui modèle
les beautés illimitées de la Parole,
le don des Oreilles ouvertes à l’inépuisable
symphonie du céleste, du terrestre ;
le don du Toucher grâce auquel nous confierons
l’exploration de nos doigts à ce qui mérite de l’être,
à savoir cette irremplaçable Essence de l’Homme qui ne saurait se fourvoyer, jamais, dans l’abîme sans fond du non-sens. « Sur le seuil d’une naissance » :
toujours nous avons à devenir
ce que nous sommes en notre fondement,
des possibilités d’existence procédant
à leur propre dépassement.
Dépassement :
oui !
Seulement
Ceci !