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22 octobre 2025 3 22 /10 /octobre /2025 08:12
De l’Art immédiat du Simple

Portugal 2011

tirage argentique - virage sépia

 

Photographie : Thierry Cardon

 

***

 

   Quiconque viserait cette image dans la distraction serait immédiatement pris d’un doute à double racine : s’agit-il là, d’une œuvre d’art et, s’il en est bien ainsi, comment ce motif aussi simple peut-il en constituer le fondement ? Disserter à propos de l’Art est toujours chose difficile pour la simple raison que la détermination de son domaine, à savoir là où il commence, où il finit, constitue la ressource la plus subjective qui se puisse concevoir. Et, en l’Art, affirmer ceci comme étant beau, relève de la gageure, tant le Beau est variable selon les climatiques où il s’illustre, selon les états d’âme et les goûts de Ceux, de Celles qui essaient d’en prononcer l’essence. L’on voit bien, d’emblée, qu’à défaut d’être un jeu gratuit, toute assertion vis-à-vis de l’art présente le risque, pour Celui qui l’émet, de procéder à quelque dogme assorti d’une évidente mauvaise foi. Le problème paraît donc insoluble, du moins pris sous ce point de vue partiel, sinon partial. Ce qu’il faut faire, afin de sortir de cette nasse conceptuelle, à notre avis, créer deux parenthèses en lesquelles

 

placer l’œuvre, d’une part,

et, d’autre part, le Voyeur de l’œuvre.

 

   En quelque sorte deux autonomies se faisant face car, ni l’œuvre, ni le Soi ne peuvent être envisagés à l’aune d’une hétéronomie.

 

L’œuvre en soi en tant que telle.

Le Soi en tant que tel,

 

soit la confrontation de deux Essences

dont chacune ne peut qu’être souveraine.

  

    C’est au gré de cette seule autonomie que le décret de l’œuvre d’Art pourra être énoncé. Une manière d’attitude performative du Regardeur qui pose en acte, cette puissance, cette virtualité qui sommeillaient au sein même du futur devenir des œuvres.

 

Je dis que cette Œuvre est de l’art

et mon acte de nomination suffit

à son effectuation en tant que telle.

 

   C’est ce qu’a accompli Marcel Duchamp énonçant « L’urinoir » en « Fontaine », « La Roue de bicyclette » en archétype du geste qui sculpte, « Le Porte-bouteilles » en la Forme polysémique dont tout art abouti est capable selon sa nature :

 

métamorphoser un objet immanent

en objet transcendant.

 

   De plus, notre geste autonome de Liseur de l’Art présente l’immense avantage de supprimer les clivages entre les oeuvres, d’abolir, entre elles, toute idée de hiérarchie. Il y aurait une grande naïveté à poser la question de savoir, de la « Montagne Sainte Victoire », d’un glacis de Rothko, d’un « Outrenoir » de Soulages, laquelle de ces propositions picturales se donne, en premier, en second, et ainsi de suite, façon radicale de se voir attribuer un mérite dont tout geste adverse ne serait qu’une euphémisation, un genre de métonymie. Sortir de toutes ces apories reviendra à poser les équivalences suivantes :

  

L’œuvre est en voie d’elle-même et

de nulle autre qui lui serait extérieure.

L’Oeuvre est capable d’elle-même

sans que quelque vérité externe

n’en vienne confirmer la réalité.

L’Œuvre est œuvre parce qu’elle est Œuvre

ou l’entière, insécable tautologie à l’œuvre.

 

   Certes, plus d’un Sceptique pensera que de telles affirmations ne reposent que sur une sorte d’autocomplaisance, que cette manière de raisonner appliquée à l’ensemble du réel n’est rien moins qu’une Pétition de Principe, une façon somme toute commode de se rendre « Maître et Possesseur » de ce qui vient à l’encontre, la liberté de l’Émetteur conditionnant l’aliénation de ceci à qui cette assertion s’applique. Libre à eux, libre à nous de poser aussi bien l’Art que l’œuvre selon nos propres déterminations au prétexte que ce qui, en ma conscience, s’inscrit en tant qu’Art, tel Autre n’en recevra nulle confirmation, au point même d’affirmer une position en totale opposition avec la nôtre. Mais nous n’argumenterons plus avant sur l’insoluble problème de la Vérité dont l’avisé Pascal énonçait cette indépassable sagesse :

 

« Plaisante justice qu'une rivière borne !

Vérité au‑deçà des Pyrénées, erreur au‑delà. »

   

   Ici, reprenant l’énoncé à mon compte, je dis cette œuvre de Thierry Cardon en tant qu’œuvre d’art et mon mérite sera modeste quant à la confirmation de ce qui vient d’être annoncé. Sans doute le prétexte est-il mince, de modeste dimension. Que voit-on sur la plaine du subjectile ?          

   D’abord les ascétiques silhouettes de quelques graminées dont on se demande quel peut-être leur étrange destin. Que voit-on ensuite ? Une surface de Blanc d’Ivoire parcourue de quelques déchirures et boursouflures.   Alors que dire de cette étrange relation ? Que dire du mot végétal s’enlevant sur le fond abstrait de ce qui pourrait ressembler à une croûte terrestre sillonnée de crevasses ? Ce dénuement, cette radicale économie, il nous faut leur attribuer une vêture à leur dimension, de manière à ne les laisser dans une manière de mutité qui ne ferait que nous égarer. Nous nous appliquerons donc à faire émerger une thèse herméneutique

 

posant les Graminées en tant que

symbole Humain-plus-qu’Humain,

faisant face à une Terre virginale, originaire,

argile de teinte et de constitution aurorale

ouvrant la possibilité même de l’existence des choses.

 

Des choses premières, s’entend,

des choses sortant tout juste

de leur mystérieuse essence.

   

   Donc les Graminées, Humaines-plus-qu’Humaines au seul prix de leur constitutif désarroi. Donc la Terre, à la seule valeur de sa mesure donatrice de vie, à la guise de son fondement matriciel. Ce que nous sommes en train d’énoncer : que cette œuvre, selon nous, doit se lire à la façon d’une allégorie mettant en confrontation dramatique

 

Destin Humain

et Néant de sa provenance initiale,

 

    ce Néant, ce Rien symbolisés par la césure, la fente, la faille lézardant le sol nourricier. Il nous faut d’abord parler du risque humain plus haut évoqué. Toute marche vers l’avant d’un Sujet anthropologique peut se comparer au cheminement hésitant d’un Passant sur une ligne de crête,

 

entre l’adret d’un bonheur,

l’ubac d’un sombre désespoir.

 

   Et la chute n’est nullement rare qui précipite le Marcheur en direction de l’ombre, de Charybde en Scylla d’où, peut-être, jamais il ne remontera.

  

   Sombres et illisibles desseins de la destinée Humaine. Donc les déchirures qui, dans un tel contexte, ne pourront que figurer le vertige abyssal en lequel tout parcours Humain peut s’abîmer lors du moindre de ses faux pas. L’étendue matricielle configuratrice de vie, la Terre en sa donation initiale, reprend en elle le motif qu’elle avait amené au plein du jour, sous la pluie bienfaisante des hautes lumières. On a ici tous les ingrédients de la tragédie classique :

 

un Destin de Héros croît et embellit

parmi les plurielles images du Monde,

mais suite à quelque erreur de jugement,

à un défaut de lucidité,

les Moires tisseuses de liberté,

mais aussi d’aliénation,

le condamnent à errer,

cet Œdipe aveugle,

au sein d’une Colone dévastée,

mourant sous les traits

des infernales Érynies.

  

   Certes le trait est noirci, certes l’interprétation est verticale, laquelle semble drosser un infranchissable mur face au peuple des Humains. Oui, mais à l’évidence, notre propre Finitude clôt notre destin à la manière d’un brusque scalpel déchirant, à notre corps défendant, cette chair existentielle qui est le seul bien dont nous disposions sur Terre. Et nous irons même plus loin dans notre lecture ténébreuse de cette œuvre. Nous la penserions silencieuse pour la simple raison d’une double mutité :

 

celle des Graminées,

celle de la Terre.

 

   Mais il faut persévérer dans notre quête de sens, inciser la peau de l’œuvre, nous immiscer, nous-mêmes, en tant que Graminées, poussées germinatives qu’un décret extérieur condamne à trépas, nous précipiter donc dans cette fascinante mais définitive échancrure, devenir, nous-mêmes fêlure au gré de laquelle biffer définitivement

 

l’être-que-nous-avons-été,

l’espace d’un instant,

pour devenir ce-que-nous-ne-serons-plus,

ayant rejoint la fente originaire

qui nous avait mis au Monde.

  

   Or, ici, parmi la dalle silencieuse du Temps, se laisse percevoir un Cri tout pareil à celui poussé par la peinture violentée d’Edvard Munch, Cri face à la Mort qui équivaut au Cri du Nouveau-né surgissant sur la margelle de l’exister.

 

D’un Cri l’autre :

l’écriture tragique du Destin.

 

    Destin écrit à l’encre sympathique, toute visibilité ôtée au sens de l’écriture : témoigner de l’Homme. Ce parchemin lacéré que l’Artiste place devant nous à la façon d’une troublante énigme, n’est-il, au moins symboliquement, cet antique palimpseste où les signes superposés du Temps Humain s’effacent à même leur confusion ?

 

Immense et déroutante fragilité Humaine

dont ces Graminées témoignent à l’envi,

 

   comme si leur modestie, leur faible empreinte, leur naturelle discrétion voulaient nous ménager, nous faire croire en ce possible dont toute croissance est comme l’emblème, l’assurance d’une progression vers demain qui ne soit en pure perte.

  

 

   Et c’est bien au motif d’une esthétique à « fleurets mouchetés » que cette œuvre nous pénètre jusqu’en notre tréfonds le plus mystérieux. Beau et efficace geste esthétique tout tressé des lianes presque inapparentes d’une plastique ascétique. Parfois dire peu, sur la lisière d’une retenue, c’est énoncer grandement ce qui, du reste, ne peut qu’être chuchoté : le tarissement de la source qu’un jour nous ne serons plus qu’à titre de réminiscence, nullement la nôtre, bien évidemment, celle d’autres consciences dont nous aurons croisé le chemin, alors que ce croisement n’aura plus de motifs d’actualisation. Cette légèreté aérienne, n’est pas sans nous faire penser aux paroles de Nietzsche dans « Le gai savoir » :

  

“Ce sont les paroles les moins tapageuses

qui suscitent la tempête et les pensées

qui mènent le monde viennent

sur des pattes de colombe.”

   

      Il nous paraît opportun de citer, en épilogue de ce texte, cette remarque au sujet du « Gai savoir » tirée d’un article de Wikipédia :

  

   « Il relève ainsi l'ambivalence même de sa conception de l'existence, saisie entre la recherche de la vérité intrinsèquement mortelle, et l'illusion intrinsèquement vitale. »

  

   Å sa manière bien à lui, Thierry Cardon, jouant de ces manières de discrets clairs-obscurs, ne fait peut-être que faire dialoguer, dans une poésie légère « vérité mortelle » et « illusion vitale ». Le véritable métier d’un Artiste est celui même de la jonglerie entre des tendances contradictoires, vives dialectiques qui sont le tissu de l’exister, en réalité œuvre de Magicien qui, sous la face riante des choses, dévoile prudemment, quelque vérité qui pourrait bien nous atteindre, si, d’aventure, nous prenions le temps de soulever ce voile de la māyā que plusieurs philosophies orientales veulent percer de manière à porter à la clarté cette vérité transcendante se dissimulant sous la chape de plomb de la réalité matérielle.

   Mais disant ceci, nous ne faisons que mettre en exergue le vif intérêt que porte l’Artiste à la belle Civilisation Indienne, terre de magie et de spiritualité s’il en est. Ce fin et passionné Observateur des « lignes flexueuses » de la Loire, photographiant ici

 

le Blanc de Seiche d’une souche séculaire,

là le réseau serré des herbes sauvages sur fond d’eau,

là encore un semis de graviers noirs

d’où émerge la sculpture noueuse d’une racine,

 

ce Passionné infatigable trace,

pour nous Observateurs,

pour lui Acteur,

le praticable de cette vaste scène mondaine

sur laquelle nous figurons à titre

d’Énigmatiques Sujets.

 

L' Énigme est notre demeure !

 

 

 

 

 

 

 

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