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3 juillet 2013 3 03 /07 /juillet /2013 08:24

 

NUIT DU 5 AU 6 OCTOBRE.

 

  Il n’y a plus de bruit sur Autan, sur le Terrain vague et c’est tout juste si l’on perçoit le glissement de l’air sur la tête des arbres, légère ligne blanche à l’horizon. Djamil ne cesse de se retourner sur sa couche, sa tête traversée d’obsessions, d’idées folles. Il entend la respiration calme et régulière de Lyubina, celle plus rapide et heurtée de Kalia. Il sait que sa femme ne dort pas, qu’elle pense à leur fille et ne trouvera le sommeil qu’au petit matin lorsque les brumes descendront des falaises et que la fatigue appuiera sur ses yeux, tels des bouchons d’étoupe. Djamil se lève, s’habille d’un pantalon de toile et d’une chemise. Dans le coffre accroché à la roulotte il saisit les collets en fil de laiton, les enfouit dans les profondeurs de ses poches. Dehors la nuit est claire, blanchie par la goutte figée de la Lune. Sur la gauche, les cases de ciment d’Autan dessinent d’étranges cubes pareils à des casemates ; à droite le treillis des grues se projette sur les murs des entrepôts. Djamil longe la Cité, monte le chemin de pierres qui conduit vers les carrières, contourne le « Volcan ». Ici la terre est maigre, semée de cailloux, hérissée de touffes de serpolet, de genièvres, de buissons noirs. Il en connaît toutes les sentes, les layons qui partent en étoiles, en nœuds, en ramifications multiples. Au hasard des touffes d’arbustes et de ronces, il plante des brindilles, les dispose en goulet au bout duquel le collet est tendu, accroché à une branche flexible. Parfois un lapin, un lièvre viennent s’y prendre, alors Djamil cueille un bouquet de plantes aromatiques, romarin, sarriette, origan et c’est comme un fumet généreux qui mouille ses papilles, fait gonfler sa langue, dilate son estomac. Mais les prises se font rares, les braconniers plus nombreux et les Roms sont souvent obligés de dénicher des écureuils, de traquer des hérissons qu’ils mettent à cuire dans une boule d’argile. Mais que serait la vie d’un Rom sans rapine, sans braconnage sinon une terre déserte et désolée ?

  Djamil vient de poser son dernier lacet. Il s’assoit sur une butte de terre, roule une cigarette, frotte le briquet. Il rejette la fumée, longue ligne grise que dissipe l’air frais de la nuit. Tout en bas, dans la vallée, la Bastide est une tache claire que ceignent les remparts d’argile. Les yeux de Djamil sont fascinés par la vision si belle des trois ponts aux arches semblables, des hautes tours de briques, de la Place aux arcades où luisent les pavés noirs, de la terrasse du Café El Patio rythmée par les voiles blancs et noirs de ceux qui viennent y boire des breuvages glacés pareils à l’eau des lacs. Djamil fait taire les rumeurs qui l’habitent, prête l’oreille. Des sons viennent de la Bastide, sinuent dans les lacis du vent. On entend des sonorités d’accordéon, des plaintes de violon, des percussions de peau identiques aux vibrations sourdes du doba tsigane. La musique s’amplifie, roule sur les pavés inégaux, ourle le bord des fontaines, se coule dans les venelles, s’insinue au creux des cours ombreuses, s’enroule autour des lianes des volubilis et c’est maintenant une rumeur qui gagne la plaine d’herbes, les ruisseaux, les bosquets, les sources, jusqu’en haut de la falaise blanche.

  Comme saisies d’ivresse les pupilles de Djamil se dilatent et il perçoit alors, sur les pierres noires qui jouxtent la terrasse d’El Patio, deux ombres tsiganes que la danse emmêle, alors que la pleine lune inonde le paysage d’une coulée de neige. Le rythme de la musique s’est accentué, est devenu plus vif sous les assauts de l’archet et ce sont maintenant les voix chaudes et voilées de Boti et de Lyubina qui résonnent à l’intérieur de l’enceinte de briques. Il regarde avec ferveur les mouvements amples et gracieux, les tournoiements des jupes rouges décorées de roses, la giration des foulards, l’éclat des lourdes créoles, les cercles des bijoux enserrant les bras, les chevilles, alors que les pieds nus font voler la poussière. Du Café El Patio sortent des salves de cris, d’exclamations, parfois de claquements de doigts, de coups de talons sur le sol de lave et il y a, dans l’air tendu, alors que le jour va poindre, une pluie de pièces d’or, à la façon des rayons du soleil lorsque le ciel s’habille de la teinte des feuilles. Les deux filles Roms remercient avec une sorte de révérence et leurs jupes rouges sont des corolles qui s’ouvrent sur l’éventail des dalles noires. La musique s’éteint en même temps que les dernières étoiles. Ceux de la Bastide regagnent leurs grandes demeures de pierre où bruissent encore les mélodies tsiganes. Une ligne claire décolore le ciel à l’horizon. Djamil quitte le chêne rouvre auquel il s’était adossé. En bas les maisons de ciment émergent peu à peu du sol couvert de gouttes d’eau. Les roulottes dorment encore dans les replis du Terrain vague.

« Demain Lyubina ira danser devant le Café El Patio » pense Djamil, et ses yeux brillent à la manière des veines d’or qui courent dans les profondeurs de la terre.

 

    

 

10 OCTOBRE.

 

  Quatre longs jours sont passés depuis l’explication de Djamil et de Kalia. Quatre jours à errer au milieu des herbes folles, à tourner en rond entre les planches de la roulotte, à user son regard sur les murs d’enceinte de la Bastide. De longs jours à contenir ses sentiments, ses émotions, ses rancœurs parfois, à éviter le regard de l’autre, à retenir les mots tranchants, définitifs, pareils aux lames de silex. Puis le soir, alors que les ombres s’allongeaient sur le Terrain vague, Djamil a sorti du coffre la robe rouge à volants, la ceinture noire à longues franges parée de cercles de métal, le chemisier blanc, le boléro ourlé de dentelles, le foulard semé de roses. Il a posé sur la chaise le doba du père Dezso puis a fixé Lyubina de ses prunelles dures et noires comme l’obsidienne. L’adolescente a baissé les yeux en signe de soumission. Alors Kalia est sortie sur l’aire de bitume et la porte a longtemps battu sous les rafales du vent. Le père a frappé deux fois à la roulotte de Matéo-le-gitan. Matéo a ouvert. Ses deux visiteurs se sont assis sur les chaises de bois. Djamil n’a pas parlé. Le gitan a compris que l’heure était venue pour Lyubina d’habiter son corps de femme, d’apporter sa contribution, de se relier à la tradition du peuple Rom.

  Il a sorti du buffet une bouteille d’eau-de-vie de baies sauvages, a rempli trois petits verres. Une odeur de genièvre et de prunelle a flotté entre les parois de la roulotte. C’était la première fois que Lyubina buvait de l’alcool. Elle l’a avalé d’un trait, à la manière des hommes, le liquide brûlant sa gorge. Elle aurait aimé avoir Boti à ses côtés mais son amie était allée chez la vieille Luana jouer aux tarots et passer la nuit à lire l’avenir dans le marc de café et la figure mouvante des étoiles. Quand les réverbères se sont allumés dans la Bastide, Djamil a estimé que l’heure avait sonné pour Lyubina, qu’elle devait s’ouvrir à son destin. Il a pris congé de Matéo, a accompagné sa fille jusqu’à la limite des remparts. Déjà les premiers hommes habillés de blanc, les femmes en longues tuniques noires commençaient à remonter les rues en direction de la Place. Peu à peu la terrasse d’El Patio s’animait. On commençait à y servir des boissons fraîches, des verres de vin dorés comme du miel. L’odeur des mets grillés montait en lourdes nappes qui se dissipaient au milieu des feuilles argentées des oliviers et des eucalyptus. Une rumeur s’élevait de la terrasse, palpable, et c’est la Place entière, les arcades qui résonnaient maintenant de cris et de rires, et parfois le bruit hésitait, en suspens, comme si les gens de la Bastide attendaient un événement imminent. C’est le moment que choisit Djamil pour pousser légèrement Lyubina aux épaules. Sans se retourner la jeune fille s’engage sous l’arche de briques claire et, pieds nus, commence à remonter la rue conduisant au cœur de la Bastide. Sa longue robe rouge flotte autour de ses hanches menues, les lourds bracelets illuminent ses bras et ses chevilles, le doba au bout de ses mains fait un halo blanc comme celui de la lune. Puis elle s’engage sur sa gauche dans la venelle étroite qui débouche sur El Patio et disparaît aux yeux de son père. Djamil attend un instant, dissimulé dans l’ombre des remparts. Bientôt une voix sourde, voilée, monte vers le ciel, accompagnée des percussions rapides de la doba, du carillon cuivré des cymbales. Le Tsigane s’appuie au mur de briques et son esprit s’emplit de visions, de sons de toutes sortes qui semblent sortir des failles de la terre, des touffes d’herbe, des rochers blancs des falaises. Il voit, comme dans un rêve, les eaux vertes de l’Olt couler entre des gorges boisées ; les plaines de joncs du delta du Danube osciller sous la brise ; les collines abruptes des Carpates monter vers le ciel ; il voit des chevaux harnachés de rouge, des montreurs d’ours, des roulottes coloriées, des mendiants qui retournent des monceaux d’ordures ; il entend les chœurs de Roumanie, le grincement lancinant des violons, le souffle chaud et haletant de l’accordéon, la grêle cotonneuse de la contrebasse, les cascades de trilles de la guitare. Puis les sons s’amenuisent, se fondent comme s’ils étaient bus par la terre et il n’y a plus qu’un souffle lent et régulier qui longe l’assise des remparts.

  Vaincu par la fatigue, Djamil s’endort, le front appuyé contre le tronc d’un arbre. Cependant que son mari courait poser ses lacets, Kalia, l’inquiétude au ventre, rejoignait la roulotte de Luana, alors que Boti dormait sur une banquette, pelotonnée dans une couverture de laine. Luana devina la confusion dans laquelle se trouvait la visiteuse. Elle lui servit une infusion de plantes qui l’apaisa un moment. Alors, dans une avalanche de mots, Kalia raconta tout : la rudesse de sa vie, le chômage, le projet fou de Djamil, la tentative de Lyubina, son entrée dans la Bastide, il y a quelques heures à peine, pour mendier ; l’avenir sombre, pareil à un nuage hostile qui se serait abattu sur le Terrain vague. Dans la roulotte que cerne la nuit, l’air est devenu lourd, presque irrespirable. Boti, sans doute en proie à quelque rêve agité mâchonne des mots incompréhensibles. Luana se lève, écarte le rideau qui dissimule une alcôve. Là, sur une étagère, une boule de cristal brille à la façon d’une étrange planète. Luana pose la boule sur la planche voilée de la table. Elle s’assoit face à Kalia. Peu à peu, dans le demi jour de la pièce étroite, le cristal semble vibrer, s’animer. Les ombres se nappent de clarté et bientôt des contours apparaissent, des détails émergent.

  A l’intérieur de la sphère se trouve une sorte de ville miniature avec son damier de toits, son quadrillage de rues et de venelles étroites, ses places, ses fontaines, ses ponts aux arches multiples. Kalia, approchant son visage du cristal, n’a aucun mal à reconnaître la Bastide, ses deux tours symétriques, son mur d’enceinte, son chemin de ronde circulaire. La cité est déserte. Sur la Place dallée de pavés la fontaine projette sa gerbe d’écume. Un peu plus haut, sur la terrasse du Café El Patio, ne restent plus que des vestiges de la fête, vrilles des serpentins, pluie de confettis, serviettes maculées de taches. A l’écart, sur un cube de pierre noire, des objets que Kalia reconnaît avec une sorte de ravissement teinté d’appréhension : cercle clair du doba entouré de ses cymbales, bracelets de cuivre, larges créoles touchées par la lumière. Kalia, que le spectacle fascine, ne peut détacher ses yeux des amulettes qui sont comme l’ombre, la projection de Lyubina.

  Soudain le cristal s’assombrit, couleur de cendre, couleur de nuit. Alors Kalia sait qu’il ne sert à rien de rester dans la roulotte de Luana, qu’il lui faut rejoindre la sienne, derrière le talus d’herbes sauvages, là où est son destin. Elle remercie, part à la hâte, la démarche hésitante. A l’horizon, un jour gris et incertain se lève, sorte de frémissement coloré agitant les feuilles claires des bouleaux et des aulnes. A droite, sur le chemin de poussière, la silhouette hésitante de Djamil. Kalia et Djamil montent les trois marches de bois de la carriole. Ils n’échangent aucun mot, se couchant tout habillés sur les banquettes usées. Par la porte entr’ouverte pénètrent les premiers rayons du soleil. Ils viennent tout droit de l’est, du lointain pays des tsiganes, là où la mémoire des hommes se perd dans les brumes du passé.

 

                                                                                                  (FIN).

 

 

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