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7 août 2013 3 07 /08 /août /2013 09:55

 

  L'Autre, ce fameux continent inconnu, comment procéder afin, qu'un jour, il devienne visible?  Un peu comme si, devant soi, on avait un bloc d'argile, que l'on se munisse d'une mirette ou bien d'une spatule et que, patiemment, à petits coups, l'on dégage des pellicules de terre afin de parvenir à découvrir la sculpture qui s'y occultait. Ou bien que l'on se saisisse d'un crayon, d'un Conté un peu gras, par exemple, faisant sur des grandes feuilles de Canson des esquisses à partir desquelles nous pourrions saisir un peu de cette réalité extérieure que nous tend l'Autre sans que nous puissions bien en prendre la mesure.

  La méthode utilisée par Jules a essentiellement consisté, d'abord, à bien regarder ses Copains - La Place du Marché est une manière de lieu idéal -, à scrupuleusement noter les nervures, creux, dépressions et dolines dont ses Amis lui faisaient quotidiennement l'offrande, une manière de géologie à ciel ouvert, puis jetant quelques notes sur des feuilles quadrillées. "Quadrillées", cela a-t-il tellement d'importance ? Mais bien évidemment, quand on connaît le Jules. Pensez seulement à son ancien métier de Magasinier à la Manu et, déjà, vous aurez un début de réponse. Le Jules, du temps du boulot, classait journellement des milliers de pièces, ressorts et autres clavettes, dans des centaines de tiroirs : les fameuses catégories d'Aristote, si l'on veut. Quand on essaie de rationnaliser, c'est toujours de la même façon que l'on procède. Le réel, que nous percevons d'abord sous la forme d'une masse profuse, plurielle, luxuriante, un peu comme la forêt pluviale dense se montre à l'explorateur égaré, ce réel donc, nous sommes contraints de le découper, comme avec un simple cutter, puis, posant les pièces du puzzle devant nous, nous reconstruisons ce puzzle.

  C'est tout juste ce qu'a fait ce bon Jules Labesse. Ses Copains, il les a un peu démantibulés, a placé, d'un côté la tête et le cou; d'un autre les membres, façon Ravaillac; puis le torse; puis le reste des pièces détachées et, ainsi, comme le faisait Picasso avec ses modèles, les amenant à éclater sous la poussée plastique du cubisme, disposant devant lui les aires anatomiques selon son bon plaisir, disjonction du visage, diaspora des membres, fragmentation des seins, du sexe, le tout devenant disponible, immédiatement préhensible, aussi bien dans l'ordre du fantasme que dans celui de la visée artistique. Mais, vous l'aurez compris, Labesse n'était pas Picasso, pas plus que Jules n'était Pablo. Mais peu importe, l'on peut vivre sans forcément être né sous le soleil de Malaga et se prendre pour le Minotaure lui-même.

  Donc Jules ayant étalé ses Copains devant lui, avait tout le loisir de les observer sur toutes les coutures, aussi bien les extérieures, les corporelles, mais aussi les intérieures, le caractère, les mœurs, les pensées, l'esprit, les fantasmes et aussi bien l'âme parce que, lorsque vous la cherchez adéquatement, vous finissez par mette la main dessus. Enfin, façon de parler, vu qu'elle est infiniment mobile et que, lorsque vous pensez l'apercevoir dans quelque pli, le foie, la rate, elle se débine aussitôt dans un autre secteur, la tête, le sexe ou bien au mitan de la glande pinéale.

  Car, voyez-vous, l'âme, avant d'être un bout du corps, aussi intime fût-il, c'est surtout de la mobilité, du passage, de la fuite, de la translation, du vent, du souffle, du déplacement, du voyage, de la pérégrination, une zébrure, un changement coloré, une métamorphose, une imago, un écoulement, un ruissellement, une onde-corpuscule, un phosphène, du brouillard au-dessus du marais, un glissement, un sillage, une spirale, une ligne sans fin, une voie vers l'horizon, un éther, la courbure du cristal, la vibration du grain de silice, l'amplitude du quartz, le vol de l'éphémère, la goutte de rosée, le scintillement au bout des herbes, la persistance du givre, le cristal de neige, le gaz au-dessus de la tourbière, la part des anges, le glacis de la toile, le tain du miroir, la quadrature du cercle, la sphère céleste, l'eau des abysses, le clignotement des étoiles, l'éclipse, la queue coruscante des comètes, l'éblouissement, l'instant d'avant le jour, la couleur lisse de la perle, le gris, le gris, le gris, l'écume sous le vent, la respiration du monde, l'ellipse sans fin des mots, l'arcature du jour, l'enclin du soir, la nuit souveraine, le chant de la Lune, le balancement du nycthémère, la diastole-systole, le gonflement du cardia, les yeux, la pupille, l'occlusion ouverte de l'obsidienne, la courbure du galet, l'ambroisie, la gemme des mots, le susurrement, la confidence étoilée, le secret polychrome, l'estompe du temps, la Petite Madeleine, les rivages lagunaires, les Syrtes, le glissement sur la lame d'eau, le souffle du marais, le bleu de l'iceberg, le peyotl, les météores, l'île, l'utopie, les chants polyphoniques, la voix voilée, le regard de Picasso, l'outre-noir de Soulages, l'extase matérielle de Le Clézio, les lieux de Duras, la flûte au sommet des Andes, la laine des vigognes, la mémoire oblitérée de Modiano, l'odeur des incunables, la rencontre, les affinités électives, les chants maldororiens, la folie artaudienne, les moustaches de Nietzsche, la démence de Zarathoustra, la fée aux miettes, le nuage, les gouttes de pluie, les visages de cuivre des Indiens, la main tendue, les guillemets, l'apostrophe, la coupure dialectique, la césure du soir, les matins bleus, les mains du vent dans l'olivier, le balancement du palmier, l'épaule des dunes, la fuite de l'eau dans les acéquias, l'agitation menue des oyats, le poème du feu, le rayonnement de l'âtre, les escarbilles, les feux de Bengale, la musique des astres, l'amour platonicien, les sphères, les sphères, les sphères, le signe de l'infini, le delta, les lettres, la ponctuation, la divine comédie, Thélème, la vision panoptique, les fragments colorés du kaléidoscope, la mutation du caméléon, la brise marine, le sommet des montagnes, la canopée multiple, les seuils, les portes, les clés, les embouclements du langage, la question, la question, la question, l'instant Métaphysique, le silence, le silence, le silence et encore plein de dilatations, de gonflements, d'éploiements, d'efflorescences, de conques ouvertes, de cornes d'abondance, de dépliements de crosses de fougères, et encore plein de pleins de pleins de pleins, c'est tout cela l'âme, c'est tout cela que Jules Labesse cherchait à comprendre parmi les circonvolutions, diapreries et autres arabesques que faisaient, à longueur de temps, ses Amis sur la Place du marché et aux alentours d'Ouche. C'est cela même qu'il essayait de mettre en musique par ses tableaux, ses graphiques, ses milliers de gribouillis, c'est cela qui le faisait avancer, le faisait croire à un possible avenir. C'est cela, cette complicité, cet assemblage étroit, comme le font les moules sur leurs bouchots, qui permettait aux Copains de naviguer d'une rive à l'autre de l'existence avec du sens accroché entre les bornes, l'originelle, l'ultime. C'est cela que vous, Lecteurs, Lectrices, cherchez si, d'aventure, vous avez eu le courage de cheminer à mes côtés jusqu'ici.  C'est du SENS dont vous êtes en quête. Et peu importe qu'on l'appelle amitié, amour, art, esprit, âme, peu importe. L'essentiel est d'être en chemin vers plus illisible que soi et d'essayer, patiemment, méticuleusement, d'extraire cette fameuse "chair du milieu" (attention : marque déposée) dont nous sommes construits et que, souvent, nous n'apercevons pas, faute qu'elle soit dressée devant nous à la manière d'un menhir.

 

 

 

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essai0

 

 

 

      Quand j'ai fini mon dessin, Henriette vient, entre deux poireaux, jeter un œil par-dessus mon épaule :

 "Qu'est-ce que tu dessines encore, Jules ?"

"C'est mes copains de la Place du Marché", je lui dis, et elle reprend :

"Dis donc, ils ont une drôle de tronche, tes copains; tiens, jette plutôt ton torchon à la poubelle et mets le couvert, c'est l'heure du pot-au-feu, si, toutefois, tu consens à passer à table, et puisque tu es devant le poste, mets donc "France-Info", ça nous fera un bruit de fond et ça sera toujours mieux que tes radotages".

  Alors je fais ce que me dit Henriette et puis on passe à table et pendant qu'on déguste le bœuf et les carottes, entre les morts en Irak, la chute de la bourse à Wall Street, le dernier Congrès des Verts, je gamberge dans ma tête parce qu'Henriette vient d'y semer le doute et un brin de confusion et je dois dire qu'au moment où elle me sert une double boule de glace avec des frisettes de chantilly dessus et quelques copeaux de chocolat, j'essaie de rassembler les morceaux du puzzle et c'est plutôt difficile de s'y retrouver et quand j'arrive à habiller Garcin de quelques contours c'est Pittacci qui devient flou et quand je fais la mise au point sur Pittacci, c'est Calestrel qui se pointe avec un cortège d'ecclésiastiques accrochés à ses basques, et quand je commence à méditer sur les raisons qui font que la religion est comme elle est, c'est Simonet qui me fait un clin d'œil, comme s'il voulait me dire que tout ceci est de peu d'importance, et lorsque nous arrivons au café et que je jette un regard discret sur ma grille de lecture qui ressemble plutôt à un gribouillis de gamin, je pense qu'après que j'aurai desservi le couvert, j'irai faire un tour dans le Square, c'est toujours bon, la marche pour remettre un peu les idées au clair, c'est sans doute parce que les idées elles trouvent une assise ferme et concrète chaque fois que les pieds touchent le sol, et après j'irai dans le salon, je prendrai une grande feuille de papier, j'y ferai des cases et, comme quand j'étais magasinier à la Manu, j'essaierai de trier les pièces, de les ranger par ordre, par taille, et alors je suis certain que tout deviendra simple et limpide, évident en quelque sorte, et, bien sûr, vous en profiterez vous aussi de cette nouvelle clarté, tant et si bien que vous pourrez en parler à vos copains des copains de Jules et que vous pourrez, vous aussi, les disposer dans des cases et jouer avec eux comme on joue au jeu de l'oie, aux petits chevaux, aux dames ou aux échecs. Alors vous patientez une petite heure, le temps de noircir mes feuilles et après, je vous montrerai mon nouveau dessin, vous verrez, il sera passé de l'esquisse à la forme définitive et vous comprendrez alors que c'est plutôt pas si mal de disposer d'une grille de lecture pour trier le grand bazar qui nous entoure..........................................................................

....................................................................................................................................

...........................................et................................................................pendant........

.............le temps...................................où...........................je....................................

....................................................................................................................................

............m'échine à.............................................................tracer................................

.........................................mes................traits....................................au

cordeau......

............................................................à mettre..........................................................

........................dans les petites cases.....................................tous mes

 

copains.......

 

....en essayant...............................................de

 

voir...................................ce qui.....

....................................les rapproche.......................................mais

 

aussi.................

................................................................ce qui les.................................différencie..
.................à quels grands types..............................on peut.......................................

.......les identifier.............................sous quel régime

 

symbolique...............ils...........

....................fonctionnent.........eh bien...............il ne vous reste............plus.............

.............qu'à compter les points.........comme on compte les

 

jours..............dans cette

 

foutue existence.....................comme dirait

 

Henriette..................................................

 ......................................eh bien, me revoilà, Jules Labesse.........................j'espère..

....que j'ai........................................pas été...............................trop.....................long !

 

 

essai2

essai3

 

 

 Mais je vous sens un peu décontenancés. Oui, vous vous attendiez à mieux, aussi bien sur le plan de la forme que du fond. C'est bien normal et je reconnais volontiers que vous pouvez, légitimement, ressentir quelque frustration. C'est pas que je veuille me justifier, mais pendant que j'étais en train de gribouiller sur mes feuilles, bien peinard dans le salon, Henriette elle a déboulé et, tenant le torchon caché dans son dos :

 "Dis mon Petit Jules, t'aurais pas oublié quelque chose à faire pour ton Henriette ?"

Je vous avoue, l'espace d'un éclair, ça m'a fait quelque chose qu'Henriette elle me cause avec une voix douce comme du miel et je croyais même que c'était une voie détournée, pour me dire, entre les mots, en quelque sorte, "Jules, mais t'as donc rien compris, c'est tout simplement "la lune de miel" qu'elle te demande ton Henriette" -, et alors que j'en revenais pas de cette repousse inattendue de l'amour conjugal, quand Henriette elle a agité devant moi le petit torchon avec des damiers blancs et rouges dessus, j'ai compris, qu'en guise de retour d'affection, c'était l'essuyage des assiettes et des couverts qu'elle me proposait de sa voix qui voletait comme de gentils papillons sous l'effet d'une brise printanière :

 "Et, ce quelque chose à faire, si tu me suis bien, c'est tout de suite parce que, sur le formica, j'ai même plus la place d'y poser mes mots croisés et tu sais bien que c'est mes seuls loisirs, et pendant ce temps, Monsieur joue à tirer des plans sur la comète" et, lorgnant mes jolis gribouillis, "Je te jure, Jules, tu gaspilles ton temps pour pas grand chose et plutôt que de brosser le portrait des autres légumes, tu ferais bien d'aller balayer devant la porte, que le Facteur puisse au moins venir jusqu'à la boîte aux lettres".

   Et, sur ce, l'Henriette, elle a tourné sur elle-même comme une toupie. Alors comment voulez-vous que Jules pris dans ce tourbillon de l'existence, il ait eu le loisir de vous fignoler un tableau aux petits oignons. C'est pas une vie, comme dirait Garcin, les yeux perdus sur la ligne beige des Aurès.

 

 

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