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14 mars 2014 5 14 /03 /mars /2014 08:13

 

Sisyphe à l'œuvre.

 

 

sal-o1.JPG 

Œuvre : Barbara Kroll.

  

 Nous regardons l'œuvre en train de s'accomplir et, avant même de commencer à l'analyser, d'exercer notre sens critique, nous percevons le symbole sous jacent, premier mot d'une sémantique en train de se constituer. Affiliés au Principe de Raison, nous regimbons à faire notre cette silhouette qui se présente à la manière d'un cosmos inversé, à savoir en tant que chaos en puissance. La quadrature de notre exister est tellement déterminée par les essentielles polarités d'un habiter sur Terre que nous sommes désemparés à la seule idée de retourner notre univers, de le viser différemment, à savoir d'en découvrir la perspective inhabituelle. Mais notre discours sur l'œuvre s'éclairera par le recours à l'analogie en nous déplaçant vers les toiles, étonnantes à première vue, de Georg Baselitz.

 

 

 sal'o2

Georg BaselitzSans Titre, 1982

Source : Karlsruhe.

 

  Cet Artiste se fait remarquer à partir des années 1968 - 1970 en peignant ses personnages tête orientée vers le basVoyeurs de l'œuvre, nous sommes ontologiquement questionnés jusqu'en notre tréfonds. Être-homme consiste-t-il, aussi bien à assumer la position verticale que le retournement du réel sans qu'une véritable interrogation se fasse jour de l'ordre d'une perte de valeurs ? Chez Barbara Kroll, tout au moins dans l'œuvre analysée, s'institue cette même proposition figurale qui nous met sens dessus dessous. C'est rien moins que notre configuration parmi le monde qui trouve sa propre remise en question. Si la gloire de l'exister au milieu des choses et des animaux se manifestait, jusqu'à présent, par cette éminente aptitude de l'homme à redresser sa silhouette et à la faire se hisser au-dessus de l'herbe de la savane - caractère insigne de la dimension anthropologique -, que reste-t-il de l'humain qui le différencie de la jungle mondaine dès l'instant où il semble basculer dans un genre de perdition ? Car notre vision des œuvres ne demeure pas simplement esthétique. Tout bouleversement de l'optique du monde, toute modification d'un état d'âme entraînent de facto l'ouverture d'une éthique. Notre naturelle esquisse ne saurait s'exonérer d'une histoire culturelle, morale, religieuse sans doute. Si l'homme rayonne et assure la transcendance de son cheminement, c'est, assurément, en raison de projections symboliques qui, toujours, s'effectuent dans notre manière d'être au monde. Épiphanie du visage, caractère sacré, puisque d'abord signe de sa propre reconnaissance, de la reconnaissance de l'Autre. Nous regardant dans le miroir, c'est de nous dont il s'agit, avec cette aptitude à nous élever vers plus haut que nous - notre propre transcendance - alors qu'au-dessus de notre tête se tient l'espace libre du ciel.

  Mais imaginons un seul instant la rotation du haut de notre corps et surgit l'effroi en direction de l'abîme. Car il ne s'agira plus, pour nous, de l'aire ouverte du Ciel comme destination finale, mais de la densité de la Terre, de sa puissance de fermeture, de sa mutité. Ciel et Terre jouent toujours en mode dialectique avec ces symboles lourds de signification. La colombe s'envole toujours en direction de l'éther, alors que la taupe cernée de noir fouit la terre aussi sombre et mystérieuse qu'elle. Inspirés par ces sentiments liés à une perception archétypale de l'univers - le haut est solaire, le bas est versé par nature aux apories chtoniennes, à la dimension infernale -, nous cheminons avec la certitude que notre seule apparence est soumise au régime d'une fontanelle aimantée par ce qui est altitude et élévation, alors que son contraire ne saurait délivrer que la couleur du néant. Sans doute ces projections sont-elles fondées, mais elles ne le sont qu'en raison. C'est seulement parce que nous pensons en termes de causes et de conséquences, avec un arrière plan moral et religieux que ce renversement des choses nous paraît contre nature. Le Bien est zénithalle Mal est au nadirLe Ciel est délivrance et espérance. La Terre est aliénation et attirance démonique.

  Nous sommes donc prisonniers de ces schémas de pensée qui nous remettent à notre condition première par laquelle le Paradis signifie, alors que l'Enfer néantise. Mais l'Artiste - Bazelitz ou bien Barbara Kroll - ne sont nullement inféodés au même schéma intellectuel. Être Artiste, avant tout, c'est faire s'écrouler les conventions, c'est transgresser le réel têtu, c'est user des armes de la subversion afin qu'apparaisse une vérité avec laquelle il nous faudra bien composer. A moins d''adopter la supposée attitude de l'autruche, laquelle à sa manière, inverse sa vision du monde, mais en le niant, ce qui est, à l'évidence, un comble. L'art, s'il a une vertu performative, c'est-à-dire s'il effectue dans la réalité ce qu'il promulgue sur la toile, alors nous, les Voyeurs, vivons la tête en bas et regardons le monde par en-dessous, métaphysiquement, dans le vertige, depuis les fondements et les scories de l'exister. Nous surgissons au cœur des choses, dans leur dimension déployantes, tremplin du vide en direction du plein. Ce qui veut dire, qu'au lieu de nous situer au niveau de considérations éthérées et transcendantes à leur objet, nous sommes immergés dans l'étant, au plus près des laves primitives, nous sommes ces manières d'immanence naissant en elles-mêmes, en même temps qu'elles naissent au monde. C'est du-dedans de la matière que se profile ce que Le Clézio nommait dans l'un de ses essais de jeunesse "L'extase matérielle".

  Car, pour longtemps, nous ne connaîtrons du monde que son arche de terre et ses assises racinaires. Le dialogue que souhaite instaurer le couple Bazelitz-Kroll en nous visitant à partir de nos fondations, c'est seulement, en obturant le Sujet, faire apparaître l'Objet, à savoir la Peinture elle-même dans le procès qu'elle entretient avec l'exister, dont, souvent, elle ressort, incomprise. C'est parce que nous nous réfugions toujours dans des fuites et des pensées légères que nous nous évinçons de la lourdeur du vivre, cette pesanteur, cette "pâte même des choses" (Sartre - La nausée) qui nous détermine en nos assises et que nous feignons d'ignorer. Pour la plupart, anti-Roquentinanti-existentialistes qui refusons de voir la racine sous le banc du jardin public de Bouville, de creuser la glaise jusqu'en ses derniers retranchements, souhaitant briller de la belle vêture de l'uranie avant même que la mue soit terminée, refusant le stade de la larve, de l'œuf. De l'imaginal nous n'acceptons que le stade terminal de la mue. C'est à une saisie de l'origine que nous sommes conviés dans ces œuvres, lesquelles, plutôt que de flatter nos feuillaisons nous renversent jusqu'à nos racines. L'exister-en-soila peinture-en-soi comme demeure première et dernière de toute aperception du réel. Mais écoutons Bazelitz dont le concept radical de peinture inversée permet de revenir aux fondements :

« vider ce qu’on peint de son contenu pour se tourner vers la peinture en soi ».

  Au départ, au premier coup d'œil, alors que la "conversion du regard" que la phénoménologie appelle de ses vœux n'avait pas encore trouvé le lieu où apparaître, nous avions intuitivement pensé à une représentation symbolique du Mythe de Sisyphe.

 

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 Le personnage y apparaît comme écrasé sous le poids d'un rocher - d'un destin - qui semble vouloir l'anéantir. Une première interprétation de l'image nous incline à un sentiment du tragique, mais il semble qu'il soit nécessaire de reconduire le personnage mythologique à une conception plus camusienne de ce qui ne semble s'illustrer que sous la figure de l'absurde. Ici, il faut faire nôtre la belle formule de Kuki Shuzo, lequel affirme : « il faut imaginer Sisyphe heureux », cette phrase faisant sens à identifier Sisyphe à une action à laquelle il trouve du bonheur à seulement l'accomplir, comme une fin en soi. C'est dans cette même inclination de la pensée que nous considèrerons l'Artiste dans son travail éternellement recommencé, comme disposé à une signification qui le dépasse mais, pour autant, ne l'annule pas. Bien au contraire, la lutte contre l'existence est cette perpétuelle tension pour parvenir à l'essence. Celle-ci, l'essence, nous la recherchons, Acteurs ou bien Voyeurs des œuvres. C'est pour cette unique raison qu'il y a des Hommes, des Femmes, des Artistes  qui visent le monde de telle ou telle manière, mais qui, nécessairement le visent, c'est-à-dire y introduisent du sens. Regardons et comprenons.

 

 

 

 

 

  

 

     

 


 

 

 

 

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