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13 juillet 2016 3 13 /07 /juillet /2016 07:49
L'oiseau à l'aile blessée.

Photographie : Katia Chausheva.

Un matin, à la rédaction, Sternberg, comme à son habitude, m'avait jeté une boule de papier froissé qui dissimulait, au milieu de diverses notes, une adresse à peine lisible : "Allez donc faire un tour du côté de l'Öskjuvatn, y a certainement un papier à faire là-dessus." Sternberg adorait les mots imprononçables, les intrigues et les volcans. Le tout était réuni, il ne me restait plus qu'à prendre mon maroquin et voler vers l'Islande. A quelques encablures de la côte, l'avion tanguait dans une espèce d'eau grise qui devait ressembler aux nuages de cendre de l'Eyjafjöll. Lorsque je posai le pied à terre, la lumière de Reykjavik était pareille à une lagune plombée. La nuit serait bientôt là alors que le milieu de la journée venait juste de tourner la page. Pas très loin de l'aéroport, l'hôtel était confortable et j'avais emporté quelques livres, histoire de diluer l'ennui. C'est vous qui m'aviez accueilli à la réception, dans cette à peine clarté qui faisait ses lentes coulures. Vous parliez un français teinté de syllabes rondes et fuyantes comme si quelque galet avait habité le creux de votre palais. Et cette voix rauque, un peu traînante qui semblait venir de l'au-delà du temps. Ce qui m'avait frappé, d'abord, c'était cette manière de langueur avec laquelle vous vous manifestiez. Genre de félin assoupi qui aurait pris acte de la vie au travers de ses meurtrières. Et cette tristesse infinie qui semblait rôder à vos confins et faisait inévitablement penser à ce pays de feu et de glace que, périodiquement, une éruption venait recouvrir de sa taie floconneuse. Vous aviez si peu parlé, m'accompagnant jusqu'au seuil de ma chambre, puis retournant vers le hall avec la lenteur du désenchantement. C'était si déroutant d'arriver dans ce pays du bout du monde, d'y rencontrer peut-être celle qui incarnait avec tant de justesse, de vérité, cette âme islandaise si secrète. Un volcan couvant sous la cendre. Mais, n'y avait-il pas plus que cette inclination à la mélancolie? J'imaginais déjà quelque événement inattendu qui vous avait visitée, laissant, en vous, l'empreinte de quelque douleur.

Mais quelle subite intrusion du jour vous avait visitée pour que vous demeuriez dans l'être avec cette sublime fin de vous ? Vous étiez en partance vers un lieu que vous sembliez ignorer, oiseau blessé, à la recherche de son vol. Qu'aviez-vous vécu qui vous avait frappé de son aile noire jusqu'à vous faire basculer dans l'abîme ? C'était une étrange vision que de vous considérer, là, dans cette posture qui signait les paysages pris de tragique, aussi bien les visages disant l'infinie beauté du monde. Vous étiez en suspens de vous-même, en état d'apesanteur, dans l'ombre du doute, installée au centre coruscant de votre propre souffrance. Mais de quelle vérité étiez-vous atteinte que nul ne percevait ? Qu'y avait-il de quotidiennement inaperçu que vous abritiez au sein même de cette flamme éteinte ? Car il y avait conflit, verticale dialectique entre ce qui vous faisait vibrer bien au-delà de vous et cela qui vous rivait à votre unique existence. Diamant qui brillait de ses mille fragments réfractés, en même temps que gemme sourde prise dans des mailles d'ombre. Une déraison qui ne disait pas son nom et vous forait de l'intérieur, à la manière d'un trépan de l'âme. Quel gisement mystérieux abritiez-vous des regards, quelle puissance, quelle énergie inavouée brûlaient donc en vous ? Vous étiez cette sorte de banquise posée sur des eaux noires, dérive métaphysique ivre de sa propre errance. Que ne consentiez-vous donc à briser vos chaînes, à faire éclater la bogue de silence qui vous clouait à cet immarcescible flottement dans ces pôles glacés ? Il vous fallait partir de vous et gagner un autre continent, peut-être sous les alizés, afin qu'une apparition se produise, qu'un sourire habille vos lèvres d'un possible bonheur. Il fallait. Un moment, j'avais été tenté de vous proposer de me suivre jusqu'à Öskjuvatn, cette terre volcanique dont vous ne manqueriez pas de ressentir la vibrante énergie. Je vous sentais si intuitive, réceptive à cette nature avec laquelle vous aviez dû être en harmonie avant que ne se produise …. Mais que pouvais-je mettre après les points de suspension qui n'eût été une fable ? Vous étiez si près du mystère, de sa confondante énigme.

Le lendemain, un petit bimoteur m'avait conduit jusqu'aux rives de l'Öskjuvatn. Longtemps nous avions tourné autour du cratère. Depuis l'avion, je photographiais ce paysage si étonnant. Les nuages blancs et gris plombaient le ciel, renforçant l'impression d'outre-monde. Les roches couleur de latérite étaient brûlées par endroits, livrant des profondeurs de rouille, des ombres profondément métalliques. Accrochés aux flancs, des restes de névés brillaient avec des lueurs de phosphore. Les lacs étaient semblables à deux vitres vertes, immobiles, seulement parcourues, ici et là, de filaments pareils à un bronze ancien. C'était si étonnant de planer au-dessus de ce qui dépassait les limites de l'imaginaire, comme si l'on était parvenus aux limites d'une terre purement fictionnelle. Le pilote avait renoncé à poser l'avion à cause des rafales de vent. Tant pis, j'inventerais un chapelet sensoriel - odeur de soufre, éclatement des bulles, chaleur sous la croûte du sol - et Sternberg n'y verrait que du feu. Quelle importance, d'ailleurs, le papier tiendrait bien debout : ficelles du métier. Et qu'importait cette réalité-là, en regard de la vôtre qui paraissait bien plus profonde ? Éruptive, mais glacée sous le socle de roches et de glace. Drôle comme tout s'éclairait avec la lumière de la vérité. Là, sous mes yeux, dans la démesure du jour, c'était vous, seulement vous qui étiez posée comme une énigme à la face du sol. Le gris du ciel, c'était la couleur éteinte de votre front. Les griffures ombreuses des flancs, vos longs cils abritant votre regard. Les lacs verts, vos yeux que des reflets mouvants animaient de l'intérieur et qui faisaient à la surface de simples irisations. Légères, imperceptibles. Et les névés immaculés, la falaise de vos joues parcourues de clarté. Voilà, la réponse à votre mal de vivre était entièrement inscrite dans cet austère paysage avec lequel vous jouiez en écho. Comme si les signes du sol s'étaient déposés sur votre épiderme, y gravant les hiéroglyphes du manque, de l'incomplétude, de l'être voulant correspondre à sa propre vibration, s'inscrire dans le long poème du monde.

Quand nous avons rejoint Reykjavik, la clarté était une poudre neigeuse qui semblait vouloir tout dissimuler. Je suis rentré à l'hôtel. Une lumière étroite rôdait dans le hall. Sur le guichet de la réception, un papier blanc portant une écriture penchée, la main semblait avoir tremblé :

"Fjarverandi í dag."

"Absente pour la journée". Mes rudiments en islandais me permettaient, sinon de comprendre les subtilités de la langue, du moins de saisir le caractère de ce peuple aux contours si peu définissables. En réalité, ce que j'attribuais à quelque maladie ou bien à un chagrin n'était que l'ombre portée du pays que la latitude septentrionale reconduisait à un éternel silence. Au travers du hublot de l'avion, l'Islande n'offrait plus qu'un vague contour, une feuille glacée posée sur la Mer de Norvège, bribe détachée des neiges du Groenland. Sternberg l'aurait son article, seulement la partie émergée de l'iceberg. Sternberg n'était pas poète et ce qui existait au-dessous de la ligne de flottaison ne l'intéressait guère. Sans doute avait-il raison de ne pas s'encombrer de légendes qui meublaient l'imaginaire avec la persistance de l'abeille à récolter le pollen. Mon appartement se remplissait d'ombres longues. La nuit était proche qui, déjà clouait les paysages du nord dans l'encre de la solitude. Étiez-vous rentrée à l'hôtel à cette heure tardive ? Le froid, déjà, devait enfoncer ses aiguilles dans le vif de la peau. Je fumais une dernière cigarette avant de ma coucher. Le faisceau de la Tour Eiffel faisait, dans le ciel, ses lueurs boréales. Comme la rotation incessante et toujours ininterrogée du temps.

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