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14 avril 2016 4 14 /04 /avril /2016 07:26
Les couleurs de la mémoire.

Œuvre : Barbara Kroll.

Esquisse - Acrylique sur carton 100 X 70.

On m’avait dit le ciel blanc, la lumière partout étincelant, les feuilles aiguës des palmiers, l’éclatement floral des lauriers-roses, les façades couleur de craie et nul espace où trouver du repos. On m’avait dit la dette à acquitter à cette belle Andalousie, comme s’il se fût agi de noces tragiques dont, jamais, on ne reviendrait. On m’avait dit la présence sous le soleil, dans les rues gorgées d’ombres ; le soir, le jerez ambré dans des verres étroits ; la danse lente des ailes des ventilateurs dans les cafés de tapas et le non-retour. Jamais on ne revenait d’Andalousie. On demeurait dans le lacis des ruelles, longtemps on rôdait sur le paséo, au milieu des mailles serrées des odeurs et des dalles rouges et blanches des pavés. Longtemps on errait devant les façades hantées de hautes grilles, alors que l’eau de la Sierra Nevada coulait dans les acequias de pierre, sous le vert de la végétation. Souvent on longeait les murs crénelés de l’Alcazaba, au-dessus du quartier gitan et le regard se perdait, au loin, là-bas, du côté des grands bateaux échoués dans le port, pareils à des falaises percées des trous des troglodytes. Il y avait comme une impossibilité à s’extraire de soi, à remonter à la surface de la conscience, à faire la planche et regarder le monde avec les yeux de l’innocence. Il y avait trop de douleur à quitter les profondeurs marines, là tout contre le bleu de la mer, si près des agates brunes, dans le brouillard solaire, sur la natte des herbes qui couraient au ras du sable, sur les plages d’Aguadulce, de Callente, de Marisol. C’était comme une aimantation, un genre de vibration qui s’installait au creux des reins et y demeurait avec la force naturelle d’un séisme. C’était la phosphorescence d’une image très ancienne juste en arrière des yeux, comme si un invisible moucharabieh en eût dressé la trame subtile et tout se révélait sous la figure d’un inatteignable. Un désir, là, au bout des doigts, des dattes très précieuses, le gonflement d’un sein translucide avec ses gouttes de miel, la rosée d’un pubis sous les diamants d’une forêt pluviale. Andalousie était là, immense mystère creusé jusqu’en ses plus étonnants arcanes, labyrinthe complexe aux mille trajets inaperçus, nécropole souterraine allumant ses milliers de lueurs ossuaires. Fascination qui n’avait pas de nom, à la manière d’une antique déesse, peut-être une reine noire de Nubie enfouie dans le souvenir des dunes du désert.

Il est très tôt le matin, dans les nappes de brume bleue. La voiture avance, glisse, se fraie un sillage parmi les pliures de l’air. Il fait si doux et l’existence est si réelle, si aisément préhensible. Il suffit de laisser sa main passer par la vitre ouverte et on sent l’écume des jours glisser entre les doigts. L’évidence de juillet est là, posée comme le papillon sur la poussière jaune du pollen. A l’intérieur du ventre, derrière le bouton de l’ombilic, c’est le déroulement léger d’une mousse, la tension d’une spirale attendant que tout se déplie dans le bonheur immédiat de vivre. Plus tard seront les échardes de chaleur, la sueur profuse, les yeux rougis par les premiers assauts de la fièvre estivale. Après Valencia, l’hispanité est là avec ses contrastes violents, le bleu intense des eaux, le si beau langage, chantant, modulé, comme l’empreinte des hommes sur la terre aride, exigeante, serrée dans sa gangue de poussière. Bientôt l’Hôtel Miramar à Denia avec son atrium de faux marbre, ses chambres blanchies à la chaux, ses antiques robinets fuyant continuellement, les traces de rouille sur la faïence. Etonnante Espagne où la façade le dispute au dénuement des arrière-cours, aux alignements hasardeux des briques gauchies, aux déchets qui jonchent le sol de leur géométrie étique. Sur les falaises, de l’autre côté de la baie, les moulins aux ailes déployées, les villas accrochées au calcaire, pareilles à des griffes de sorcières. Fenêtres ouvertes sur la nuit, avec le grondement continu de l’existence ibérique, le battement des tortillas dans des écuelles de fer, les notes claires des guitares sous le chant des étoiles. Le lendemain, la suite du voyage est une prouesse météorologique : jamais il n’aura fait aussi chaud sur l’ensemble de la péninsule. L’arrivée à Almeria, loin d’être une délivrance, est le point d’orgue d’un voyage épuisant. Le petit appartement loué au centre ville est une étuve. Le thermomètre géant de la pharmacie, en face, n’arrête pas de monter, comme si la colonne de mercure était soudain devenue folle.

De ce séjour maintenant si lointain que reste-t-il sinon un fin brouillard déposé sur l’écran de la mémoire ? Que reste-t-il qui demeure encore lisible, interprétable ? Cette nuit, dans les lueurs grises de l’insomnie, c’est votre image qui a soudain surgi avec la vive insistance d’une braise. Un genre de feu s’alimentant à sa propre source, une inépuisable énergie rayonnant de son inaltérable puissance. Sur ma natte désertée de sommeil, impossible de vous déloger, urticante vibration faisant mon siège jusqu’à une manière d’ivresse. Mais d’où surgissiez-vous ainsi avec cet incroyable coefficient de réalité qui atteignait jusqu’à la bogue de mon sexe ? Une flamme dont le jour ne put me délivrer. Une giration dans le plein du cortex avec des giclures de blanche myéline. Mais d’où cette obsession tirait-elle sa source ? Vous avais-je au moins connue, rencontrée, sinon aimée ? La passion, parfois, est une telle démesure qu’elle éteint ce qu’elle a allumé, ne laissant plus que des cendres froides et l’objet du désir se meurt dans les plis d’une histoire sans nom. Pourquoi donc, apercevant votre image, se dessinait, en filigrane, ce voyage perdu dans le lointain du songe ? Il devait y avoir nécessairement, une raison. Que m’eût servi à poser un nom - Carmen ; Dolorès ; Maria, - ces effigies anecdotiques sur un visage sans corps, sur une aventure sans fondement ? Car, à la réflexion, jamais nos chemins ne s’étaient croisés, jamais nos mains ne s’étaient jointes, nos corps retrouvés dans le geste de l’amour. Alors, quoique dépité, il me fallait en convenir, vous étiez cette fière Espagne, cette belle province d’Andalousie que jamais personne n’atteindrait en son fond. L’absolu, toujours se dérobe devant nos pas, tout comme le chemin s’allonge indéfiniment devant la marche du pèlerin.

Oui, dans ma longue dérive nocturne, vous m’êtes apparue sous le sceau de multiples figures dont mon imaginaire s’emparait avec ardeur afin qu’une possible vérité pût en surgir, plutôt que cette perte dans laquelle vous me laissiez. Perte de vous. Perte de moi. Il devenait urgent que je vous vêtisse des atours de la signification. Ne pas les atteindre eût été le pur synonyme d’une folie. Alors voilà, la nuit aidant, celle que vous êtes devenue, sans doute à votre corps défendant. Mais jamais l’on n’est maître du jeu dans une sublime autarcie, toujours l’on appartient aux autres, toujours votre corps se laisse envahir par le regard envieux, possessif, qui vous interroge en même temps qu’il vous aliène.

Les couleurs de la mémoire.

Derrière vous, pareille à la sombre muleta, est le rouge, la nappe de sang qui dessine la longue tragédie ibérique. Il n’y a pas d’Espagne sans taureau, il n’y a pas d’Andalousie sans arènes, sans les cris des aficionados tassés dans les gradins, sans le vin noir qui coule dans les veines du peuple des Maures. C’est inscrit au plus profond de l’âme, cela fait ses faisceaux d’étincelles, ses confluences de flammes dans la conscience de ceux, celles, qui sont soudés à leur terre par toute la force de leurs racines. Ou bien ce rouge est-il le vivant étendard de la robe pourpre du flamenco, celle que porte avec tant d’élégance et de noblesse Belén Maya ? Est-ce l’empreinte de cette flamme nomade qui court parmi le peuple des égarés et fait vibrer la corde de leur âme, claquer sèchement les paumes de leurs mains, percuter violemment le sol de leurs talons de cuir ? Est-ce cela ?

Et le noir dont j’ai dit la mesure taurine, celui qui habite les plis de votre chevelure d’ébène, coule le long de votre vêture, se termine en une flaque indistincte sur le sol, n’est-il pas, seulement, la vibrante allégorie du désarroi infini de ces gitanes, - certains les disent effrontées -, enfant porté sur le bras comme une joie en même temps qu’un fardeau, de ces femmes donc à qui l’on fait l’aumône afin qu’un chemin puisse être poursuivi ? Et ce gris de votre visage, de vos épaules, n’est-il pas le même que celui qui habite, un jour de féria, ce vieil homme désemparé, béret noir sur la tête, hébétude plantée dans le corps à la manière d’une écharde, veste élimée, chemise froissée, alors que, derrière lui, la musique rutile, les rires fusent, la corrida se prépare avec son rythme de sexe et de sang, de piété et de barbarie, de désir et de mort ? Est-ce cela, le gris, toute cette immense mélancolie qui glisse depuis le ciel et enferme, dans la densité de sa glu, des individus pris dans un confondant bloc de résine ? « GUERRA A LA TRISTESSA », l’enseigne bariolée qui clame sa joie au fronton de la baraque de fête foraine et l’homme perdu est au milieu de la foule sans savoir qui il est, quel est le sens de son destin. Andalousie qui fait des couleurs la plus haute joie, mais aussi le plus sombre projet d’exister, comme si la partie ombreuse de l’arène signait l’irrémédiable finitude, alors que la partie immergée dans le jour décroît lentement, sombrant bientôt dans les tentures d’une nuit illisible. Et le blanc, cette couleur si neutre qu’elle semblerait dire le silence, énoncer l’absolu, tracer les limites infranchissables de la virginité, ce blanc pris d’une ombre légère, cette écume sensible de vos jambes longues, n’est-elle pas l’écho, dans l’hôtel que cerne la clarté assourdie, de la chemise du toréador en prière, de celui qui, habillé de son habit de lumière, va bientôt entrer dans le cercle infiniment étroit de la danse de la parution et du deuil ? Tous ces symboles existent-ils à l’état de nature ou bien est-ce l’égarement d’un imaginaire fougueux qui en trace les improbables contours ?

Le blanc, je le vois aussi sur les tours d’argile qui dominent Almeria, depuis son château, cet Alcazaba à la lointaine histoire. Ici la vue est belle qui rassemble en quelques notes fondamentales les harmoniques de toute l’Andalousie. Toutes les couleurs s’y mêlent dans une manière de joie indescriptible comme pour dire la confluence ancienne des hommes, le damier des civilisations multiples, la rencontre des cultures. Au loin la mer avec sa nappe d’indigo immense sur laquelle ricoche la lumière, les rochers érodés, couleur de terre brune, usés par les meutes du vent. Les immeubles blancs avec leurs toits en terrasse. Le matin, déjà, sous les premiers assauts de la chaleur, il est impossible d’y demeurer longtemps. Les ruelles commerçantes et leurs couleurs vives, leurs enseignes peintes de teintes crues. Puis, plus près, le quartier gitan, les cubes serrés de ses maisons basses, les trottoirs de ciment sur lesquels, le soir, lorsque la chaleur est tombée, on s’installe pour deviser, boire des rafraîchissements. Et, non loin, les cafés de tapas avec leurs odeurs entêtantes de poulpes frits, ses assiettes chargées d’aceitunas, ses tranches de chorizo, de jamón serrano, ses gambas à la plancha, la fumée des cigarillos, le bruit, le sol jonché de serviettes maculées.

Et, vous observant du plus loin de mon rêve éveillé, il me faudrait encore dire Ronda, cette somptueuse ville blanche perchée sur son éperon de pierre, au-dessus du rio Guadalevin. Dire aussi Cordoue et sa mosquée aux 856 colonnes de granit rouge, de jaspe, de brèche verte, de marbre bleu de Constantinople et de Carthage. Dire l’Alhambra de Grenade, la couleur de sang de ses murs de pisé. Dire l’eau et les fontaines, les massifs de verdure, le labyrinthe des charmilles des Jardins de l’Alcazar. Dire l’indicible car le réel est cet insaisissable dont, toujours nous croyons nous approcher alors qu’il s’écoule entre la résille obstinée de nos doigts sans que nous puissions rien faire pour l’y retenir. Alors ne nous reste plus que la ressource de l’imaginaire, la quadrature ouverte de l’espace du songe, nos pinceaux pour poser sur la toile les traces des émotions, la plume pour encrer les arabesques d’une écriture qui disparaît à mesure qu’elle imprime ses pattes de mouche sur la surface têtue du parchemin ?

Il est très tôt le matin, sur le chemin du retour. Almeria n’est déjà plus qu’un mirage qui se perd dans la brume solaire et les palmiers d’Aguadulce font nager leurs lances vertes quelque part, dans l’air incertain. Le temps est moins chaud qu’à l’aller et le voyage plus agréable. Arrivé à la hauteur de Santa Pola, j’oblique sur la gauche, longe les salines, contemple les taches à peine esquissées des flamants qui semblent flotter au-dessus de l’eau. Puis Elche, son incroyable oasis. Longtemps je déambule au milieu de son océan vert étoilé, de ses bassins d’eau que fouettent des milliers de jets ruisselants, de l’eau verte de sa rivière se frayant un mince canal entre les troncs boueux et filandreux de palmiers séculaires.

Ici, maintenant, le soir tombe et la nuit sera bientôt là avec sa teinte d’encre, sa densité irréductible à la seule volonté que je pourrai opposer à sa survenue. Je le sais, il y aura d’abord comme un ralentissement du temps, une contraction de l’espace et, soudain, tout basculera dans une manière d’incompréhension comme s’il fallait attendre le jour afin qu’une légitimation survînt de cet étrange voyage sans horizon. Entre quatre murs cernés d’ombre et sans possibilité aucune d’y échapper. Là, dans la cellule close, à l’intérieur du cocon de silence, Andalousie, espace de mes rêves, votre effraction sera un pur bonheur. Le voile des chimères se déchirera pour laisser apparaître ce vertige dont, vous seule, du fond de votre mystère, savez saisir les hommes. Il y a toujours, au fin fond de la mémoire, un espace pour les couleurs. Puissent-elles venir et chanter jusqu’au jour !

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commentaires

P
J'apprécie votre blog , je me permet donc de poser un lien vers le mien .. n'hésitez pas à le visiter. <br /> <br /> Cordialement
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