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13 avril 2016 3 13 /04 /avril /2016 07:50
Soledad.

Œuvre : Sandrine Blaisot.

LA SOLITUDE - 40 X 30 CM - 2011.

« Soledad, Soledad », on ne savait d’où venait cette douce modulation, cette trille blanche montant de l’encre de la nuit. Cela flottait infiniment, cela faisait sa trémulation de cigale, cela s’irisait jusqu’aux confins de la terre. « Soledad », comme l’on aurait dit « ciel », « nuage », « pluie d’étoiles » et tout voguait dans l’incertitude, et tout demeurait hors de soi dans une image non préhensible, comme si une possible parution, venant de quelque lointain cosmos, se fût réfugiée dans la toile souple du songe. Sur Terre, les hommes dormaient dans leurs termitières blanches, leurs membres gourds pris dans la glu du non-paraître. Long serait le temps, encore, avant que la conscience ne fasse ses scintillements, ses feux de comète. Les voitures étaient garées près des trottoirs de ciment, leurs feux éteints, pareils à des yeux d’insectes cavernicoles. Les arbres glissaient dans la touffeur de leurs racines. Les herbes tapissaient de leurs rhizomes épais les meutes de sable et de poussière. C’était une longue et arbustive hébétude qui avait envahi le vivant et nul n’existait plus qu’à la manière d’une dérive infinie, étrange « Radeau de la Méduse » flottant entre deux eaux. Sur la plaque sombre de la mer, la brume flottait et l’invisible faisait sa présence cotonneuse alors que les murs verticaux, les dalles rouges des toits se fondaient dans un poème sans nom. Les barques bleues et blanches, les filets de pêche et leurs résilles étroites, l’arrondi des galets, tout cela se donnait à voir identiquement aux nervures des feuilles se découpant sur l’horizon crépusculaire.

« Soledad, Soledad », la petite musique d’aube s’insinuait lentement parmi le peuple des éveillés. Sur la corne levée de l’orycte à la tunique couleur de brique. Le long des larves annelées des hannetons. Sur les brindilles noires des fourmis. Dans les ramures rouillées des chênes-lièges. Dans les labyrinthes tortueux des vieux oliviers. An plein des capsules coniques des eucalyptus. « Soledad, Soledad », comme pour dire au monde la beauté unique de l’exister, le rayonnement de toutes choses dans l’orbe ouvert des vérités. C’était comme une incantation descendant du haut de la garrigue, une rigueur empreinte de vent, une évidence sous le rayonnement solaire qui, bientôt, ferait sa tache grise sur le port, sur la crête ourlée des vagues. « Soledad » était la voix d’un arbre antique qui lançait dans l’éther un genre de supplique à destination des hommes, d’abord, des plantes, des animaux ensuite. Mais surtout à l’intention de celle, élue parmi le peuple des errants sur Terre, qui portait ce beau nom de « Soledad », comme une braise vive fixée sur la falaise du front, un ardent tilak venu dire l’urgence de connaître et de demeurer là, en face de la mer, au-dessus du miroir sombre des lacs, près des hommes à la marche courbe.

Soledad était une jeune fille indéfinie, sans doute aux confins de l’âge nubile, confiée à la grâce de son corps de liane, à la souplesse de ses mouvements, au rythme naturel qui l’adoubait, avec une manière d’évidence heureuse, avec tout ce qui l’entourait, aussi bien le voile de brume, le vol de la mouette, la frondaison verte des pins. Ses yeux étaient le reflet de l’espace, ses joues couleur d’olive le parchemin sur lequel ricochait le temps. Elle glissait dans l’existence avec la grâce du nuage poussé par les lames d’air et personne ne se doutait de sa présence alors qu’elle était partout, aussi bien dans la conscience distraite de ceux, celles, qui dérivaient sans même s’apercevoir que les heures s’écoulaient avec leur bruit de bourdon.

La nuit est encore liée aux collines, attachée aux anses marines, aux lignes bleues des rochers troués de bulles. Le jour est en réserve, loin au-delà du fil de l’horizon, comme un gonflement qui attendrait de paraître, de se libérer de sa gangue d’eau et de pierre. Soledad s’est levée dans le silence des corps et rien ne dérive qu’un long sommeil traversé du rythme lent des étoiles. Un peu d’eau fraîche sur le visage. Le repas frugal d’une pomme acide. Une robe souple, des sandales claires et la marche légère comme celle des gazelles sur le sol de sable. Bientôt, après les derniers cubes blancs des maisons, le chemin de calcaire qui sinue parmi les brindilles claires des genévriers cades, les touffes hirsutes des buis, les hampes grises des asphodèles. Le silence est visible, genre de menhir dressé dans la gemme dense de l’air. Les cigales aux ailes translucides, les couleuvres aux écailles d’acier, les scorpions à la queue en faucille sont au secret et les abeilles dorment dans leurs cellules, parmi les rayons jaunes du miel. Soledad sent en elle, dans le mystère de son jeune corps, le long trajet de la garrigue, les effluves épicés du romarin, les étoilements d’odeurs du serpolet, la rudesse du sol, son empreinte blanche pareille aux dessins complexes des fossiles. Elle fait halte sur le sentier - c’est un rituel inscrit en elle de toute éternité -, là où les falaises dressent leurs hauts murs entaillés de la population clairsemée des chênes verts ; elle entre dans la gorge étroite qui sinue parmi les blocs de rochers, sous la lèvre du sol d’argile brune ; elle retourne à la communion originelle de ses lointains ancêtres avec la grotte, l’abri, le refuge. Elle demeure là, de longs moments, entourée de calme et de solitude, au seul rythme lent de sa respiration, à l’écoulement de son sang dans le pli de ses veines, aux lacs de lymphe qui, déjà, la portent en direction de cette mer que, bientôt, elle retrouvera dans la pure joie.

Puis les marches taillés à même le roc, les garde-fous sculptés dans les branches, juste au-dessus des girations des marmites, meutes de galets en spirale qui habitent le ru desséché, pareil au squelette antédiluvien d’un lointain et inquiétant hôte de la préhistoire. Personne, sauf, parfois, le cri étouffé de quelque oiseau de proie surpris dans son sommeil de plumes. Bientôt, le sol s’aplanit, le chemin prend des allures de sentier muletier, sinon de recueil pour la marche de quelque pèlerin en mal de spiritualité. Tout s’organise sous la figure du cercle, tout fait sens en direction d’une plénitude. Soledad est arrivée dans le cirque de rochers que couronne, tout en haut, vers le ciel teinté d’eau, une ceinture de genévriers déchiquetés par le vent, usés par les grains de pierre ponce de la brume, lavés par les cataractes de la lumière.

Soledad.

Ici, au centre du cirque abrité du monde, se dissimulant au regard des curieux, est le prodige parmi les prodiges, un arbre plus que séculaire, dressé dans la simplicité, figé dans une parole de silence et, pourtant, la tête collée au tronc, dans le trajet laborieux de la sève, on entend, distinctement, cette manière de comptine qui fait son ébruitement de colibri « Soledad, Soledad », comme un vol stationnaire, la plongée du bec courbe et infiniment long dans le nectar intime du monde. La jeune fille demeure longtemps dans la lumière étroite de la clairière et ses yeux parcourent le vieux tronc, ses boursouflures pareilles à des sillons de boue, les failles de son écorce, ses complexités de pachyderme, ses ondoiements de lagune, ses clairs-obscurs de mangrove, ses élancements de palétuviers vers la canopée humaine, la seule à connaître cela qui fait les yeux clairs, l’âme droite, l’esprit infiniment dilaté sur le chant des astres. Alors, après que Soledad a longuement pris acte de ce hiéroglyphe sylvestre, après avoir parcouru les sèmes qui, partout, l’habitent et le font tenir debout, depuis les cordes des racines jusqu’à la confluence des ramures et aux dessins subtils des feuilles, elle redescend vers le lieu des hommes, là où les rumeurs polychromes font leurs infinis carrousels. En elle, en son intime, le vieil arbre continue à parler cette langue que ne perçoivent que ceux, celles, qui interrogent les choses dans la simplicité de leur être. Déjà le village est une ruche bourdonnante, déjà s’affairent sur les places, dans les ruelles tortueuses, sur les dalles de pierre qui regardent la mer, les trajets incessants des existants. Déjà !

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