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26 avril 2015 7 26 /04 /avril /2015 08:36
« Noir outremer ».

« Noir outremer ».

Œuvre : Céline Guiberteau.

Regardant une œuvre, toute œuvre, nous ne sommes nullement dans une virginité de la vision qui la poserait devant nous, l’œuvre, comme la certitude qu’elle est. Nous ne sommes pas une outre vide que l’artiste emplirait à loisir du bout de son pinceau. Nous venons de loin et, afin de poursuivre la métaphore, le récipient dont nous élevons la figure s’est émaillé, au fil du temps, de quantités de percepts, d’affects, de concepts qui font, de leur synthèse, la fibre vive de notre exister. Regardant cet océan de noir de fumée et de blanc de titane, c’est certes de l’océan dont il s’agit, mais bien plutôt de notre océan, celui que nous portons au pli de notre conscience. La nôtre d’abord, celle du monde ensuite. Car il ne saurait y avoir de séparation, de ligne de partage fixant à l’adret les flots tumultueux des mers ; de l’autre, à l’ubac, le mince ruissellement que nous faisons au cours de notre parution mondaine. Le vaste océan nous traverse, tout comme nous le traversons. Il est notre fluide intérieur ; nous sommes sa brume et le mouvement de son flux.

L’océan, cet élément qui nous dépasse du haut de sa royauté, à l’entendre seulement nommer et nous le possédons du-dedans de ce qu’il est, à savoir comme une parcelle du territoire que nous offrons à tout ce qui fourmille et s’anime sur la contrée de la Terre. Classique référence, truisme même que d’énoncer notre propre participation au Grand Tout, perspective du microcosme se fondant et jouant en écho avec le macrocosme, cet universel qui nous fait résonner en tant que singuliers. Car, si les marées et les flux sont multiples, si l’équinoxe les porte à l’amplitude, si la fonte des glaciers-rois les exténue, c’est, à chaque fois, d’un unique dont il s’agit. Unique veut dire, ici, que nul espace ne rétrocède vers l’origine, que nulle temporalité ne s’annule dans une marche à rebours l’installant, à nouveau, sur quelques fonts baptismaux que ce soit. Cette vague que je vois, là, faisant ses gerbes d’écume et ses myriades de bulles parmi le peuple des galets, jamais elle ne trouvera à se ressourcer à la pureté de l’instant. A peine s’est-elle levée, à peine a-t-elle assemblé en elle la puissance fondatrice de l’eau qu’elle est en perte d’elle-même, manière d’affliction que seule une activité de réminiscence portera à la résurrection, soit à se reconnaître elle-même comme ayant eu lieu.

L’océan que nous visons ici, auquel nous accordons quelque coefficient de réalité - il y a toujours dans l’activité humaine, fût-elle artistique, un fond de « mimêsis », d’imitation de la Nature, de référence à une concrétude -, l’océan donc surgit de la toile comme cette nécessité qu’il est, cette parole disant le monde en termes de rythme et de masse, en lexique de vie puisqu’à défaut de sa présence nous ne disserterions pas sur son essence, sur son étendue plénière. Cet océan nous le faisons nôtre, nous le confions à notre sensibilité, à notre imaginaire, à la complexité de notre entendement. Dès lors il ne dépend plus de nous que nous en possédions les clés afin que, maîtres de lui, nous l’agrémentions à notre guise. Tout métabolisme - rencontre d’une œuvre et d’une conscience - s’instaure de lui-même dans la mystérieuse alchimie qu’il délivre à notre insu. Cet océan que, depuis notre première rencontre, nous ne cessons de phagocyter et de porter en nous a progressé à bas bruit, avec ses marées insoupçonnées et ses retraits soudains, avec l’eau lourde de ses abysses et ses dômes de cristal. Qu’en est-il de cette eau primitive que notre âme d’enfant surprit, un jour lointain, derrière l’épaule blonde de la dune avec sa théorie de flots verts et ses franges rayonnant jusqu’à l’horizon du monde ? Pourrions-nous le reconnaître en quelque façon dans la toile dont l’artiste nous fait l’offrande comme partie intégrante de ce qu’elle est, un témoin d’un vécu en rencontrant quantité d’autres ? C’est au confluent de la vision du créateur et de la conscience qui en prend acte que la vraie chose a lieu.

C’est à cette fin que nous disons le titre en modes multiples. L’océan est ce « noir outremer » que l’œuvre porte à sa parution dans une vision singulière du réel. Il est aussi cet « outre-noir » dont nous parle le peintre Soulages en tant que dépassement du réel en direction de cet invisible qu’il est aussi mais que nos yeux inféconds ont du mal à saisir. Enfin, il est notre courbure personnelle à la face de l’événement qu’il suscite et dont nous sommes les porteurs. Parfois l’eau de nos yeux en est-elle le témoignage le plus patent, cette eau salée pareille à Tiamat, cette mère de la mythologie sumérienne dont nous sommes les rejetons insouciants et oublieux alors qu’elle est notre génitrice et la donatrice de vie de tout ce qui, sur Terre, se manifeste. Peut-être n’est-ce que cela, ce réel qui nous cloue à la planche d’entomologiste de l’exister, une simple visée que nous réaménageons constamment, dont nous perdons la trace dans les mailles complexes de la vie. Nous n’en savons plus le chemin. Peut-être que cela !

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Published by Blanc Seing - dans Mydriase

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