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18 juin 2016 6 18 /06 /juin /2016 07:48
De l’âme du bois.

« Manifestation silencieuse ».

Œuvre : Marc Bourlier.

Voici ce qu’était la vie en ce début de III° millénaire : une chose qui échappait, qui dérapait constamment, une image qui fuyait par le trou d’une bonde et l’on n’entendait plus, soudain, qu’un bruit de déglutition, une infinie et laborieuse digestion qui disait l’aporie frappant les hommes de plein fouet, menaçant de les emporter comme un fétu de paille. Cela faisait sa symphonie lugubre dans les caniveaux du monde et, partout, l’on se terrait et partout l’on réduisait sa taille à celle du ciron afin qu’une faucille égarée ne vînt moissonner votre tête ou bien lacérer votre corps et y apposer les stigmates de la furie. Car la communauté des hommes avait sombré dans la folie. Dans les villes, aux angles de verre des rues, dans les labyrinthes de cristal, on avançait pareils à des crabes de palétuviers, yeux exorbités au bout des antennes, progression diagonale de manière à prévenir toute attaque sournoise dont même votre tunique de corail n’eût pu supporter l’imprévisible assaut. Au hasard des avenues, dans la meute végétale des jardins publics, sur les quais de pierre des fleuves, on se baissait et l’on cueillait, ici, un blanc tibia avec des dentelles de peau, là un crâne d’ivoire dont on aurait pu faire un vase où déposer ses objets précieux, là encore un scalp ensanglanté à accrocher à la cimaise de son lit en mémoire de celui qui en porta la fierté arborescente. Sur le bord des trottoirs, à la bouche des soupiraux, venant des grilles d’égouts, ce n’étaient que sanglots étouffés, soupirs, longues lamentations. Parfois, une voix rampait à ras de terre avec des trémolos et de curieux soubresauts pareils à des gesticulations paralytiques. Parfois, dans la perspective ouverte d’une vaste agora, des éclisses d’esprit sautillant sur place, des bribes d’imaginaire, des éclats de songes bleus, des copeaux de conscience, des brisures de sensations qui faisaient leurs chapelets claudicants au milieu d’une manière de chaos originel, comme si une laborieuse cosmogonie n’avait pu accoucher que de moignons et de protubérances diverses, de bubons et de noires scories. C’était à n’y rien comprendre et même un avisé démiurge y eût perdu son latin. Certes, il y avait bien, ici et là, des mécaniciens, des horlogers anthropologues qui revissaient les boulons, assemblaient des clavettes, soudaient pignons et roues dentées mais rien ne tenait plus debout et c’était comme un concert lugubre, une sombre procession de culs-de-jatte et d’hésitants hémiplégiques, de culbutos oscillant sur leur base avec de comiques convulsions. On n’existait plus, on n’échafaudait plus aucun projet, on n’aimait plus l’autre, mais soi exclusivement, on embrassait sa guenille de peau flasque dont on essayait de faire se rejoindre les bords étiques, on n’était plus que cette outre vide dans laquelle soufflait un vent acide et mauvais dont celui de Verlaine ne constituait plus qu’un lointain euphémisme.

Voici ce qu’était la vie en ce début de III° millénaire : une manière de fin du monde, un genre d’immense anastrophe - les millénaristes se réjouissaient, les sectes proliféraient, les barbares enflaient du suc de leur piteuse gloire -, et il n’y avait plus sur Terre que le feu de la désespérance et les impasses d’une tragédie majuscule. Oui, tragédie car même les dieux avaient déserté l’Olympe et leurs yeux s’étaient retournés dans l’enceinte de leurs corps mythologiques, ne visant plus que les fables, les fictions dont, le long moment qu’avait duré la crédulité des hommes, ils avaient profité pour distiller leur ambroisie céleste alors que les pauvres bougres et les nécessiteux crevaient de faim et buvaient une eau délétère dont ils ne sentaient même pas qu’elle était commise à leur propre disparition. C’est toujours ainsi, croire en une divinité, c’est aussi renoncer à soi et accepter de se fondre dans sa propre immanence.

Mais voici, qu’au milieu de ce tohu-bohu en forme de voyage final, quelque part, derrière un repli de terre ou bien, peut-être, dans quelque grotte originelle dont ils avaient fait leur demeure et le sanctuaire de leur foi immédiate, simple comme l’air, mobile comme le vent, heureuse comme la goutte de rosée sur la crosse d’herbe, vivait le Peuple des Silencieux, petites figurines de bois inapparentes, toutes semblables entre elles, car ici, on n’admettait nulle différence qui eût pu discriminer, nulle précellence qui eût hissé sur quelque piédestal un Supérieur toisant un Inférieur. Nul ne sait vraiment comment cette Compagnie Boisée était arrivée là, par quelle décision de quel étrange destin. Avaient-ils échappé à la vindicte des exterminateurs, étaient-ils le fait d’une génération spontanée, résultaient-ils de la vénérable sagesse des arbres, minces et blanches racines échappant au pogrom, à la haine séculaire, à l’immémoriale déraison humaine qui métamorphosait de paisibles individus en hordes sauvages assoiffées de sang ?

Mais peu importaient les causes qui avaient présidé à leur généreuse apparition. Seule comptait l’harmonie de leur assemblée et le bonheur qui rayonnait de cette masse compacte, telle des moules soudées sur leur bouchot, vivant à l’unisson, éprouvant en même temps les frémissements de la joie, les agitations de l’inquiétude, mais aussi le lien indéfectible d’une amitié dont chacun constituait l’une des fibres du rameau terminal. L’un d’entre eux manifestait-il de la tristesse, que tous les autres, rassemblant leurs tiges d’écorce venaient le réconforter et le mettre à l’abri des mauvais coups du sort. Quelqu’un s’affligeait-il d’un revers de fortune - moral, nous voulons dire car ici la richesse matérielle n’avait aucune signification -, qu’aussitôt le groupe ressentant dans sa chair même le désarroi d’une forme siamoise, volait à son secours afin que, soutenu par une générosité partagée, l’infortuné pût retrouver sa sérénité et naviguer de conserve avec l’ensemble de ses coreligionnaires. L’un, plus fragile que les autres, venant à frissonner de fièvre et alors toute la communauté réunie lui apportait chaleur et réconfort. C’était ainsi qu’ils vivaient, dans cette manière de flux et de reflux continu d’une signification partagée, d’un bonheur éprouvé tel l’air d’une symphonie écoutée en commun et rien ne venait jamais obscurcir leur horizon.

Pour autant et malgré l’apparence d’une possible atonie, jamais ils se s’endormaient, jamais ne se dissimulaient dans la touffeur rassurante d’un genre d’inconscience. Ils demeuraient vigilants depuis leur enceinte de bois, ils écoutaient les rumeurs du monde. Parfois, ils entendaient le bruit de fond de l’humanité, ses râles et ses lamentos, ses humeurs chagrines et la violence de leur désespoir. Ils avaient conscience de la fosse commune dont les hommes semblaient avoir fait leur dernier sépulcre, leur ultime profession de foi. Bien sûr ils mesuraient l’ampleur du drame qui se produisait, de manière cyclique, tout au long de l’Histoire avec les gerbes de lumière de civilisations heureuses portant haut le devenir des Existants, mais aussi la confondante précipitation, les ombres denses, l’obscurité dans laquelle ils se ruaient tête la première comme s’il s’agissait, périodiquement, comme sur un antique palimpseste, de recouvrir les traces anciennes, fussent-elles douées de sens, pour y apposer de nouvelles empreintes, fussent-elles la mise en acte d’une insuffisance à être, d’une remise de sa propre effigie à l’oblitération, à la maculation définitive des signes par lesquels les destins humains se justifient comme ce qu’il y a de plus précieux à porter sur les fonts baptismaux d’une vie en train de s’éployer.

En réalité, ces modesties, ces à peine effleurements des choses, ces presque invisibles étaient la figure patente, somme toute exemplaire, rare cependant d’une « Manifestation silencieuse » dont tous, nous devrions tirer la belle leçon comme si ces allégoriques minuscules bouts de bois révélaient du plus loin de leur inapparence ce qui est à y deviner, dans une manière d’oxymore du sens, à savoir que toujours le plus haut langage, tel la poésie, est celui qui ne parle pas mais tire du silence sa force et ses ressources les plus évidentes. Demeurons donc en silence et, un instant, écoutons l’âme du bois. D’elle nous apprendrons beaucoup. Assurément beaucoup !

Voici ce qu’était la vie en ce début de III° millénaire : un silence dont il fallait savoir saisir une parole d’avenir.

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commentaires

B
Merci, Blanc Seing, très beau texte
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B
Merci à vous Marc de me donner des possibilités d'écriture et vos "Petits Boisés' sont si attachants. Amitiés. JP.

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