Portugal, dans la vallée du Douro.
Source : Géo.
Loin, là-bas, autrefois …
Severino ne se souvient plus très bien de son arrivée en France. Il y a si longtemps et la mémoire devient capricieuse, mince filet de fumée se diluant dans la toile unie du temps. Juste quelques images, juste de rapides éclairs faisant leur bruit de comète lointaine. C’est dans le temps d’autrefois alors qu’on émigre en masse pour fuir la misère, les travaux durs qui usent le corps et font le siège de l’âme, la taraudent et alors l’existence devient un fardeau, un boulet que l’on traîne derrière soi. Le paysage du Douro est si beau avec ses collines bleues à l’horizon, ses terrasses qui gravissent la pente en direction d’un ciel si clair que même les oiseaux de mer s’y perdent, simples pointillés que l’air dissout dans une nuée de poussière. « Les travaux et les jours » pareils à une suite de douleurs, de souffrances. D’espérance aussi en des heures meilleures. La course du soleil est au zénith, la lumière flamboie et les yeux disent la peine de se tenir là, tout contre la pente du destin, sur les grandes marches qui escaladent le paysage. Les dieux, au moins, voient-ils la douleur des hommes ? Ont-ils quelque compassion ? Ou bien ne sont-ils que ces personnages mythiques créés par l’homme afin de loger dans l’imaginaire la fenêtre de quelque espoir, ouvrir un huis par lequel échapper à sa condition, devenir libre enfin ? Libre de se lever dès l’aube. De manger à sa faim. De boire à la régalade de longs traits de porto s’écoulant de la calebasse usée, patinée, qui sert de gourde. D’aimer, de trouver une compagne, d’avoir des enfants joyeux de vivre et de gagner leur vie d’une manière enfin devenue réalité. De demeurer sur Terre avec la certitude d’y trouver sa place, d’y creuser le sillon de ses exigences, fussent-elle modestes, humbles.
L’exil.
Quatre heures du matin. Toute la nuit a été agitée. De grandes rafales de vent glissaient le long de la façade, s’insinuaient par les interstices. Les poutres craquaient comme la carène d’un vieux bateau malmené par la violence des flots. Les parents ne dormaient pas. Severino ne dormait pas. Peut-on trouver le sommeil quand on est sur le point de quitter ses racines, de s’abstraire du sol qui vous a fait naître ici, tout près des vignes du Douro, dans la beauté verticale du lieu ? Cela fait de grandes déchirures, cela ouvre de profondes entailles à l’intérieur même du corps et l’on sent comme un étrange battement du côté du cœur et les mares de sang s’agitent comme pour dire la tragédie de l’homme se séparant de son abri originel.
Maintenant on est levés. Les yeux gonflés de sommeil. L’esprit encombré d’une foule d’images. La plage, tout en bas, avec ses galets noirs si beaux, cette pureté d’obsidienne. La place devant la maison. Ses pavés usés qui brillent dans le matin avec de sourds éclats d’étain. La fontaine de pierre sombre, gonflée de bulles, qui chante sous le ruissellement de l’eau. Au bas de l’escalier, dans une presqu’île de clarté, des valises de cuir bouilli sanglées de ceintures. Quelques ballots illisibles. Toute une maigre fortune assemblée dans la tristesse du jour à venir. Tout baigne dans un étrange clair-obscur, tout se révèle entre la vérité et le mensonge. Vérité de se détacher d’un lieu fondateur, mensonge, sans doute, de celui qui se propose comme un substitut, genre de figure tutélaire dont on n’ose même pas évoquer le visage, de peur de s’y perdre, de ne jamais pouvoir s’y retrouver comme celui qu’on est. Longue dérive dans le temps qui tarde à paraître.
L’autobus à l’émail vert, écaillé, serpente parmi les vignes. Des arrêts ici et là pour recueillir des Egarés qui rêvent sinon d’un Eldorado, du moins d’une terre à découvrir qui pansera les plaies, déposera sur les mains calleuses la douceur des jours futurs. Les parents sont assis sur le siège devant celui de Severino. Ils sont silencieux. Leurs faces sont graves, usées d’avoir trop longtemps espéré. Chacun regarde le paysage, archive dans sa mémoire ce qui peut encore y trouver accueil : la perspective d’une terrasse, le toit d’un chai de tuiles rouges, la trace d’une fumée, l’eau argentée du Douro qui fuit, là-bas, dans la première brume. A l’intérieur de sa main fermée, un galet noir que Severino serre, vestige de la plage, souvenir des ricochets qu’il s’amusait à faire, sur la crête souple des vagues. Long voyage entrecoupé de réveils puis de subits endormissements. Parfois les rues encombrées d’une ville, le dos d’une colline, une vallée riante où le soleil dépose ses lumineux ocelles. Puis la Capitale, l’immense ville aux mailles serrées, étouffantes. Un garrot. Puis le bidonville de banlieue où l’on s’entasse, tant bien que mal, dans des cabanes de planches, dans de vieux fourgons transformés en logis. Prétendument provisoires, mais qui durent, tant que la cupidité des Bâtisseurs feint encore d’ignorer cette zone laissée à l’écart du monde.
Presqu’île lusitanienne, ici et maintenant.
Severino est un vieil homme, maintenant. Presque arrivé au terme de la course et le sachant. Parfois, s’éveillant au milieu des siestes quotidiennes, l’illumination de brefs éclairs. Le portrait des parents. Leurs travaux pénibles. Le père maçon usant ses mains sur des chantiers ouverts par de malins spéculateurs. La mère, femme de ménage aux horaires impossibles, au salaire si étroit qu’il faut encore cultiver ses légumes, en faire l’ordinaire et économiser ce que l’on peut en prévision de coups durs. Qui jamais ne manquent d’arriver. Qui rôdent à la manière d’un chien sauvage a l’entour des villes où sont les hommes.
Puis son départ à lui, Severino, pour cette lointaine province du Sud où, au moins, la lumière généreuse du soleil remplace la brume du Nord, son éternelle froidure. Courageux, robuste, le jeune homme trouvera à se faire embaucher facilement dans une briqueterie où l’on fabrique toutes sortes de carrelages, mais aussi des motifs de décoration, quelques fantaisies devant égayer le quotidien. Parfois il évoque ce qu’il n’a guère connu qu’au travers de reproductions dans des livres, ces beaux azulejos qui, autrefois décoraient les palais du Portugal.
Son pays, jamais il ne l’a revu. Peut-être ne l’a-t-il pas souhaité. Qu’aurait-il trouvé de ses traces d’enfance, de ses jeux innocents sur les monceaux de gravier noir qui s’évanouissaient dans la blancheur de l’eau ? Qu’aurait-il reconnu de son ancienne maison dont ses parents s’étaient séparés de manière à améliorer un peu le quotidien, sinon un spectre, sans doute bien autre chose que ce qu’elle avait représenté dans une tête d’enfant ? Le Portugal, ce pays si attachant, subsistait en lui à titre de trace légère, d’empreinte dans une cire devenue amnésique à force d’oubli.
Dans le genre de cabane où , maintenant il s’est retiré - écho du logis parental dans le bidonville -, il a punaisé sur les cloisons de planches, de vieilles photographies : les rives du Douro, les cultures en terrasses, toute une fantasmagorie personnelle, mais aussi des paysages que jamais il ne connaîtra, la belle campagne de l’Alentejo, ses champs de blé blond, ses chênes-lièges à l’écorce couleur de sanguine, ses vignes aux ceps noueux, ses oliviers séculaires, tortueux, traversés par un air pur et léger. Mais aussi les vertigineuses falaises brunes au nord du Cap Saint Vincent, en Algarve, à partir desquelles l’océan laisse percevoir son immensité bleue, promesse d’une infinie liberté pour un regard contemplatif. Parfois, au milieu d’un rêve, surgit cette langue incroyablement chantante, rythmée, joyeuse comme une farandole d’enfants primesautiers. Il en a davantage conservé la mélodie plutôt que l’exercice rigoureux dont se trament les discours. Quelques refrains dans l’antre de la tête. Parfois cette obsessionnelle saudade qui n’en finissait pas de faire ses motifs mélancoliques comme si un vibrant appel se faisait entendre du plus loin de l’espace, du plus étrange du temps. La saudade, ce « manque habité », tel qu’un musicien l’a nommée avec une belle intuition de ce que signifie un état d’âme. Cette chose qui fuit continuellement, identique à une eau de source dont on perçoit le bruit sans jamais pouvoir en identifier l’origine.
Est-ce cela, cette sorte de mal incurable dont le « Lusitanien » est aujourd’hui affecté alors que, seul dans son abri de planches (il n’a eu ni compagne, ni enfant), parfois le vertige d’être le prend et qu’il ne sait plus très bien quelle est sa place sur Terre, si du moins il en possède une, si son statut de perpétuel exilé ne le déporte hors de soi dans un ailleurs innommé dont la forme lui échappe à mesure qu’il essaie d’en saisir les fondements. Il est devenu Celui qui erre continuellement dans son outre de peau devenue inutile, trop grande, pareille à une voile faseyant continuellement sous le vent de l’ennui. Alors il comble les vides. Alors il emplit les failles que les jours, continûment, ouvrent sous ses pieds de marcheur de l’impossible.
Seul, il ne l’est pas totalement. Il a son chien, ce vieux bâtard à la robe grise qui se confond avec le sol de poussière. Fidèle, certes, mais un peu sourd et d’aucune inutilité si, un jour un maraudeur s’essaie à pénétrer dans la minuscule enceinte que rien ne délimite vraiment : un vieux portail rapiécé, une clôture presque factice, un logis qui, pour peu, pourrait s’ouvrir à tous les vents. Non, pas seul. Des poules aussi dans un enclos de grillage de sa fabrication. Symbolique fermeture qui n’effraierait nul renard en manque de gibier. Non, pas seul. Des voisins pas très loin. Un bonjour parfois. Une remarque sur le temps qu’il fait. Jamais sur le temps de la finitude. Le destin est bien assez lourd à porter sans s’inventer des complications supplémentaires.
Grâce à son travail à la tuilerie, à sa vie modeste, quelques économies aidant, il avait pu acheter une maison modeste, cube de ciment blanc aux parements de brique. Mais, maintenant, elle est devenue trop grande, difficile à entretenir, à chauffer. Alors Severino s’est replié dans cet abri qui, autrefois, lui servait d’atelier. Il l’a emménagé sommairement. Un lit, une table de bois blanc, un fourneau, une cheminée qui lui sert à se chauffer, parfois à faire étuver des pommes de terre sous la cendre. Une télévision, seule concession faite à la modernité. Les actualités. Des reportages sur des pays. Combien il est ému lorsque le hasard l’oriente vers ce Portugal devenu mythique à force d’éloignement, de temps décoloré, de mémoire poncée jusqu’à la trame. Verrait-il son village natal qu’il ne le reconnaîtrait pas. Serait ému seulement au simple énoncé de son nom. L’histoire est trop ancienne qui ne s’écrit plus qu’à la façon d’un palimpseste raturé, illisible. Seule en demeure la texture, la forme générale, un nom, un refrain, quelques mots pareils à une comptine d’enfants.
Seul, non, des passants et passantes sur l’ancienne voie ferrée qui longe son terrain, à deux pas de son abri. Les jours de soleil la « Voie Verte » est animée. Severino assis sur un banc à claire-voie regarde les marcheurs, les salue, sourit intérieurement lorsqu’on lui adresse un petit signe de la main. Un jour, une inconnue est venue le voir. Elle avait remarqué des guirlandes de calebasses accrochées sous un toit de tôles. Elle cherchait de la graine, mais aussi des fruits secs afin de les graver, d’y inscrire des motifs. Severino s’est empressé de lui en offrir. C’était un peu un fragment de lui-même dont il faisait l’offrande. Le soleil des kakis brillait dans le vieux plaqueminier au milieu du jardin. Severino est allé chercher une poche, l’a tendue à la passante pour qu’elle en fasse provision. Ce qu’il a à donner ? Ceci : quelques fruits, des calebasses si anciennes qu’elles imitent le bois, parfois la pierre ou bien l’étain. Rien d’autre mais c’est comme s’il offrait cette manière d’enclave lusitanienne dont il est le Robinson alors que les jours coulent sans faire de bruit, que la lumière décroît à l’approche de l’hiver.
Maintenant l’abri de planches et de tôles est fermé. Un filet de fumée monte tout droit dans le crépuscule qui étend sa toile, recouvre la ville de son tissage serré. L’hiver promet d’être rude. Il fera bon, tout contre la cheminée, le chien gris à côté de l’âtre alors que la radio diffusera en sourdine, cette mélancolique saudade, rythme immémorial de la Lusitanie dans sa dérive terrestre. Oui, on sera bien ! Plus rien ne manquera que le rêve qui, bientôt dépliera ses membranes tout contre le front du vieil homme avant que le sommeil ne vienne l’habiter. Quelques étincelles brasillent encore dans l’âtre. La ville est silencieuse. Vénus est tout juste levée qui fait sa braise atténué dans le mystère du ciel.