« Comme dans un songe »
Œuvre : Patrick Geffroy Yorffeg
Le 28 Mars 2008
Toi en attente de la lumière.
Nous venons de passer à « l’heure d’été » et, ironie du sort, c’est la belle langueur d’un hiver mélancolique qui tresse nos jours des cordes de l’ennui. Tu sais combien il est éprouvant d’attendre l’éveil de la saison, d’espérer le rayon de soleil, de guetter le surgissement de la primevère et tout est en repos de soi comme si une hibernation devait succéder à une autre, sans trêve aucune. Alors que ressentir sinon les arpèges sombres d’une monotonie sans fin ? Oui, la poésie résiste à ceci, le dessin, le trait de peinture sur la feuille blanche. Mais encore faut-il dépasser une naturelle inertie, se disposer à trouver dans le gris du temps l’énergie indispensable d’où naîtra une œuvre, fût-elle modeste. Souvent il me prend de rêver à une manière de magie. Voici son être : « Comme dans un songe », les choses font phénomène à la façon d’une simple évidence. Face à moi la densité d’un mur blanc, sa surface légèrement granuleuse, son enduit faiblement teinté d’ivoire, une lumière assourdie le voile à la façon d’un brouillard diaphane. Je n’ai guère d’effort à faire pour exister, pareil à une flamme qui grésillerait au bout de sa mèche sans aucunement se demander la raison de son effusion, la durée de sa clarté, une finalité qui la justifierait. Eclairer pour éclairer avec, pour seule motivation, la puissance de cette tautologie.
En réalité je suis assis sur un fauteuil, dans une pièce à l’allure quasiment monacale, jour ascétique qui entre par une imposte, aucun bruit que celui, régulier, de ma respiration. Mes yeux sont mi-clos afin de laisser filtrer les ondes lumineuses dans la rareté, l’atténuation. Mais sans doute as-tu éprouvé cette impression de flottement à la limite de l’état de veille dont on pourrait dire qu’il est nébuleux, sibyllin, en tout cas saisi de cette belle indistinction qui est la qualité essentielle du tissu onirique. Je crois que, soudain, je mets en place la fantasmagorie de tout artiste, créer à la hauteur de son seul imaginaire sans qu’aucune barrière physique ne vienne s’interposer entre son esprit et l’œuvre qu’il sécrète, telle l’araignée son filin, une toile surgie du néant, étonnante de présence en même temps que réellement insaisissable. Mais ce qui est à voir, je t’en donne ici quelques détails.
Quelques traits au graphite apparaissent, quelques touches de couleur, des rouges bordeaux, brique, amarante ; des jaunes paille en coulures ; des bleus de cobalt et, surtout, des nuances de gris, des noirs profonds ou bien légers. Des noms aussi sur la matité du mur, toute une scripturaire mythologique : PAN - VENUS - ORPHEUS - APOLLO ; des titres d’œuvres, ADONAIS - ANABASIS ; des signatures d’artistes : MALEVITCH - TATLIN ; des inscriptions de lieux, BASSANO IN TEVERINA ; des chiffres 32 10 12, une éphéméride, CT July 1981 et des gribouillis, des griffures, des recouvrements, des biffures de craie grasse. D’ici je comprends ton étonnement. Cette logographie, que te dit-elle, sinon un emmêlement du sens qui ne peut être que confusion et vertige ? Mais je te fournis la clé de l’énigme. Du fond de ma cellule, dans l’aube levante (cette immense vacuité de soi avant que tout ne s’agite), sur le mur fantomatique se dessinaient, comme par magie, les si belles et singulières empreintes inventées par Cy Twombly, ce créateur inclassable, cet enfant prodige, ce scribe appliqué qui, en milliers de signes, fait apparaître le monde en son étrange complexité. Et si mon songe avait convoqué le vocabulaire de Twombly c’était pour dire l’urgence d’une parole dans le fourmillement des choses. Car, vois-tu, il faut sans cesse proférer si l’on veut éviter la désertification, la désertion, l’absence qui, plus que tout, nous réduirait à néant.
« Apollo »
Cy Twombly
Source : ArtsHebdo/Médias
Avec le peintre Américain, c’est tout l’univers du symbole qui se présente, du signal, de la manifestation, du vestige, du geste graphique, de la cicatrice, de la scarification, de l’idéogramme, enfin de tout le génie humain traçant sur la face de la terre le sillage de son être. C’est pour cette raison que toute cette floraison de figures nous interroge car nous sommes immédiatement remis à notre essence : parler, lire, écrire. Nul ne pourrait sortir de cette triple réalité qu’à biffer son propre sceau, à effacer sur le tableau noir sa marque de craie. Aussi bien, Solveig, aurais-je pu citer Henri Michaux, ses dessins au crayon, ses gravures, ses encres. Ou bien encore Zao Wou-Ki, ses lavis discrets qui sont, à proprement parler, des sinogrammes, des hiéroglyphes qui dessinent le pourtour de l’être. De ceci nous ne pouvons sortir. Nous ne sommes qu’assemblage de syllabes, confluence de sons, émergence de graphies.
Ce matin, si je te parle si longuement de toutes ces empreintes, sillons, et autre stigmates, c’est seulement pour introduire le sujet d’une belle photographie qui me paraît aller dans la même direction. Ce qu’il faut faire : se poster à l’angle de la nuit, sous la parcimonieuse lumière de la lune, sous le scintillement voilé des étoiles. Il faut scruter de ses yeux agrandis tout ce qui se présente. Sur la toile nocturne qui ressemble aux représentations ténébreuses d’un Goya, dans sa période des « peintures noires », ces teintes de crypte et de caverne, ces bruns Bismarck, brou de noix, terre d’ombre, sur le fond donc d’une illisible nature se devinent, telles des résilles, des ramures, des hachures, des levées de bitume, des lignes, des saillies, des traînées, des flèches, des javelots, des lances, que sais-je encore, en tout cas une herse, une grille au travers desquelles ne se laissent deviner que de simples indices informels, des genres de pictogrammes dont, à défaut de percer le sens, nous sentons bien qu’il s’agit d’une écriture tâchant de s’extraire d’une illisible gangue qui en retenait la claire dispensation. Tu le sais, Sol, tout est écriture, aussi bien le nuage se reflétant dans l’eau du lac, la fondrière traçant sa gorge dans la boue, les bouleaux de chez toi inscrivant leur destin de cendre sur le crépuscule qui tombe.
Certes cette belle image nous propose un ciel d’hiver ténébreux, de sombres nuées, le faible éclat de la lune, le surgissement d’une neige duveteuse, la pente d’une colline, des troncs d’argent cernés d’ombres fuligineuses. Nous pouvons les identifier, les décrire, fonder, à partir de leur être, une histoire. Mais, en réalité, ce sont des signes qui nous interpellent, requièrent notre attention. Derrière eux le paysage s’efface pour céder la place à quelque chose de plus fondamental, une inquiétude à tout le moins et, peut-être créer les assises de l’angoisse véritable, celle qui ne saurait s’exprimer qu’à la mesure d’une manière d’abstraction. Car alors le bavardage est inutile puisque la finitude ne saurait se présenter qu’en mots simples, concrets, dénués d’ambiguïté.
A défaut de décrire la nature (elle se retire en son sein), nous ne pourrions que formuler les tonalités par lesquelles elle se manifeste, plus à nos affects qu’à notre entendement. Il faudrait avoir recours aux concepts et métaphores dont la psychologie est coutumière. Evoquer, par exemple, la notion « d’inquiétante étrangeté » chère à Freud et de son propre visage qui fuit dans la vitre d’un train ; recourir à l’idée de « complexe de castration » car il nous manquerait « l’objet originaire » de notre désir, à savoir ce monde sur lequel nous projetons nos fantasmes qui, ici, s’absente singulièrement ; ne percevoir que le vaste « inconscient », ses besoins, ses processus complexes, ses pulsions de vie et de mort, enfin tout ce qui, échappant à notre raison, s’annonce en tant que menace. Ce sont ces signaux qui sont prévalents dans cette représentation, ce sont ces archétypes de la psyché qui travaillent en sous-sol, ne livrent que leurs confondantes armatures.
Soudain, c’est comme si mon regard s’était inversé. De ma cellule monacale d’où j’observais le monde grouillant des sèmes, me voici en dehors d’elle, regardé maintenant par le monde. Comprends-moi bien, Sol. Le monde, c'est-à-dire tous ceux qui, voyant cette image, m’observeront à travers la grille des arbres, sur cette plaque de neige qui est peut-être mon dernier refuge. Me voici devenu signe parmi les signes, peut-être une simple griffure sur une toile de Cy Twombly, une éclaboussure d’encre tout au bout du pinceau de Michaux, un tremblant lavis se détachant de la plume de Zao Wou-ki. Comment connaître sa propre sémantique alors que partout, sur la dalle de notre peau, dans le puits noir de nos pupilles, sur la muraille de notre front, au creux de notre ombilic, sur les pieux de nos jambes crépitent les milliers de significations qui font de nous cette levée humaine qui, jamais, n’en a fini de faire l’inventaire du langage insondable, le nôtre, celui de l’univers avec lequel nous avons commerce. Tout est affaire de noir s’inscrivant sur la page blanche. Tout est affaire d’une rayure de neige zébrant l’ombre de l’humus. C’est à ceci à quoi nous devons tâcher de nous atteler en priorité, comprendre et forer le réel jusqu’en son tréfonds. Nous n’avons pas le choix. Il en va de notre propre survie. Nous n’existerons qu’à être des signes doués de raison.
Alors, puisque tout se réduit, en définitive, au tatouage qui orne la peau, puisse ton corps devenir le plus beau des parchemins !