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7 mars 2022 1 07 /03 /mars /2022 21:26
Lichtung

"Lichtung", lavis, Pontivy 2009

Œuvre : Marcel Dupertuis

 

***

 

 

                                                                                             Le 10 Mars 2018

 

 

 

                            Ma Lumineuse.

 

 

   Que je te dise, aujourd’hui est le premier jour après ces rigueurs hivernales où la lumière me visite avec une belle et nouvelle ardeur. Lorsque, ce matin, j’ai poussé mes volets, j’en sentais déjà le flux vibrant tout contre les vitres. C’est un luxe à nul autre pareil que de sortir de l’ombre, de sentir la nature partout présente, disponible, vouée à toutes les floraisons possibles. Eh bien je crois même que les pierres qui parsèment le Causse de leurs éclats blancs se dilataient de l’intérieur. Il me semblait entendre leurs craquements, leurs subites élongations et ceci était d’autant plus réjouissant qu’il semblait n’y avoir nulle limite à leur sortie dans le monde. Oui, elles consentaient à franchir leur propre paroi, à ouvrir leur être, à se mêler à l’arbre, au ruisseau, au vent qui essaime ses écailles  dans ce pays du peu, du rien, souvent de l’inapparent, sauf aux yeux des indigènes qui en connaissent la courbure, parfois les sautes d’humeur lorsque l’orage s’annonce et que le ciel vire au gris. C’est dans ce pli singulier du temps météorologique que trouvent place les photographies les plus esthétiques, les dessins au graphite les plus exacts, les natures mortes à l’encre avec leurs sublimes hachures, leur quadrillages, leurs taches. Vois-tu c’est cette ouverture de l’espace à la manifestation artistique qui constitue l’un des phénomènes les plus émouvants de la rencontre de l’homme avec ceci qui l’accueille afin que, des choses, une parole soit dite. Connais-tu, toi aussi, ce genre de frémissement devant la pullulation des signes ? Car, oui, tout est signe et singulièrement les traces de la lumière au milieu des grains d’argent, les traits du crayon, les arborescences de l’encre qui viennent à nous afin que nous en saisissions la fragile réalité.

   L’arrivée du jour ce matin : une flaque claire dans la nuit, un grésillement presque inaperçu, une vibration à l’orée du bois de chênes-rouvres. C’était comme si, du sein de l’ombreux mystère, un cercle de présence s’était levé qui élargissait son onde, écartait les balais des ajoncs, poussait les épines des genévriers, ménageait sa place dans le concert à peine affirmé du tableau. Sans doute auras-tu pensé à cet espace privilégié de la clairière qui déploie son être au sein de la confusion. Et combien tu auras raison. Tout espace qu’enclot une végétation, qu’enserre une barrière, que délimite un pli de terrain et voici que se donne à voir un lieu de tension des opposés. Tout ce qui contraint et cloître apparaît sous la figure d’une servitude. Tout ce qui tâche de s’en distraire revêt aussitôt le beau visage de la liberté. Constamment, existentiellement, nous vivons sous le régime de cette double contrainte. Où bien nous connaissons l’enfermement, ou bien nous transgressons les obstacles et débouchons dans le vif de l’heure comme si, depuis l’éternité, il nous attendait de manière à ce que nos yeux soient fécondés, ne demeurent infertiles.

   « Clairière », à n’en pas douter l’un des plus beaux mots de notre langue. Et combien l’usage métaphorique de ce terme prend une majestueuse ampleur sous la plume  de Jules Renard dans son Journal : « Penser, c'est chercher des clairières dans une forêt ». Magnifique proximité de notions confluentes, pour ne pas dire synonymes : « Clairière », « Pensée », « Être ». Si être est penser, comment penser sans l’éclaircie ? Ceci est une telle évidence. Sortir de l’ombre et tracer une voie. La sienne propre par laquelle seulement on devient homme afin de correspondre à son destin. Sans doute en es-tu consciente, Solveig, toi qui chemines, solaire - le secret de ton beau prénom -, certains mots portent en eux la marque d’une insigne beauté.

   Ainsi « Lichtung » - qu’on traduit habituellement par « clairière » -,  qui rayonne de lui-même, d’abord en raison de sa consonance germanique, ensuite à la force de ses deux syllabes claires, sans doute devrions-nous dire « cristallines », tellement une pureté s’en dégage, une légèreté y paraît. Mais quelle légèreté, sinon celle de l’être-même, des marcheurs que nous sommes qui, en forêt, ne cherchent jamais que l’espace ouvert de la clairière, le « lieu où se libère, où s'affranchit », nous précise Heidegger dans la Conférence « L'affaire de la pensée »,

« elle octroie la présence-même », précise le philosophe à propos, précisément, de la clairière. Une signification multiple s’y inscrit, celle de lumière, celle de légèreté, d’ouvert surtout dont on peut retrouver le pouvoir de fascination dans les pages de Rainer Maria Rilke. Ouverts en quête d’être sauf que la démarche rilkéenne est d’ordre subjectif, genre de forme « mythopoétique du narcissime moderne », selon les propos de Jean-François Mattéi, alors que pour Heidegger elle est plutôt d’ordre « objectif », l’être étant toujours déjà ouvert, ce qui suppose l’économie d’un passage du dedans à un hypothétique dehors. L’être est toujours auprès des choses, d’autrui, du monde. Mais nous n’épiloguerons nullement sur des notions, à proprement parler, « abyssales ».

   Nous nous en tiendrons à cette idée générale d’ouverture, d’éclaircie, de clairière, de lumière aussi qui en émane, qui s’y déploie, là où seulement il y a de l’être qui se laisse approcher. Non se rendre visible puisque seul l’étant supporte le phénomène en tant que se montrant au regard.  Le Dasein en l’homme se définit en tant que son ouverture aux choses comme telles. Et rien n’en sollicite plus la présence, du Dasein,  que l’œuvre d’art qui, instituant un monde,  fait séjourner dans l’Ouvert de l’étant. Le monde, en tant que clairière, s’ouvre, faisant « ek-sister » le Dasein, c'est-à-dire le tirant hors du néant, de l’obscur, d’une aporie constitutive même  de sa condition.

   Mais tu te seras aperçue combien la pensée circule sur une mince ligne de crête dès l’instant où la lisière même entre la forêt et la trouée devient ce fil ténu qui, à tout instant, menacerait de se rompre. Tout ce long et exigeant prologue pour amener une œuvre de Marcel Dupertuis dont le titre, précisément « Lichtung », contient en sa réserve tout ce qui vient d’être évoqué. Alors la question légitime à se poser maintenant : de quel type d’Ouvert s’agit-il ? Rilkéen, heideggérien ou bien sous la vision d’Henry Maldiney, tant cette notion d’obédience phénoménologique a fait florès. Il en est ainsi des mots dotés d’une certaine originarité - des mots de « naissance » en réalité -, que leur destin se décline nécessairement sous l’amplitude du « poly » : polyphonie, polyrithmie, polymorphie et la liste serait infinie des variations sur le mode du « multi », du « pluri », du « nombreux».

   Sans doute sera-t-il utile de s’orienter également vers une conception maldinienne de ce concept forcément vague. La nature même du mot « ouvrir », son empreinte étymologique dont je citerai trois occurrences suffiront à pointer son infinie polysémie : «faire que ce qui était fermé ne le soit plus» ; «déplacer ce qui empêche le libre passage» ; «donner accès à». Nul commentaire ne pourrait en préciser davantage l’évidente vastitude. A partir d’ici, il conviendra d’emprunter de larges citations d’un article de Jean-Pierre Charcosset, ancien élève de Maldiney, afin de décrypter une pensée majeure dans le domaine de l’art. Qui ne saurait être que le domaine de l’Ouvert.

   Oui, Solveig, certains sujets méritent que l’on s’y penche, puisque parlant de nous, nous ne parlons, de facto, que d’ouverture, d’art, cette dimension quintessenciée en laquelle l’homme-artiste trace la voie d’une possible rencontre : de l’être-homme, de l’être-œuvre. Tout confluant dans le même sens d’une compréhension du monde. Mon propos, immédiatement, fera de l’ouvert cette étendue infiniment plurivoque se déclinant sous quantité de facettes. Tout comme un quartz que la lumière traverse, se diffractant en des milliers de signes dont nous serions bien en peine de faire l’inventaire. Le problème avec de telles notions soumises au « grand écart » conceptuel, c’est de se perdre soi-même dans des corridors qui, plutôt que d’être éclairés, se vêtent d’ombre à mesure qu’on en parcourt les dédales. Ici se pose la question sans doute fondamentale de la manière dont on doit aborder de tels sujets sans courir le risque d’un éparpillement, d’une production d’hypothèses invérifiables.

   Doit-on parler de l’Ouvert selon Rilke, Heidegger, Maldiney, ou bien selon soi ? Peut-être s’agit-il d’en réaliser une synthèse, d’adopter une attitude syncrétique qui emprunte ici une image, là une idée, plus loin une visée esthétique ou bien la pente d’une « vision du monde » ? Lorsque nous émettons un avis, développons une théorie, nécessairement elle ne peut être que nôtre. Qu’elle soit réaménagement d’une conception ancienne, nouvelle mouture provenant d’anciens matériaux recyclés, ceci importe peu. L’essentiel : que ce dépliement de l’Ouvert s’inscrive telle une vérité qui nous est propre, suite d’une intuition authentique, manifestation de ceci même qui nous concerne au plus proche et épouse les contours de notre être. Le plus souvent, et en toute solitude, mes écrits se placent sous le sceau d’une « libre méditation », seule empreinte sous laquelle je puisse  apporter une ouverture qui me soit propre

   Commençons donc, Sol,  par quelques phrases de Matisse (citées par Jean-Pierre Charcosset), relatives à la peinture de Turner :

   « Turner vivait dans une cave. Tous les huit jours, il faisait ouvrir brusquement les volets, et alors quelles incandescences ! Quels éblouissements ! Quelle joaillerie ! »

   Mais, afin de ne demeurer dans l’abstrait, reportons-nous à une toile de Turner, « Tempête de neige en mer ». Comment y inscrire les mots de Matisse, sinon à se livrer à leur commentaire, à entreprendre une brève description phénoménologique ? Pour l’auteur de « La Joie de vivre », l’Ouvert est initialement désocclusion de l’ombre, surgissement dans la lumière. Comme un phénomène d’abord optique, resserrement de la pupille en sa myose, puis brusque éclatement en sa mydriase. Autrement dit Ouverture est d’abord « éblouissement ». Pas seulement physiologique, lié à la sensation mais, sans doute, révélation subite d’une surréalité qui viendrait à la rencontre de l’artiste, phénomène mystérieux, inexplicable, dont le pinceau aurait à connaître de façon à ce que cette lumière vienne frapper la toile, la doter de ce rayonnement sans lequel elle ne serait qu’une anecdote.

Lichtung

« Tempête de neige en mer »

Joseph Mallord William Turner

Source : Wikipédia

 

 

      C’est bien là, du centre de clarté diffusant son onde, que tout s’ordonne et prend sens. L’Ouvert est pareil à un œil qui se trouverait dans l’épaisseur du médium, spiritualisant l’œuvre, l’amenant au paraître alors que tout autour girent des nappes d’ombre aux allures menaçantes. Donc ce phénomène de surgissement est lié à une inquiétude première, à une néantisation toujours possible dont les ténèbres seraient investies depuis la nuit des temps. Immémoriale polémique de l’être et du non-être. La toile ne tient ses ressources que de l’Ouvert, y déploie sa mesure, y inscrit son espace et son temps. « L’incandescence » dont parle Matisse est sustentation de l’œuvre au-dessus de ce qui pourrait bien être sa négation, à savoir que nul regard humain n’en visite la parution. Car voir, fondamentalement, est ouvrir, amener à la présence, connaître ce qui fait face au travers de sa manifestation. Quant à la « joaillerie », Sol, une gemme ne peut briller que délivrée de son obscur filon de terre.

   Mais suivons le décryptage de l’auteur de l’article. Dans « l’ouverture », il aperçoit ce qu’autrefois Maldiney communiquait sous le terme générique de « naissance », qu’il éprouvait selon « les directions significatives de l’habiter », notamment dans le mouvement que suggère le verbe « é-clore » (sortir du clos, du fermé). C’est ce que la poésie de Rilke montrait sous les espèces de la floraison de la rose, dans le chant de l’oiseau comme sortie au plein jour d’une mélodie intérieure. Regardons un extrait du poème « Les Roses » avec la juste vision qui convient à leur ouverture et accentuons-y ce qui est à retenir :

 

« Été: être pour quelques jours

le contemporain des roses ;

respirer ce qui flotte autour

de leurs âmes écloses. »

 

« C’est toi qui prépares en toi

plus que toi, ton ultime essence.

Ce qui sort de toi, ton ultime essence.

Ce qui sort de toi, ce troublant émoi,

c’est ta danse. »

 

   Le mouvement de l’éclosion est danse, mais quelle danse ? « L’ultime essence », « âmes écloses ». Comment pourrait-on mieux signifier l’essentiel en son indicible, l’être en sa pureté originaire ? Ce qui en atteste la présence, non une chose, un pétale, une corolle, mais une mobilité, un geste, l’orbe d’un déploiement. L’être est ceci qui accorde son ton à même son retrait. Jamais nous n’en pouvons saisir que le reflet, l’évanouissement, l’effacement dont tout étant n’est que le visible et préhensible écho.

   L’article, ensuite, cite un texte de Maldiney consacré à la peinture de Tal Coat : « Quand l’épaisseur de la forêt s’entrouvre comme une déchirure de l’espace, l’espace bien tissé de notre attente se déchire aussi en nous. C’est l’instant de la Réalité ».

   Merveilleuses notes du philosophe en charge de nous dire la singulière et inimitable rencontre d’une peinture (d’une œuvre au sens large), avec le Regardant. Sans doute, dans un premier mouvement de notre observation la figure de la toile ne nous fait signe que depuis l’énigme de son opacité. Toute relation est, d’emblée, chargée de cette non-manifestation, tout s’y tient en réserve, rien ne s’y décèle qu’une surface qui, aussi bien, pourrait réverbérer notre être, le renvoyer à « l’in-signifiant », autrement dit à quelque chose privé de langage. Métaphoriquement le sombre de la forêt qui ne livre de sa nature qu’un indéchiffrable hiéroglyphe. Il faudra l’éclair, la déchirure, un genre de foudroiement au terme desquels notre attente (notre angoisse de n’être point comblés), se dissoudra sous le frémissement de la clairière. Quelle clairière, est-on en droit de se demander ? Celle de « la Réalité ». La Majuscule à l’Initiale doit nous alerter. Nous ne sommes nullement en présence d’un simple fait contingent, lequel, en sa nature, aurait pu se produire ou non. Ici est la lumière d’une transcendance, la légèreté (les deux sens de l’ouverture sont présents), au terme desquelles confluent l’être-de-l’homme et l’être-de-l’œuvre. C’est là, au point de fusion que se situe l’évènement-ouvrant. Il n’y en a pas d’autre. L’homme s’ouvre par l’œuvre et ouvre l’œuvre à même sa destinée de Dasein. Être-le-là, c’est fondamentalement être ouvert. Hors ceci la réalité n’est plus humaine, seulement organisme vivant dénué de conscience.

   Alors, sais-tu, Solveig, pour terminer ce tour d’horizon philosophique, une fois encore, nous donnerons la parole à Henri Maldiney dans un de ses plus beaux textes, des plus significatifs sur l’entrecroisement de l’homme et de l’art, là où se donne l’Être sans doute dans une de ses plus hautes acceptions :

   «L’ouverture d’une œuvre d’art est une avec notre ouverture à elle. Elle nous ouvre l’Ouvert, qu’à connaître avec elle nous reconnaissons en nous. De l’Ouvert nous sommes passibles. (…) L’être-œuvre d’une œuvre d’art est une auto-genèse qui ouvre le où de son avoir-lieu. Elle ne s’énonce pas. Elle se montre. Sa signifiance est une avec son apparition. Son épiphanie ne va pas sans l’autophanie de celui en présence duquel elle « s’apparaît ». Surgissant en co-présence, cette œuvre et moi, tous deux uniques, nous nous rencontrons dans le où dont son moment apparitionnel est la révélation… »    (« Ouvrir le Rien »).

   Sans doute l’une des plus belles anthologies au sujet de l’œuvre qu’il nous ait été donné de lire. Tout part de l’œuvre, tout part de l’homme comme si une rencontre au sommet (Henri Maldiney était un alpiniste pratiquant) devait inévitablement avoir lieu. Concomitance des surrections. L’œuvre n’assure sa propre transcendance qu’à faire s’épanouir celle du Regardant. Hommes, nous avons à soutenir l’Ouvert, il en va de « notre salut ». Maldiney, ici, emploie à dessein ce lexique juridique de « passible », lequel semble résonner de consonances théologiques tellement le sens de « peine », de « châtiment » s’y dessine en filigrane. L’être de l’homme « riche en monde » ne saurait se dérober à cette haute tâche de l’Ouvert qu’à y perdre son âme. Il est le seul parmi la multitude qui en connaisse le prix. Ni l’animal, ni la plante ne déclosent leur être avec cette conscience aiguë en vue d’une fin à accomplir. Combien, aussi, ce concept « d’auto-genèse » appliqué à l’œuvre trouve de belles résonances. L’œuvre concourt à sa propre manifestation et c’est seulement en cela qu’elle peut rejoindre le projet d’ouverture de l’homme. Serait-elle inerte, dépourvue de faculté auto-réalisatrice et alors elle demeurerait en silence, au fond de sa terrestre matière sans pouvoir prétendre s’arrimer au ciel qui, seul, peut la délivrer de son originelle pesanteur.

   Superbe intuition dont la force  communique à la chose d’art son exceptionnelle valeur. « Son moment apparitionnel » coïncide avec celui de l’homme toujours déjà ouvert à ce zénith où deux épiphanies se reconnaissent en tant qu’entrée en présence de ce qui toujours se retient, ce ruissellement de l’être dont la « co-présence » témoigne à même cette fusion. L’ombre du matériau a soudain cédé sous la survenue de la clairière. Elle est devenue lumière légère, onde à peine visible mais qui rayonne depuis son intérieur. Un « où » s’est levé qui est cet espace sans lieu mais cependant ontologiquement révélé. Là où il y a art, il y a être. Sans doute ceci est ce qui se rend le plus visible dans le phénomène du face à face. Chaque épiphanie se dévoilant rend possible l’autre. Peut-être le Rien et nullement autre chose. Puisque l’Être est le Rien.

  « Une œuvre, dit Malevitch, doit sortir de rien. Elle ne procède d’aucun étant, même d’un néant étant, mais du rien qu’elle ouvre. Sa manifestation a lieu dans l’ouvert pour autant qu’elle s’ouvre en elle sous la forme du rien. »

   « Ouvrir le rien, l’art nu », tel est le titre de l’un des derniers ouvrages d’Henri Maldiney. « Ouvrir le rien », combien cette formule est ambiguë. Mais comment faire coïncider les mots du langage avec cette impalpable « réalité » de l’art. Toujours se pose le problème de l’adéquation du langage à l’objet auquel il s’applique. Il n’y a nul fac-similé possible qui ferait que l’ordonnancement des mots se superposerait avec exactitude à cette constante fuite de ce qui est à décrire, à penser. Alors, le plus souvent, nous nous saisissons d’un « rien », nous en faisons un sujet sur lequel dissiper notre angoisse. « La nature a horreur du vide » disait Aristote. A « nature » nous pourrions substituer « homme » sans que pour autant notre propos soit celui d’un sophiste. Une incontournable vérité. A voir avec quelle ardeur les plus grands artistes se sont précipités sur les œuvres à réaliser, nous pouvons comprendre combien ils meublaient de « rien » leur solitude existentielle. Œuvrer est méditer sur le rien puisque l’art ne saurait être un objet. Œuvrer : chercher l’éclaircie parmi les ombres. Y aurait-il une autre alternative à cette errance infinie ?

   Sol, tu te demanderas avec raison ce qu’est devenue l’œuvre de Marcel Dupertuis dans ce taillis qui s’est métamorphosé en forêt. Où la clairière ? Où la trouée par laquelle connaître ce simple et beau lavis autrement que parmi des layons qui nous égarent plutôt qu’ils ne conduiraient à la demeure ouverte du sens ? Certes. Le sens est toujours au bout du chemin. Ici peut commencer à s’annoncer avec quelque clarté un lieu signifiant.

 

Lichtung

   Cette œuvre, portons-là à nouveau au regard. Nous ne la verrons plus de la même manière pour la simple raison que toute une constellation de sens est venue en poser le soubassement. A nouveau il faut interroger, se questionner sur cette mystérieuse « Lichtung » dont nous avons fait le centre de notre vision. Une première approche consisterait à en réaliser une lecture formelle, à y deviner, par exemple, un cercle d’arbres en périphérie, lesquels cerneraient une clairière parcourue de sentiers. Une seconde approche y verrait des déclinaisons sur le mode plastique, la densité d’une encre que trouerait un aplat de jaune. Une troisième y inclurait des déterminations visuelles, une zone claire venant buter contre une zone foncée, le tout jouant à la façon de simples contrastes.

   Certes  aucun de ces points de vue ne serait faux, seulement inadéquat à rendre compte de l’œuvre en son essence même. Toutes ces démarches fondées sur la représentation d’une supposée réalité échouent à en saisir la nature. Tracer les traits d’une clairière, celle-ci en devînt-elle évidente, ne suffit pas à délivrer d’emblée sa Lichtung. Car la Lichtung n’est nullement une chose, mais un être. Alors comment faire paraître l’être puisque celui-ci ne saurait se montrer ? Ricocher par l’étant qui, seul peut en dévoiler la présence. La Lichtung ne relève pas d’une simple entreprise de monstration, elle ne peut trouver son fondement qu’à la lumière d’une ontologie. Ce qui veut dire qu’au travers d’un signifiant, ces traits, ces couleurs, ces formes, leurs rapports, leurs dimensions respectives, leur aspect en définitive, se lèvera, soudain, le signifié, l’être dont toutes ces nervures sont les différentes donations dans le monde des apparences, des prédicats concrets.

  

Lichtung

La Montagne Sainte-Victoire

Paul Cézanne

Kunsthaus de Zurich

Source : Wikipédia

 

 

    J’en conviens, Sol, il faut procéder par analogies afin que les choses s’éclairent mutuellement. Prenons le célèbre exemple de la « Montagne Sainte-Victoire » peinte par Cézanne, laquelle a donné  lieu à de savantes herméneutiques. Notre propos sera nécessairement plus modeste. Mais pourquoi donc le peintre a-t-il réalisé près de quatre-vingts œuvres de ce sujet ? Tu auras compris que la thèse psychologique obsessionnelle ne tient guère. L’art n’est jamais obsession mais « mise en œuvre de la vérité », selon la belle expression de Martin Heidegger. Or de lieu de vérité, il n’y a que celui de l’être. Tout le reste n’est qu’affabulation. La Lichtung, dont les déterminations essentielles se rapportent à « lumière, légèreté, ouverture », en quoi est-elle présente dans ce tableau de Cézanne ?

   Reprenons la formule d’Henri Maldiney, dont je reconnais qu’elle sonne à la façon d’une supposée énigme : « L’ouverture d’une œuvre d’art est une avec notre ouverture à elle ».  Cependant l’énigme n’est patente que pour celui aux yeux desquels une ouverture fait défaut. Ceci fait signe en direction du trait éminemment subjectif  qui nous place dans l’œuvre ou bien nous y soustrait. Sans doute est-il nécessaire d’une longue fréquentation  des œuvres de manière à ce que notre familiarité nous ouvre le plain-pied de son accès. Ici nulle intellection ne saurait remplacer l’expérience esthétique unique en son essence.

   « Se laisser saisir par l’œuvre », voici, sans doute, la formulation la plus exacte qui soit. On ne décide nullement de son rayonnement auprès de nous. Elle rayonne ou non. Il n’y a d’autre subterfuge qui y conduirait. Eprouver en son être la Montagne c’est dire ce qu’en nous elle trace, les sillons qu’elle ouvre, l’espace qu’elle introduit dans notre propre chair. Efflorescence à la manière dont l’anémone de mer déplie ses tentacules, la rose épanouit la corolle de ses pétales. Seul le langage métaphorique peut nous tirer de ce mauvais pas car il possède l’épaisseur et le rayonnement de l’image dont notre langage est dépourvu. L’image, en quelque sorte, emplit les interstices laissés vacants par les mots. Tout le monde a éprouvé, un jour où l’autre, la difficulté de rendre compte de la rencontre avec une belle toile, une sculpture, la richesse d’une fresque.

   Dire la Montagne. Les nuages sont hauts, levés dans le ciel. Le ciel glisse derrière les nuages, infinie vibration qui les soutient, les porte au devant d’eux. Où s’arrête le ciel, où commence la montagne ? Tout est si léger dans la confluence des choses, dans l’emmêlement des êtres. Et la lumière, où est-elle la lumière ? Elle naît des choses mêmes, elle est leur nuance, leur dire au plus près d’une naissance, la voix de la nature. Oui, tout naît de soi et y retourne dans la simplicité d’une harmonie. Les boqueteaux, les maisons, les taillis sont tissés d’une identique texture. Tout est à soi et à l’autre. Rien ne se distingue de rien et l’unité partout présente est comme l’intime ruissellement de ce qui est. Une réverbération, un écho, une trille de notes claires qui se donnent sans affairement, sans brisure. Les motifs s’enchâssent les uns les autres et nul ne finit qui ne s’attache à la présence contiguë, la demande, l’attire comme sa propre effusion.

   Appliquer son regard, c’est déjà être soi-même partie prenante, c’est avoir fait le saut de son être à celui de l’œuvre. C’est nous qui espaçons, amenons les blancs, ménageons l’ouverture au gré de laquelle, de la Montagne à Nous, de Nous à la Montagne, la fluence sera inaperçue, simplement une mutuelle diction du monde. Alors le sans-distance s’établit. Dans la parole silencieuse du musée espace et temps ont basculé et les hommes sont loin qui font leur bruit d’orage. Ici est le temps en son origine, l’espace en son épiphanie la plus réelle. Car il y a deux espaces-temps : de la quotidienneté et du hors-mesure. Face à la toile nous produisons un temps singulier, nous déployons un lieu unique. Être-soi, être-œuvre, comment faire la différence ? La ferions-nous et nous serions évincés de la terre de l’œuvre, de son ciel aussi, des polarités au gré desquelles elle se manifeste.

   « Comprendre » l’œuvre c’est au sens premier la « prendre en soi » et la porter au lieu de son être, c'est-à-dire là où, brillant de son pur éclat, nous saisissons soudain ce que veut dire « ouvert, « clairière », « Lichtung », un ultime éblouissement au-delà duquel le Rien reprend en soi cela même qui lui avait échappé, cet être que nous invoquons désespérant de jamais pouvoir en étreindre l’illisible présence. Jamais aussi actuel qu’au moment de son retrait. Nous sommes nous-mêmes des êtres du peu et du tout. Nous sommes oscillations tout comme la Sainte-Victoire se donne dans l’effacement de sa profusion. Toute donation est perte au moment de son geste. Ceci se nomme « beauté ». N’est beau en soi que le rare, le disparaissant, l’ineffable. Quelques éclairs dans le profond des yeux.

  

Lichtung

« Lichtung » de Marcel Dupertuis, en termes plus abstraits, n’en pose pas moins les mêmes exigences que la Sainte-Victoire. L’abstraction n’est que l’affalement de la voile du réel dont il ne demeure que les lignes essentielles à sa compréhension. S’ouvrir en l’œuvre ne consiste nullement à se placer en vis-à-vis dans une relation sujet/objet. Cette attitude trop entachée d’objectité ne fait que réifier, raidir la représentation et la poser en tant qu’un inatteignable possédant son corps propre, son espace/temps, son lexique nécessairement fermé. Regarder « Lichtung » en lui demandant de nous faire le don de sa présence revient à l’investir du centre même de sa clairière, de sa pulpe originaire, ce signifié qu’elle est en son propre, dont elle ne porte au-devant d’elle que son signifiant.

   Pour chacun des Regardants le sens est toujours à redécouvrir à neuf. Chaque jour qui passe. Chaque fois que l’oeuvre est à nouveau rencontrée. Pour la simple raison que le sens est mouvement éternellement recommencé. Toute tentative, telle la lecture de la Thora par les religieux juifs, est réaménagement des significations dans un constant progrès qui en justifie la connaissance. Rien ne se donne d’emblée comme la chose qu’elle est. Tout est infiniment disponible à l’Ouvert, lequel se nomme « liberté ».

 

   Avoue, Solveig, qu’il ne saurait y avoir plus belle « clairière » au terme de notre cheminement.

                                                    

                                                                  Que tes journées soient claires.

 

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